CHAPITRE XLIV. PAS DE TITRE

Le Major, dont le corps, boucané par les intempéries extérieures et l’intempérance intérieure, était solide comme une vieille Ford, reprit ses sens le premier et constata qu’il ne pouvait remuer ni pied ni patte. Il en profita pour gueuler à tue-tête et réveilla Antioche de son sommeil pesant. Antioche était ligoté comme le Major, au moyen de corde à piano en raphia du Japon. Ils en profitèrent pour échanger quelques aphorismes ingénieux sur les femmes et l’amour.

— L’amour, dit Antioche, c’est une drôle de chose.

— Oui, dit le Major. Tu as raison. Je n’y avais jamais pensé.

— Les femmes, dit Antioche, c’est comme les chats.

— Oui, dit le Major, ça crie pendant que ça baise.

— Non, dit Antioche, c’est pas ce que je voulais dire. Je voulais dire que c’est doux superficiellement.

— Comme qui dirait, ça a le poil à l’extérieur, approuva le Major.

— Tout juste, répondit Antioche heureux de constater la compréhension rapide de ses théories.

Cependant, cette intéressante conversation fut arrêtée net par l’apparition d’un personnage hilare en qui les deux amis reconnurent Dunœud. Il tenait à la main une longue corde dont l’extrémité traînait à terre et disparaissait par l’entrebâillement de la porte.

— Ah ! Ah ! chantonna-t-il pendant qu’une lueur de folie brillait dans ses yeux injectés de sérum antirabique de l’institut Pasteur. Vous connaissez le Baron Visi ?

Il tira brutalement sur la corde et un vieillard apparut, drapé dans un péplum à l’antique.

— Papa ! hurla Antioche en se tordant les mains, ce qui était assez difficile à exécuter, rapport aux cordes.

— Oui ! mugit Dunœud. Il n’a pas voulu m’indiquer où était le barbarin ! Le vrai !… Aussi, je vais vous torturer devant ses yeux… sauf s’il accepte de me le donner…

— Misérable pédoncule ! rugit le Major. Que tes entrailles se nouent onze fois et que les chacals dévorent tes fragments putrides ! Tu vas y trouver un os ! Laisse en paix ce malheureux vieillard !

Le Baron Visi se grattait la barbe d’un air absent et semblait parfaitement étranger à la situation.

— Faitement, acquiesça Dunœud… Le laisse en paix. C’est vous que je vais torturer…

Il attacha la corde qui retenait le Baron à l’espagnolette d’une fenêtre en ne laissant au valeureux débris qu’une longueur de cinquante centimètres pour se mouvoir. Le Baron regardait Antioche et de grosses larmes roulaient de ses yeux caves.

Dunœud quitta alors la pièce et on entendit ses pas se diriger vers l’extrémité du couloir.

— Il va dans l’atelier ! souffla le Major. J’ai toujours pensé qu’une chignole constituerait un instrument de supplice assez convenable. J’espère qu’il essaiera d’abord sur toi, conclut-il avec un gros rire.

— Moi aussi, dit Antioche dont l’âme était grande.

Le Major, devant tant d’abnégation, se mit à son tour à pleurer à chaudes larmes, et Antioche, gagné par la contagion, arrosa consciencieusement le sol du produit de ses sanglots.

Le Baron s’agitait maintenant au bout de sa corde en poussant des gémissements déchirants, comme s’il pressentait ce qui allait se passer.

D’ailleurs, à moins d’être sourd, il avait certainement entendu les sinistres menaces de l’infâme Dunœud.

Dunœud, cependant, ne revenait pas.

Soudain, on entendit un bruit formidable. Un avion de chasse piquait à mort sur la maison du Major.

Arrivé a cent mètres au-dessus, il se redressa brusquement tandis qu’un parachute se déployait d’un seul coup. En quelques secondes, le parachutiste atteignit le toit, qu’il traversa sans trop de mal, emporté par la vitesse prodigieuse acquise.

Le Major et Antioche ne se rendaient pas un compte exact de ce qui arrivait. Ils écoutèrent, avec anxiété, le bruit de pas au-dessus de leurs têtes, qui avait succédé au bruit de l’avalanche de tuiles provoquée par la descente inopinée de l’aviateur.

Les pas descendirent l’escalier du second… puis s’éloignèrent vers l’atelier…

Le silence retomba… haché par les sanglots des trois hommes qui pleuraient en même temps sur leurs sorts réciproques…

Alors, Dunœud revint. Tout à sa folie meurtrière, il n’avait rien remarqué. Il tenait un rabot dont la lame, soigneusement affilée, dépassait le bois d’un bon centimètre.

— Qu’est-ce que t’en dis ? Mon Major !… hurla-t-il en passant l’instrument sous le nez du Major.

— Que c’est du cormier !… répondit froidement le Major. Qu’est-ce que tu pensais, infâme con ? Que j’achetais de la camelote ?…

Dunœud, sidéré par la réponse du Major, avait reculé d’un pas… et le Baron Visi se mit à parler d’une voix chevrotante.

— Ne leur fais pas de mal… je te dirai où est le barbarin… dans la boule de l’escalier…

À ce moment précis, une détonation sèche retentit et Popotepec Atlazotl apparut, un pistolet fumant entre les dents. La balle avait traversé l’apophtegme de Dunœud, qui gisait raide mort sur le parquet… ou, tout au moins, qui en avait l’apparence.

Popotepec, avec un sourire à l’adresse de ses deux amis, se pencha sur le corps… Dans un dernier sursaut d’énergie, Dunœud leva le rabot sur sa tête. La lame retomba et pénétra jusqu’au cerveau de l’Aztèque, si volumineux qu’il atteignait la paroi du crâne chez cet individu étrange.

Dunœud retomba, bien mort, cette fois, et la cervelle de Popotepec lui coulait sur la figure en un filet orange.

— Morts tous les deux !… murmura le Major.

Alors, il se rendit compte que la balle qui avait tué Dunœud avait sectionné la corde qui lui attachait les mains.

— Brave Popotepec… dit-il. Sans lui, on était bons comme la laitue…

Il se libéra prestement, coupa les liens d’Antioche avec un canif, et, durant un quart d’heure, ils firent quelques mouvements d’assouplissement.

Puis, oubliant le Baron Visi, ils se précipitèrent dans l’escalier…

La boule dévissée laissa apparaître le précieux barbarin… le vrai, cette fois…

Antioche, se rappelant son père, s’arracha à sa contemplation et se précipita au premier. Quand le Major le rejoignit, il achevait de pendre le Baron dont il avait précipité le corps émacié par la fenêtre. La corde fixée initialement par Dunœud au cou du vieillard, était raide et agitée de faibles soubresauts.

— Comme ça, dit Antioche, on garde le barbarin… et on ne doit rien à personne…

… La Cadillac roulait le long de la côte… Comme ils passaient sur le chemin qui surplombe l’océan… Antioche freina… Le soleil était haut… La mer dansait, toute blanche… Les caillebotis glougloutaient… Le Major ouvrit la portière et descendit… À pas lents, il s’approcha de la falaise, et, d’un coup, lança le barbarin… Très loin… Il disparut sous les vagues, avec un tintina-ploc joyeux… Puis le Major remonta dans la voiture… Antioche embraya, et, dans un ronflement sourdingue, ils disparurent au tournant de la route, mais l’œil de Dieu continuait à les voir…

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