CHAPITRE XXXIX. VOIR LE TITRE PRÉCÉDENT

Ou plutôt, ils eurent l’intention de descendre à la cave. Car le sang du rhizostomus remplissait maintenant l’endroit de sa masse liquide, un peu grumeleuse, et puissamment fétide. Le spectacle désolant du jaconas à demi immergé dans ce jus noirâtre agit profondément sur les sens du Major qui possédait une âme sensible sous des dehors métallisés. Il recula, chancela, et Antioche eut à peine le temps de le rattraper par un bras. Comme le bras tenait bien, la catastrophe fut évitée. Le Major ne savait pas nager dans le sang de rhizostomus.

— Remontons, lui proposa Antioche. Nous irons chercher une pompe pour vider la cave, un maçon pour réparer les murs et un canot automobile pour chercher papa…

— Puisqu’on va vider la cave, protesta le Major, on n’a pas besoin de canot !

— Et pour aller dans l’autre cave, alors ! dit Antioche. Tu penses bien qu’il y a de l’eau. Comment le rhizostomus aurait-il vécu sans eau, céans ?

— La preuve de l’inanité de ton raisonnement est que le rhizomachin est mort, répondit le Major avec une insigne mauvaise foi.

Il remonta, néanmoins, et tous deux se dirigèrent vers la porte basse qu’ils avaient franchie quelques minutes plus tôt avec la Cadillac. Cette dernière attendait toujours dans le couloir.

Il faisait un temps superbe. La pluie tombait à Sceaux, mais pas à Bayonne qui jouit d’un climat plus clément. Les clématites s’acclimatent comme les clémentines sous cette latitude tropico-méditerranéenne balayée sans trêve par les effluves océaniques qui apportent des Canaries un chaud relent de nid douillet. Le soleil tapait dur sur les dalles du port qui s’enfonçait peu à peu… C’était peut-être seulement la marée qui montait.

Des jolis bateaux tout blancs avec des voiles toutes brunes et des marins tout tordus dansaient légèrement sur l’eau verte où les crabes du Japon, sortis des petites boîtes rondes en fer blanc qui sont leur demeure habituelle (avec une étiquette rouge) lutinaient les crabettes indigènes. Il faut un temps exceptionnel pour que les crabes du Japon sortent de leur boîte, et ce seul indice permettra de comprendre qu’il faisait vraiment un temps exceptionnel.

Sur le port, l’animation était faible, et le remue-ménage considérable, car dix-neuf steamers de la P. and O. chassés du golfe de Gascogne par la tempête, avaient cherché refuge dans les eaux plus calmes du bassin à flot. Les passagers descendaient à terre, et, ne trouvant pas de thé, rembarquaient aussitôt, ce qui causait quelque trouble.

Antioche et le Major, en habitués des foules, fendirent la masse compacte des promeneurs à grands coups de cubitus. Ils avaient décidé de se reposer un brin avant d’entreprendre les recherches et voulaient gagner un coin tranquille. Une petite thébaïde, comme disent les Thébains qui s’y connaissent.

Une barque peinte en vert d’eau attira leur attention. Elle avait l’air confortable et sa garniture de coussins en pilou-pilou débourré semblait postuler la faveur d’accueillir leurs séants. Une chaîne pendait à son nez, fixée à un anneau scellé dans le granit pulvérulent des murs de quai.

Un vieux marin belge, à la chevelure hirsute, le corps moulé dans un sac à pommes de terre brodé d’argent fin, somnolait près de là. Un vigoureux coup de pied dans la lèvre supérieure le fit se redresser tout souriant.

— À vendre, ta barque ? fit le Major.

— Carajo ! grogna le Belge. Hasta la vista de mujer con corazón ! Muy bien, señor, dos pesetas…

Le Major, qui parlait belge, comprit parfaitement que l’homme avait vécu longtemps aux États-Unis et lui répondit rapidement dans la même langue.

Il fallut dix bonnes minutes pour conclure le marché et le Major dut lâcher la forte somme. Comme il avait le portefeuille d’Adelphin, il ne fit pas la grimace avant d’avoir vu que celui-ci était vide, ce qui se produisit quelque temps plus tard.

Vautrés sur les coussins de la barque, Antioche et le Major se relayaient à la barre, tandis que la brise enflait la barre. Par prudence ils étaient restés accrochés à l’anneau du mur du quai.

Vers six heures du soir, Antioche mit pied à terre pour aller chercher du mam, qui est une nourriture saine et substantielle, quand il y en a assez. Il devait également rapporter un petit moteur de quarante à cinquante chevaux, car le Major avait peur de voir le vent tomber.

Chez Salomon Kohn, shipchandler, Antioche trouva ce qu’il voulait. Il revint en portant sept kilos de mam et douze bidons d’essence.

Salomon en personne le suivait, portant la motogodille électrique achetée par Antioche pour un prix incroyable de bon marché.

Les trois hommes montèrent l’appareil sur la barque en prenant bien soin de le fixer assez haut pour que l’hélice de bronze, fragile, ne puisse en aucun cas être atteinte par l’eau, susceptible de la rouiller. Puis, Antioche et le Major s’étant concertés d’un clin d’œil, précipitèrent Salomon dans la vase du port car ils voulaient se venger des insultes subies par Napoléon, du fait des Anglais pendant son exil à la Tour de Nesle. L’eau était basse et ils le laissèrent barboter, car il aurait fallu frapper un palan pour l’en retirer, et il est foncièrement injuste de frapper un palan désarmé.

Quand il eut réussi à sortir de l’eau, Antioche et le Major le raillèrent méchamment, et lui apprirent le motif de leur acte.

— Mais je ne suis pas Anglais !… gémit l’autre en retirant de sa poche droite une poignée de ces mollusques bivalves que l’on nomme coquilles de boxeur.

— Alors, dit finement le Major en se fourrant, d’un air ingénu, le doigt dans le nez, pourquoi que vous vous appelez shipchandler ?

— Mais il n’y a pas ça écrit sur ma boutique ! dit le malheureux Kohn. Il y a : Fournitures pour Bateaux…

— Alors, dit le Major, c’est-y un hasard que ça y soye le jour qu’il y a dix-neuf steamers — encore un mot anglais — de la P. and O. dans le port ? C’est-y un hasard que ce jour-là il y ait : Fournitures pour Bateaux ? Pour bateaux anglais, hein ? Salaud !… Vendu !…

— Vous êtes bonapartiste ? interrogea Salomon vivement intéressé.

— Pourquoi ? J’ai pas parlé de Bonaparte ! Et puis, je vous emmerde ! acheva le Major en poussant un ricanement sauvage, fait dont il était assez coutumier.

Salomon n’insista pas, les remercia avec effusion et regagna sa boutique. Antioche et son acolyte mirent tout en ordre, et, sans plus attendre, s’endormirent sous les bancs de nage de la barque, après avoir recouvert celle-ci de la voile rapiécée, pour dérouter les curieux, qui pouvaient ainsi la prendre pour une simple tente de camping.

Загрузка...