11.

Shoshana Glick se réveilla avec Max dans ses bras. Des rayons de lumière dorée filtraient autour des rideaux de leur petite chambre.

Dans les premiers temps, Sho avait fait l’erreur de dire à Maxine qu’elle avait du mal à dormir en contact avec quelqu’un. Les nuits suivantes, Max s’était ostensiblement installée sur le bord du lit, le plus loin possible, alors que Shoshana voulait vraiment apprendre à dormir en tenant quelqu’un dans ses bras, ou dans les bras de quelqu’un… Le problème, c’était qu’elle avait tendance à transpirer dans son sommeil, et que le contact d’une peau collante lui était très désagréable.

Finalement, elles avaient trouvé la solution : il suffisait que l’une des deux mette un tee-shirt pour dormir… et en ce moment, c’était le tour de Shoshana. Son tee-shirt était jaune, avec un portrait du célèbre et regretté Washoe – le premier chimpanzé à avoir appris la langue des signes.

Ce n’était pas pour se vanter, mais Shoshana trouvait qu’elle avait un beau bronzage bien régulier, couleur caramel. Max avait la peau chocolat. Shoshana trouvait le contraste entre leurs corps enlacés vraiment ravissant.

Elle avait bien aimé le film qu’elles avaient regardé la veille au soir, mais Maxine l’avait adoré. Elles avaient entrepris de regarder toute la série de films sur La Planète des singes. Elles avaient commencé quand on avait offert à l’Institut une statue du Législateur. Ces films étaient absurdes du point de vue d’un primatologue – des chimpanzés pacifistes et des gorilles belliqueux, alors que c’était exactement le contraire ! – mais Sho et Maxine avaient été captivées par les histoires, ce qui ne les empêchait pas d’éclater de rire de temps en temps…

Hier soir, elles avaient regardé le quatrième film de la série. Vers le milieu, Max avait demandé à Shoshana de faire une pause, et lui avait déclaré avec enthousiasme que La Conquête de la planète des singes était à l’évidence une parabole sur les émeutes raciales de Watts à Los Angeles, en 1965, à laquelle son grand-père avait participé – ah, il avait même failli y rester ! avait-elle ajouté.

L’une des vedettes du film – qui jouait le rôle d’un humain et non d’un singe – était un Noir du nom de Hari Rhodes, qui, avait déclaré Max, était tellement beau qu’elle regrettait presque de ne pas être hétéro… Il y avait une scène dramatique entre le personnage qu’il incarnait (un homme nommé MacDonald) et le chimpanzé César, qui était le fils de Cornélius et de Zira, les héros des trois premiers films. Dans celui-ci, il menait une révolte des singes opprimés. « Vous, vous devriez particulièrement nous comprendre », disait César à MacDonald. Oui, absolument, avait pensé Shoshana. Si quelqu’un pouvait comprendre la lutte pour l’égalité des droits, c’était bien ceux qui avaient dû eux-mêmes se battre pour l’obtenir…

Elle était d’accord pour dire que c’était un film formidable, bien meilleur que le deuxième, et au moins aussi bon que le troisième. Mais étant donné l’actualité du moment – elles avaient regardé le discours de campagne du Président, insistant sur le besoin de réagir promptement et fermement aux atrocités commises en Chine –, elles avaient été troublées par le monologue de César à la fin :

Il n’y a pas de feu sans fumée. Et dans cette fumée, désormais, mon peuple va se tapir pour conspirer, comploter, et se préparer au jour inévitable de la chute de l’Homme – le jour où il tournera enfin ses effroyables armes de destruction contre sa propre espèce. Le jour où le destin s’écrira dans le ciel, le jour où vos cités seront ensevelies sous des gravats radioactifs ! Le jour où la mer sera morte et la terre un paysage dévasté… et ce jour-là est PROCHE !

Après ça, avait dit Maxine, il était bien difficile de se sentir à l’aise… mais bon, elles y était arrivées. Ah, oui… elles y étaient très bien arrivées…

Max s’agita et ouvrit ses grands yeux bruns. Ses dreadlocks caressaient l’épaule de Shoshana.

— Salut, ma mignonne, murmura-t-elle.

— Salut, toi, répondit Shoshana d’une voix douce. Il est temps d’aller affronter le monde.

Max se blottit contre elle.

— Le monde n’a qu’à se débrouiller tout seul, marmonna-t-elle.

Le mot « week-end » ne faisant pas partie du vocabulaire de Chobo, il ne pouvait pas non plus figurer dans celui de Shoshana.

— Désolée, mon ange. Il faut que j’aille bosser. Max hocha la tête d’un air résigné et fit ce qui était devenu une sorte de rite entre elles depuis qu’elles avaient vu le premier film : elle imita Charlton Heston pour dire :

— J’aimerais t’embrasser une dernière fois. Shoshana fit une grimace et répondit :

— Bon, d’accord – mais tu es tellement laide ! Elles se firent un long baiser, et Max donna une tape sur les fesses de Shoshana quand celle-ci se leva enfin.

Il fallut une heure à Shoshana pour se doucher, s’habiller et se rendre à l’Institut Marcuse, avec une petite halte au 7-à-23 (heureusement, cette fois, il y avait une caissière plus âgée) pour s’acheter un muffin et du café.

Le Dr Marcuse avait un appartement dans San Diego même, mais il dormait généralement à l’Institut qui portait son nom. Acculturer un singe était comme élever un enfant : encore plus qu’un travail à plein temps. Shoshana passa le saluer et prit quelques poignées de raisins secs avant d’aller dire bonjour à Chobo.

Le singe leva la tête à son approche, bien que le vent fût dans le mauvais sens pour lui permettre de capter son odeur. Elle se demandait parfois si sa vue était bonne. Bien sûr, il avait l’air de voir correctement, mais il était impossible de lui faire lire un tableau de lettres. Ce serait pourtant très intéressant de savoir si, dans ses œuvres récentes, il avait simplifié la forme de Shoshana parce que son style était minimaliste, ou si c’était simplement parce qu’il ne distinguait que des taches de couleur.

Bonjour, fit Shoshana par gestes en s’approchant de lui.

Il ne répondit pas, et encore une fois, elle se dit qu’il avait peut-être des problèmes oculaires. Elle attendit d’être à deux mètres de lui pour réessayer. Elle lui parlait souvent par signes à cette distance, et il n’avait jamais eu aucun mal à la comprendre.

Mais il n’y eut toujours pas de réponse.

Un petit oiseau sautillait sur la pelouse, aussi indifférent aux deux primates que ses ancêtres dinosauriens avaient pu l’être avec les mammifères autrefois. Chobo regarda le volatile d’un air renfrogné.

Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Shoshana.

D’habitude, Chobo se précipitait pour la serrer dans ses bras. De fait, la plupart du temps, il accourait à quatre pattes. Mais aujourd’hui, il se contentait de rester assis sans rien dire. Cela lui arrivait pendant les plus chaudes après-midi d’été, mais c’était aujourd’hui le 6 octobre, et ce n’était encore que le matin.

Chobo malade ? demanda Shoshana.

Il retira sa main de sous son menton comme s’il allait s’en servir pour répondre, mais il la laissa retomber mollement.

Shoshana lui tendit un petit sac en plastique contenant quelques raisins secs – c’était plus économique d’en acheter une grande boîte, mais si elle les lui donnait comme ça, il voudrait tous les manger d’un coup. Friandise ? proposa-t-elle.

En général, il tendait ses longs doigts, paume en l’air, mais cette fois-ci, il se contenta de changer de position, et quand Shoshana ouvrit le sac, il le lui arracha vivement des mains.

Non ! fit Shoshana. Vilain ! Vilain !

Il eut l’air contrit un instant, et il écarta ses longs bras, le sac toujours agrippé dans sa main gauche, comme pour lui proposer de l’embrasser. Elle s’approcha de lui en souriant, et il tendit l’autre main pour la poser sur sa nuque, et…

Et il tira brutalement sur sa queue-de-cheval.

Aie ! s’écria-t-elle en faisant un bond en arrière. (Les mains sur les hanches, elle regarda le singe d’un air sévère.) Vilain Chobo, dit-elle en le grondant à voix haute (ce qu’elle ne faisait que quand elle était vraiment en colère après lui). Vilain, vilain Chobo !

Il émit un cri aigu et s’enfuit, s’aidant d’une main pour se propulser sur l’herbe tandis que de l’autre il tenait toujours le sac de raisins secs.

Shoshana se tâta délicatement la tête. Quand elle regarda sa main, elle vit qu’elle était tachée de sang.

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