12.

Caitlin pressa le bouton de son œilPod pour revenir au mode simplex. Les droites brillantes du webspace furent remplacées par ce qu’elle avait appelé la « mondovision » – la réalité qu’elle partageait avec le reste de l’humanité et qui, en ce moment, consistait en sa chambre aux murs bleus et la gamme de couleurs des feuilles d’automne visibles par la fenêtre.

Sa mère vint la rejoindre. Des lettres bleues brillaient dans la fenêtre de messagerie : Merci, Caitlin !

Caitlin répondit : Ouf ! Il n’y a pas de quoi ! Ça va, tu es OK, maintenant ?

Oui, je crois.

Ne recommence jamais ça. N’essaie pas de faire du multitâche, ou de créer des liens multiples.

Je ne le ferai plus. Mais j’aimerais comprendre pourquoi ça n’a pas marché.

Moi aussi, tapa Caitlin – mais sa mère intervint plus fermement, à voix haute :

— Bon sang, mais qu’est-ce qui s’est passé ? Kuroda était resté en ligne.

— Comme l’a dit mademoiselle Caitlin, il était en mode multitâche.

— Et alors ? répliqua sa mère. Les ordinateurs font ça tout le temps.

— Pardonnez-moi, Barbara, mais premièrement, Webmind n’est pas un ordinateur, et deuxièmement, non, les ordinateurs ne font pas ça du tout.

Le Dr Kuroda est en train d’expliquer, dit Caitlin à Webmind. Là – je vais te transcrire ce qu’il dit.

— Un ordinateur classique, poursuivit Kuroda, semble faire plusieurs choses à la fois, mais ce n’est qu’une illusion due à sa rapidité fantastique. Jusqu’à récemment encore, peu d’ordinateurs possédaient plus d’un processeur, et ce processeur unique ne pouvait faire tourner qu’un programme à la fois. Afin de donner cette impression de multitâche, le processeur basculait rapidement d’un programme à un autre, en consacrant de petites tranches de temps successivement à chacun, mais en aucun cas il ne faisait plusieurs choses simultanément.

Caitlin était capable de taper très vite. C’était ainsi qu’elle prenait des notes au lycée pendant les cours. Elle n’avait donc aucun mal à transcrire les propos de Kuroda à l’intention de Webmind, quitte à faire de petites omissions de temps en temps.

Il poursuivit :

— Les ordinateurs plus modernes sont équipés de processeurs multicœur ou de multiprocesseurs qui peuvent, de façon très limitée, effectuer plus d’une tâche à la fois… à condition que les programmes aient été écrits pour tirer parti de cet avantage, ce qui n’est pas souvent le cas. Mais les ordinateurs sont bêtes comme leurs pieds, si j’ose dire : ils ne pensent pas, et ils ne sont pas conscients. Et la conscience, voyez-vous – et je le dis délibérément :voyez-vous – est incompatible avec le multitâche.

La mère de Caitlin alla s’asseoir dans le fauteuil.

— Comment cela ? demanda-t-elle.

— Je consacre mes recherches à la vision, dit Kuroda, et mon opinion sur ce sujet est donc peut-être un peu biaisée. (Son ton changea alors, comme s’il marchait soudain sur des œufs.) Je sais que vous êtes américaines, et que, hem… que vous êtes originaires du Sud des États-Unis, c’est bien cela ?

Caitlin s’arrêta de taper, juste le temps de dire :

— Touche pas au Texas, étranger…

— Heu, croyez-vous… croyez-vous à la théorie de l’évolution ?

Sa mère et elle éclatèrent de rire.

— Oui, bien sûr, dit sa mère. Kuroda parut soulagé.

— Bien, très bien, je… Veuillez me pardonner. J’ai bien conscience qu’ici, au Japon, nous nous faisons peut-être une idée fausse de l’Amérique. Vous savez donc que nous avons évolué à partir des poissons ?

— Oui, fit Caitlin avant de se remettre à taper de plus belle.

— Eh bien, dit Kuroda, considérons ce poisson ancestral : il possédait deux yeux, un de chaque côté de la tête. Il avait donc deux champs de vision distincts – qui ne se chevauchaient pas du tout. Il avait simultanément deux perspectives différentes sur le monde qui l’entourait, vous êtes d’accord ?

— Oui, fit la mère de Caitlin.

— À un moment donné, poursuivit Kuroda, l’évolution a décidé qu’il était préférable de faire se chevaucher ces deux champs de vision, car cela permettait de percevoir la profondeur. Avant cela, notre ancêtre poisson était bien obligé de supposer que, lorsque deux autres poissons apparaissaient devant lui, le plus gros des deux devait être le plus proche. Mais en fait, le plus gros était peut-être effectivement plus gros, mais aussi plus loin. Le plus petit pouvait être plus près, et s’apprêter à l’avaler tout cru. Quand ce poisson a évolué en une sorte de reptile pseudomammifère, il possédait ce mode de chevauchement lui permettant de percevoir la profondeur de champ. Et même si cela entraînait un certain rétrécissement de l’angle de vision, les avantages contrebalançaient nettement cet inconvénient.

— Attendez une seconde, dit Caitlin. Je transcris ce que vous dites pour Webmind… voilà, merci, c’est bon.

— L’apparition de cette vision stéréoscopique, reprit Kuroda, entraîna la naissance du concept de regarder ceci plutôt que cela, de pouvoir promener son regard et concentrer son attention. Les termes que nous utilisons pour décrire la conscience proviennent directement de cette aptitude : attention, perspective, point de vue, concentration.

Caitlin s’arrêta un instant de taper pour repenser à ce livre qu’elle avait récemment lu sur les conseils du père de Bashira : La Naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit, de Julian Jaynes. Ce n’était pas exactement la même argumentation, mais cela menait à la même conclusion : tant que toute la pensée n’était pas totalement intégrée – tant qu’il y avait plus d’un point de vue – la véritable conscience ne pouvait pas exister.

Kuroda avait sans doute eu la même idée, car il ajouta :

— En fait, bien que notre cerveau comporte deux hémisphères, ceux-ci font tout ce qu’ils peuvent pour condenser nos pensées sous une seule perspective. Vous savez ce qu’on dit : l’hémisphère gauche est le siège de la pensée analytique, logique, tandis que le droit traite des aspects artistiques et émotionnels, n’est-ce pas ?

« Oui » et « D’accord », dirent simultanément Caitlin et sa mère.

— Pardonnez-moi, mademoiselle Caitlin, je sais que vous ne voyez que d’un œil, mais vous, Barbara, si vous lisiez un texte seulement avec l’œil gauche, ne devriez-vous pas avoir une réaction analytique, tandis qu’avec uniquement l’œil droit, vous vous attendriez à ce qu’elle soit plus émotive ? Ne faudrait-il pas donner à nos étudiants un bandeau de pirate, pour qu’ils se cachent l’œil gauche ou l’œil droit selon qu’ils lisent un roman ou un ouvrage de physique ?

Caitlin réfléchit un instant. Elle avait demandé à Kuroda pourquoi il avait choisi de lui installer son implant derrière la rétine de l’œil gauche plutôt que celle du droit. Il avait plaisanté en répondant que c’était l’œil gauche de Steve Austin qui avait été remplacé par une prothèse bionique… Elle avait été obligée de recourir à Google pour comprendre à quoi il faisait allusion.

— Mais nous ne le faisons pas, poursuivit Kuroda. Nous ne donnons pas de bandeau à nos étudiants parce que notre cerveau réagit exactement de la même façon quel que soit l’œil dont nous nous servons. En réalité, notre nerf optique gauche n’alimente pas seulement l’hémisphère gauche, et il en va de même pour l’œil droit avec l’hémisphère droit. Chaque nerf optique se divise en deux au centre du cerveau, dans le chiasme optique, et c’est ce qu’on appelle une décussation partielle. La moitié du signal reçu par l’œil gauche va dans l’hémisphère gauche tandis que l’autre moitié est transmise à l’hémisphère droit. C’est un câblage terriblement complexe, et l’évolution ne fait pas des choses complexes si elles ne procurent pas un avantage pour la survie.

Il s’arrêta un instant, comme s’il attendait que Caitlin ou sa mère lui demandent de quel avantage il pouvait bien s’agir. Finalement, il reprit d’un ton triomphant :

— Et cet avantage doit certainement être la conscience, l’unification de l’alimentation sensorielle afin de produire une seule perspective, un point de vue unique.

— Mais je suis aveugle de naissance, protesta Caitlin en laissant ses doigts se reposer un instant. Et j’ai été consciente toute ma vie sans avoir besoin de répartir ma vision entre mes deux hémisphères.

— C’est vrai, mais votre cerveau a néanmoins été câblé pour cela. Souvenez-vous, j’ai examiné vos IRM – vous avez un cerveau parfaitement normal. Votre seul problème se situait au niveau de la rétine. Quoi qu’il en soit, poursuivit-il (et Caitlin se remit au travail), l’évolution a fait en sorte que nous n’ayons qu’une seule perspective, un seul point de vue. Un oiseau ne peut pas voler à gauche et à droite en même temps. Une personne ne peut pas penser à deux choses à la fois. La conscience est singulière. C’est cogito ergo sum, « je pense, donc je suis », et non cogitamus ergo sumus – ce n’est pas « nous pensons, donc nous sommes ». Même dans le cas d’un corpus callusum sectionné, le cerveau conserve cette perspective unique. Encore une fois, l’évolution a fait en sorte que notre conscience unitaire puisse survivre à un événement aussi dramatique que la coupure du canal de communication principal entre les hémisphères.

La mère de Caitlin le regarda sans rien dire. Le Dr Kuroda reprit :

— Et cette perspective directionnelle ne fait pas que donner naissance à notre conscience. Elle nous permet également de percevoir que d’autres en ont également une. C’est ce qu’on appelle la théorie de l’esprit : le fait de reconnaître que les autres peuvent avoir des croyances, des désirs et des intentions qui leur sont propres, et qui peuvent être différentes des nôtres. Et là encore, cela vient du fait qu’on a un point de vue unique.

— Comment cela ? demanda la mère de Caitlin.

— C’est seulement parce que vous avez une perspective limitée que vous comprenez que la personne en face de vous doit voir quelque chose de complètement différent. Êtes-vous dans la chambre de mademoiselle Caitlin, en ce moment ?

— Oui.

— Eh bien, si nous y étions face à face, vous pourriez voir la fenêtre et le mondé extérieur, par exemple, tandis que je verrais la porte et le couloir. Non seulement nous voyons des choses complètement différentes, mais vous le comprenez. Votre perspective limitée vous permet de savoir que mon point de vue est différent. Et ce sont encore les mêmes termes qui reviennent : perspective, point de vue ! La pensée et la vision sont inexorablement connectées dans notre cerveau.

— Que dire des non-voyants, alors ? demanda Caitlin en faisant une nouvelle pause.

— Encore une fois, vous n’avez pas vraiment besoin de voir, il suffit que l’infrastructure neuronale soit établie pour fournir un seul point de vue. (Il réfléchit un instant.) Tenez, si le fait d’avoir des yeux derrière la tête était vraiment une amélioration, nous en serions dotés. Il arrive que des mutants naissent avec des yeux supplémentaires, et il a dû y en avoir tout au long de l’histoire des vertébrés – et si cela leur avait procuré un avantage pour survivre, la mutation se serait répandue. Mais tel n’a pas été le cas. Avoir un seul point de vue – c’est-à-dire posséder la conscience et être capable de comprendre que le prédateur ne voit pas la même chose que vous –, voilà un avantage bien supérieur au fait de voir des choses s’approcher derrière son dos.

Caitlin se débattit avec les implications, mais c’est sa mère qui réagit la première :

— Et Webmind voit à travers l’œil de Caitlin, n’est-ce pas ? Caitlin constitue sa fenêtre sur notre monde.

Caitlin baissa les yeux, flattée mais aussi gênée que la conversation se porte tout à coup sur elle, et…

Et elle vit ce que Webmind avait écrit à la fin de la transcription des commentaires de Kuroda, en lettre d’un bleu magnifique : Tu m’as vraiment sorti des ténèbres. Tu m’as donné la perspective et le point de vue et la concentration dont j’avais besoin pour devenir vraiment conscient. Sans toi, je n’existerais pas.

Caitlin releva la tête et se permit un grand sourire de satisfaction.

— Vive moi ! s’écria-t-elle.

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