16.

Bashira partit vers quatre heures. Après l’avoir raccompagnée jusqu’à la porte, Caitlin remonta dans le bureau de sa mère, toujours occupée à bavarder avec Webmind.

— Alors, dit Caitlin, comment va-t-il ?

— Le Président ? demanda innocemment sa mère. Le professeur Hawking ?

— Maman !

— Excuse-moi, ma chérie, dit sa mère en souriant. Il va très bien. Il semble être complètement rétabli. Ah, et il espère que tu vas bien aimer les Harry Potter.

Caitlin fut vraiment surprise. Bien sûr, Webmind voyait tout ce qu’elle voyait – mais l’idée qu’il puisse en discuter avec sa mère était pour le moins déconcertante ! Il faudrait qu’elle lui en touche deux mots en particulier.

— Laisse-moi encore une minute, dit sa mère, et tu pourras récupérer ton ordinateur. Je voudrais finir ce qu’on a en cours. Nous parlons des luttes politiques internes dans le milieu universitaire, tu imagines un peu ?

— Pas de problème, dit Caitlin.

Elle retourna dans sa chambre et s’allongea sur son lit. Elle bascula son œilPod en mode duplex et croisa les mains derrière sa nuque pour se laisser engloutir par les merveilles du webspace. À part le bruit du clavier de sa mère, elle était totalement coupée du monde extérieur.

Il y avait de la perfection dans cet univers : la perfection d’Euclide, de la géométrie, des lignes droites et des cercles parfaits.

— Maman ?

Une voix reliant les deux réalités :

— Oui, ma chérie ?

— Tout le monde ne va pas forcément aimer Webmind, n’est-ce pas ? Je veux dire, si le public apprend son existence.

Elle entendit sa mère soupirer.

— Non, probablement pas.

— Ils vont le comparer à Big Brother, hein, c’est ça ?

— Oui, c’est sûr que des gens vont le dire.

— Mais c’est nous qui guidons son développement – toi, moi, le Dr Kuroda, papa. Est-ce qu’on ne peut pas s’assurer qu’il va devenir, tu sais, quelqu’un de bien ?

— S’en assurer ? dit sa mère. Je ne pense pas – pas plus que des parents ne peuvent s’assurer que leur enfant tournera bien. Mais on peut faire tout notre possible. (Elle s’interrompit un instant.) Et quelquefois, ça se passe très bien.


Tony Moretti et Peyton Hume étaient retournés dans le bureau de Tony. Le colonel carburait au café noir pour tenir le coup, tandis que Tony venait de vider une bouteille de Coca. La secrétaire d’État était de nouveau en ligne, toujours à Milan.

— Ainsi donc, dit-elle, cette chose s’appelle Webmind ?

— C’est ainsi que la petite Decter en parle, c’est exact, dit Hume.

— Nous ne pouvons pas l’appeler comme ça, dit Tony. Nous devrions lui donner un nom de code, au cas où nos propres communications futures se trouveraient compromises.

— Dommage que « Renégat » soit déjà pris, dit Hume avec un petit rire.

Renégat était le nom attribué par les services secrets au président actuel. Celui de la secrétaire d’État – qui datait de son époque à la Maison-Blanche – était Evergreen.

— Appelons-le « Exponentiel », proposa Hume après un instant de réflexion.

— Très bien, dit la Secrétaire. Et qu’avez-vous pu déterminer pour l’instant ? Exponentiel a-t-il une localisation spécifique ?

— Non, pour autant qu’on puisse en juger, dit Tony. Notre hypothèse de travail est maintenant qu’il est distribué à travers l’Internet.

— Eh bien, dit la Secrétaire, s’il n’existe aucune preuve qu’Exponentiel soit situé ou concentré sur le territoire américain, ni à l’intérieur d’un pays ennemi, avons-nous – je veux dire le gouvernement américain – vraiment le droit de l’éradiquer ?

La voix du colonel Hume était très respectueuse.

— Si je peux me permettre, madame la Secrétaire, nous en avons plus que le droit – nous en avons le devoir.

— Comment cela ?

— Eh bien, techniquement parlant, on pourrait plaider que le World Wide Web est une invention européenne – après tout, il est né au CERN –, mais l’Internet, qui sous-tend le Web, est indéniablement une invention américaine. C’est nous qui avons conçu sa structure décentralisée, qui lui permettrait de survivre même à une frappe nucléaire simultanée contre plusieurs de nos grandes villes. Le fait que ce foutu machin n’ait pas d’interrupteur permettant de l’arrêter résulte donc de cette conception américaine. D’une façon très réelle, la crise actuelle a une cause américaine, et elle nécessite une solution également américaine – et vite.


À 19:30 le samedi soir – ce qui correspondait à dimanche matin 9:30 à Tokyo –, le Dr Kuroda revint en ligne. Il dit qu’il espérait qu’avant la fin de la journée, il aurait réussi à mettre en place les codecs nécessaires à Webmind pour regarder des vidéos.

Cela fit penser à Caitlin que son père et elle avaient prévu de regarder un film ensemble pour fêter son anniversaire. Ce projet pouvait peut-être paraître bien superficiel dans les circonstances présentes, mais elle commençait vraiment à être épuisée de bavarder avec Webmind.

Dans une session normale d’IM, il y avait des délais pouvant aller jusqu’à quelques minutes entre l’envoi d’un message et la réception de la réponse, le temps pour l’interlocuteur de réfléchir ou même de faire autre chose. Mais là, dès qu’elle appuyait sur la touche Entrée… boum ! la réponse de Webmind s’affichait aussitôt à l’écran. Elle avait vraiment besoin de faire une pause. Ces conversations étaient comme un interrogatoire marathon. Et puis, il n’était pas si facile que ça de modifier l’emploi du temps de son père, sans compter que, de toute façon, sa mère allait passer sa soirée à travailler avec Webmind en compagnie du Dr Kuroda.

Son père n’était pas vraiment à l’aise dans la foule… et Caitlin savait qu’il était hors de question de lui demander de l’emmener au cinéma. Mais ses parents avaient un écran plat de soixante pouces fixé au mur du salon, et ça devrait largement suffire.

Caitlin appréciait beaucoup cette symétrie : elle allait voir un film pour la première fois de sa vie au moment même où Webmind, grâce au Dr Kuroda, allait goûter pour la première fois aux vidéos en ligne.

Le professeur Hawking souffrait du décalage horaire, et de toute façon sa santé ne lui permettait pas de travailler bien longtemps. Le père de Caitlin était donc rentré à la maison une heure plus tôt. De bien des façons, c’était le parfait geek matheux. Il possédait toute une collection de DVD et de Blu-ray de SF, qu’il affirmait avoir presque tous vus, mais Caitlin avait été surprise de voir qu’un grand nombre étaient encore dans leur emballage d’origine.

— Pourquoi les as-tu achetés, lui demanda-t-elle, si tu n’avais pas l’intention de les regarder ?

Il contempla un instant les étagères sur lesquelles les films étaient alignés, et sembla réfléchir à la question.

— Mon enfance était à vendre, dit-il enfin, et je l’ai donc achetée.

C’était un sentiment qu’elle comprenait. Il y avait eu des livres en braille, comme Dieu tu es là ? C’est moi, Margaret et Le Hobbit, qu’elle avait encore plaisir à posséder bien qu’elle ne les ait pas relus depuis bien des années.

— À toi de choisir, dit son père.

— Je n’ai vraiment aucune idée, répondit Caitlin. Il y en a un que tu aimais particulièrement, quand tu avais mon âge ?

Son père tendit aussitôt la main vers un boîtier sur l’étagère du bas.

— Celui-là, dit-il, est sorti l’année de mes seize ans.

Il le lui montra, et elle s’efforça de distinguer la couverture. Comme elle ne voyait que d’un œil, les images plates ne présentaient pas de difficultés particulières : celle-ci montrait deux adolescents, un garçon et une fille, regardant ce qui devait être un très ancien écran d’ordinateur légèrement bombé. Elle essaya de déchiffrer le titre :

— W, a, hem, r, c…

— C’est un G, rectifia son père. WarGames.

— Ça parle de quoi ?

— C’est une histoire de génie de l’informatique, de hacker.

— C’est cette fille ? demanda Caitlin tout excitée.

— Non. Elle, c’est Ally Sheedy. Elle est là pour le côté romantique.

— Ah…

— Le hacker, c’est le garçon, Matthew Broderick.

— Il a épousé Sarah Jessica Parker, dit Caitlin en regardant de plus près son visage.

— Qui est-ce ? demanda son père.

Hésitant à avouer qu’elle connaissait bien Sex and the City, Caitlin dit simplement :

— Oh, c’est une actrice. (Puis elle ajouta :) D’accord, on va regarder ça.

Mais là, elle réfléchit un instant. Son père avait horreur que sa mère parle pendant qu’il regardait la télé.

— Heu, j’aurai peut-être des questions à te poser, tu sais, sur ce qui se passe à l’écran.

Il y avait encore tellement de choses qu’elle n’avait jamais vues.

— Pas de problème, dit son père.

Caitlin eut envie de l’embrasser, mais elle se retint. Elle s’installa sur le canapé tandis que son père introduisait le disque dans ce qui devait être un lecteur de Blu-ray. Il vint la rejoindre, et elle fut heureuse de constater qu’il ne s’asseyait pas tout à fait à l’autre bout.

Elle fut étonnée de le voir changer de lunettes. Elle ignorait absolument qu’il en avait deux paires.

— Tu aimerais des sous-titres ?

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Une transcription des dialogues. Ce serait un bon entraînement pour toi.

Caitlin se dit que c’était une super idée, et pas seulement pour elle. Cela permettrait aussi à Webmind de suivre le film à travers le flot de son œilPod. Après tout, il était incapable d’entendre le monde réel.

Le film commença. On voyait deux hommes s’engager dans un silo à missiles souterrain pour prendre la relève de deux autres. Ils plaisantaient à propos de quelque chose, et Caitlin comprit qu’il s’agissait de la marijuana que l’un des deux avait fumée récemment.

Elle jeta un coup d’œil à son père, en se demandant s’il avait lui-même une quelconque expérience des drogues – mais ce n’était pas le genre de questions qu’elle pouvait lui poser. Elle allait devoir se satisfaire de petites révélations, comme le fait qu’il possédait plusieurs paires de lunettes.

Soudain, l’atmosphère du film changea complètement : les deux hommes recevaient l’ordre de déclencher le tir de leur missile, mais l’un des deux – le fumeur de marijuana – refusait de tourner sa clef, et l’autre…

Ah, mon Dieu !

L’autre tirait de sa poche un objet, et Caitlin comprit que c’était une arme. Il la braquait sur la tempe du premier, prêt à lui faire sauter la cervelle s’il refusait de lancer le missile, et…

Et le générique de début apparut – un truc dont elle avait entendu parler, mais qu’elle n’avait encore jamais vu. Elle fut aussitôt accrochée.

Le film tournait autour d’une tentative d’éliminer toute intervention humaine dans le déclenchement de tirs de missiles. Les décisions seraient désormais prises par un ordinateur situé au quartier général du NORAD, le Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord. Mais le personnage joué par Matthew Broderick pénètre par hasard dans le système et, croyant qu’il s’agit d’un jeu, demande à l’ordinateur de déclencher une frappe nucléaire préventive contre l’Union soviétique (oui, c’est dire si le film était vieux !)

C’était à l’évidence un film à message. Broderick et la fille – Ally quelque chose – parvenaient à retrouver le programmeur d’origine de l’ordinateur du NORAD et, avec son aide, ils essayaient d’apprendre à l’ordinateur que la guerre nucléaire était aussi futile que le jeu du Tic-tac-toe. Après toute une magnifique série de simulations graphiques – un spectacle de lumières qui rappelait à Caitlin ses propres aperçus du webspace –, l’ordinateur finissait par s’adresser à son créateur avec une voix synthétique, pas très différente de celle produite par JAWS : « Salutations, professeur Falken. »

Un peu plus tôt dans le film, le personnage joué par Ally avait fait la remarque que le programmeur, Stephen Falken, avait vraiment l’air fantastique. Elle ne voulait pas dire qu’il était sexy, mais plutôt qu’il avait un visage fascinant… et c’était vrai, se dit Caitlin, du moins dans les limites de son expérience. Elle avait souvent rencontré l’expression « des yeux pleins d’intelligence », mais elle n’avait jamais su ce que ça voulait dire. Le regard de Falken englobait tout autour de lui.

Il tapa sa réponse à l’ordinateur, en la prononçant également à voix haute :

— Hello, Joshua.

L’ordinateur répondit :

— Un jeu étrange. Le seul coup gagnant consiste à ne pas jouer.

Dans le film, le texte apparaissait sur un grand écran d’ordinateur, et aussi en sous-titre : Le seul coup gagnant consiste à ne pas jouer.

La musique de fin – qui, de façon surprenante, était essentiellement jouée à l’harmonica – se fit entendre tandis que le générique se déroulait, mais celui-ci était en lettres rouges sur fond noir dans une police de caractères que Caitlin fut incapable de déchiffrer.

— Alors, dit son père, qu’en as-tu pensé ?

Caitlin fut étonnée de sentir son cœur battre si fort. Elle avait écouté de nombreux films et lu des tonnes de bouquins, mais – ah, bon sang ! – il y avait vraiment quelque chose de spécial à voir ce déferlement d’images.

— C’était incroyable, dit-elle. Mais… c’était vraiment comme ça, autrefois ?

Son père hocha la tête.

— Mon père avait un IMSAI 8080 à son bureau, exactement comme celui de Matthew Broderick dans le film, avec des disques souples de huit pouces. C’est là-dessus que j’ai écrit mes premiers programmes.

— Non, non, dit Caitlin. Je voulais dire, tu sais, vivre comme ça dans la peur ? Dans la peur que les superpuissances fassent sauter la planète ?

— Ah, fit son père. Oui. (Il resta silencieux un instant, puis il dit à voix basse :) Je croyais que tout cela était du passé.

Bien sûr, Caitlin avait entendu les infos sur la tension croissante entre les États-Unis et la Chine. Elle regarda l’écran et écouta l’harmonica jouer ses notes tristes.

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