41.

Caitlin fut heureuse de voir un e-mail de Matt apparaître dans sa boîte dès la fin du cours de maths. Moi aussi, je pense à toi, disait-il. Et tout baigne ! OK si je passe te voir tout à l’heure ?

Apparemment, ce qui l’avait embêté la veille semblait plus supportable aujourd’hui, et Caitlin en fut soulagée. Elle répondit d’un bref Absolument ! et se renfonça dans son fauteuil en souriant jusqu’aux oreilles.

Mais elle ne pouvait s’empêcher de faire le calcul dans sa tête. C’était pratiquement un réflexe chez elle dès qu’elle pensait à quelque chose impliquant des chiffres… Elle avait maintenant 16,01 ans, et encore une fois, les jeunes Américaines perdaient leur virginité à… bon, les deux décimales dépassaient peut-être la précision de l’enquête, mais tant pis… à 16,40 ans. Il lui restait 143 jours avant de se retrouver du mauvais côté de la courbe – et elle n’avait pas pour habitude d’avoir une performance inférieure à la moyenne en quoi que ce soit…

Mais elle n’avait jamais touché un sexe de garçon. En fait, elle ne savait même pas vraiment à quoi ça ressemblait. Bien sûr, il devait y avoir des millions de photos accessibles en ligne, et des tas de vidéos les montrant en action…

Sa première réaction fut de vouloir que celui de Matt soit le premier qu’elle voie, tout comme elle avait voulu que le premier visage qu’elle découvre soit celui de sa mère, quand elle était partie se faire opérer au Japon. Mais là, ça n’avait pas très bien marché : sa première vision du monde réel avait été un bord de paillasse en travaux pratiques de chimie. Et puis, même si Matt était lui aussi vierge – Caitlin en était presque sûre –, ce ne serait certainement pas la première fois qu’il verrait les parties intimes d’une fille. Il en avait certainement regardé sur le Web, ou dans des magazines, ou encore dans des films. Lui, il saurait quoi faire avec l’équipement de Caitlin… il fallait donc bien qu’elle sache quoi faire avec le sien, non ?

Elle était un peu gênée à l’idée que Webmind puisse la voir regarder ce genre de choses en ligne – mais d’un autre côté, l’espèce humaine tout entière devait maintenant s’y habituer ! En plus, Webmind l’avait déjà vue faire des tas de choses très personnelles, comme s’essuyer aux toilettes… Il ne trouverait certainement pas ça plus choquant. Et Caitlin se rendit donc sur Google Images, où elle tapa « pénis », et…

Ma foi, le résultat fut bien décevant. Tout un tas de choses qui semblaient n’avoir aucun rapport avec ce qu’elle cherchait.

Ah, mais attends un peu… Un lien indiquait que le filtrage SafeSearch était activé. Elle cliqua dessus, parcourut les options, modifia le paramétrage pour désactiver le filtre, puis elle lança de nouveau la recherche, et…

Ouh là là !


J’étais capable de me remémorer instantanément n’importe quelle information, par un simple effort de volonté. Mais ce qui me surprenait beaucoup, c’était un autre aspect de la conscience : la tendance qu’avaient les choses à me venir à l’esprit – à devenir le centre de mon attention – sans que je le veuille vraiment.

« Nous pouvons vous ramener sur Vulcain en quatre jours, Mr Spock. » « Ce ne sera pas nécessaire, Mr Scott. Ma tâche sur Vulcain est terminée. »

Pourquoi diable avais-je ce dialogue en tête ?


* * *

Shoshana sortit par l’arrière du bungalow. Un soleil radieux brillait haut dans le ciel. En traversant la grande pelouse, elle leva machinalement la main pour retirer sa barrette, mais elle décida de garder sa queue-de-cheval. Chobo avait très certainement remarqué ces derniers temps qu’elle la défaisait avant de lui rendre visite, mais pour que l’opération envisagée réussisse, il fallait qu’elle lui prouve sa confiance, en lui montrant qu’elle était convaincue qu’il était redevenu ce qu’il était avant – qui il était avant. Le fait de laisser ses cheveux noués était un geste symbolique, mais chargé de sens – et s’il y avait une chose qu’un singe formé à la langue des signes comprenait, c’était bien les gestes symboliques…

Maintenant que Maxine et elle avaient regardé le dernier film de La Planète des singes, Shoshana voyait sous un jour nouveau la statue du Législateur installée sur la petite île de Chobo. Elle ne figurait que dans les deux premiers films, mais dans le dernier, on voyait le Législateur en personne – joué par John Huston – lisant un rouleau de parchemin et parlant de son espoir que les singes et les humains vivent un jour dans l’amitié, l’harmonie et la paix, « conformément à la volonté divine ».

Chobo courut vers elle quand il la vit traverser la passerelle, et Shoshana s’efforça de maîtriser son réflexe de recul. Mais il semblait aussi affectueux qu’autrefois, et elle le prit dans ses bras. Quand elle put enfin avoir les mains libres, elle lui fit : Prêt ?

Il répondit avec son hochement de tête tellement humain, et confirma par un : Chobo prêt. Chobo prêt.

Elle lui tendit la main et il entrelaça ses doigts avec les siens, puis ils repartirent ensemble vers le bungalow. Shoshana jeta un coup d’œil par-dessus son épaule : le Législateur les regardait s’éloigner avec une expression de béatitude.

Quand ils entrèrent dans la maison, Chobo serra le Dr Marcuse dans ses bras, et celui-ci le serra à son tour beaucoup plus fort que Shoshana n’aurait jamais osé le faire. Bien sûr, elle savait que Chobo était très robuste, mais il avait une musculature différente de celle d’un humain, et elle ne pouvait s’empêcher de le trouver maigre et fragile. Silverback, lui, n’avait pas peur de l’étreindre comme un grizzly. Quand ils eurent terminé, Shoshana reprit Chobo par la main.

Elle vit Dillon debout devant la porte d’entrée. Elle se demanda s’il avait laissé ses clefs de contact sur sa voiture, prêt à s’enfuir en cas de besoin. Chobo le regarda un instant, puis il ouvrit la bouche en découvrant ses longues canines jaunes et pointues, et…

Et il semblait avoir aperçu autre chose. Dans ce qui avait été autrefois le salon, quand ce bungalow avait été habité, il y avait un mur sur lequel étaient accrochées quelques-unes de ses œuvres, car cela intéressait toujours les visiteurs occasionnels. Chobo plia les doigts, indiquant qu’il voulait que Shoshana lui lâche la main. Elle hésita un instant avant de le laisser aller. Il se rendit à quatre pattes dans le salon et s’approcha du mur.

Sho vit le Dr Marcuse faire une légère grimace – après tout, les cinq toiles actuellement exposées devraient rapporter plus de cent mille dollars sur eBay ou dans des galeries. Elles constituaient une ressource financière importante pour l’Institut Marcuse.

Naturellement, le tableau montrant Dillon avec les bras arrachés n’était pas exposé. Ce n’était pas le genre de chose à présenter à des mécènes potentiels ou à la presse. Non, les trois premiers représentaient manifestement Shoshana de profil, avec sa queue-de-cheval et un seul œil bleu, comme sur les anciennes peintures égyptiennes. Le quatrième était l’une des rares tentatives de Chobo pour faire autre chose : en fait, on y voyait la statue du Législateur avec un grand oiseau marron – peut-être un pélican – posé sur sa tête, un spectacle qui semblait avoir amusé le singe. Et le cinquième, tout au bout à droite, était cette étrange œuvre abstraite que Chobo avait réalisée récemment, des cercles colorés de différentes tailles reliés par des faisceaux de droites aux couleurs chaudes.

Chobo s’arrêta devant le tableau et le contempla un instant, puis il leva un long bras mince et, tout en continuant de regarder l’étrange image, il posa délicatement le bout de son index sur la toile. Il la regarda encore un moment avant de se retourner. Il est difficile de voir précisément où se porte le regard d’un singe, mais à en juger par la position de sa tête, Shoshana pensa qu’il regardait Dillon. C’était sans doute trop espérer que Chobo aille le serrer dans ses bras, mais il lui fit un aimable salut de la tête avant de rejoindre Shoshana.

Elle l’emmena s’asseoir sur un grand fauteuil à roulettes placé devant le bureau, sur lequel était posé un écran de vingt et un pouces avec une caméra sans fil dernier cri fixée en haut. C’était la même installation que celle utilisée lors de la première vidéoconférence interespèces, mais cette fois, Chobo n’allait pas parler à un autre singe : il allait s’adresser au monde entier.

Shoshana alla s’installer devant son ordinateur. Il était également équipé d’une webcam qu’elle alluma. Il était impossible de demander à Chobo de s’adresser simplement à la caméra : il n’en comprenait pas le rôle. Par contre, il parlerait à l’image de Shoshana affichée sur son écran, et cela devrait largement suffire – encore une fois, avec ses yeux sombres, personne ne saurait qu’il regardait une image de Sho plutôt que l’objectif de la caméra juste au-dessus. Shoshana fit le signe : OK, Chobo. Vas-y.

Le singe ne réagit pas immédiatement. Il rassemblait sans doute ses pensées. Il dit enfin : Chobo. Chobo bon singe.

D’un signe de tête, Shoshana l’encouragea à continuer.

Mère Chobo bonobo, fit-il. Et après une légère hésitation, Père Chobo chimpanzé.

Shoshana était censée regarder strictement sa caméra, pour assurer à Chobo un point de focalisation, mais elle ne put s’empêcher de se retourner vers le Dr Marcuse. Les sourcils de Silverback avaient grimpé presque jusqu’à la racine des cheveux… Quant à Dillon, dont la spécialité, après tout, était l’hybridation des primates, il était bouche bée. Ils n’avaient jamais discuté avec Chobo de son héritage mixte, pensant qu’il serait incapable de comprendre un tel concept.

Sho se tourna de nouveau vers son écran – qui affichait la vue enregistrée par la caméra placée devant Chobo. Celui-ci avait écarté les mains et les regardait tour à tour, comme s’il examinait les deux moitiés de lui-même. Chobo spécial, fit-il. Et alors, très doucement, très soigneusement, comme s’il comprenait l’importance de ces signes, il ajouta : Chobo choisir.

Shoshana sentit son cœur battre plus fort dans sa poitrine.

Chobo choisir de vivre ici, dit-il. Amis ici.

Il se leva de son fauteuil. Dillon se précipita pour détacher la webcam et suivre Chobo tandis que celui-ci s’approchait de Shoshana. Elle pivota dans son fauteuil pour lui faire face, et Chobo tendit un long bras velu et puissant pour lui passer la main derrière la tête…

Shoshana s’efforça de ne pas se raidir. C’est alors que Chobo, d’un geste plein de délicatesse et d’affection, tira doucement sur sa queue-de-cheval. Shoshana ouvrit les bras avec un large sourire et Chobo se blottit contre elle.

Elle fit pivoter le fauteuil d’un tour complet tandis que Dillon braquait la caméra sur Chobo. Chobo bon singe, fit de nouveau celui-ci en regardant Dillon, à présent. Et Chobo bon père. Il secoua la tête. Personne arrêter Chobo. Chobo choisir. Chobo choisir avoir bébé.

Le Dr Marcuse se tenait sur le côté, faisant sans doute exactement la même chose que Shoshana : imaginant ce que la séquence donnerait quand elle passerait sur YouTube. Il fit un large sourire et dit :

— La défense n’a rien à ajouter.

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