15.

— Vous ne pouvez pas retourner là-bas, dit le Dr Marcuse à Dillon quand il le retrouva dans le bungalow. Chobo a décidé de vous bannir de son île.

Dillon avait retiré son tee-shirt, ses chaussures et ses chaussettes, mais il portait encore son jean noir.

— Mais c’est mon sujet de thèse ! protesta-t-il.

Le Dr Marcuse avait rapporté le tableau de Chobo. Il le posa sur une table contre le mur, et dit à Dillon :

— Regardez ça.

— Oui ? fit Dillon en examinant la toile.

— C’est vous, dit Marcuse. Avec les bras arrachés.

— Ah… fit doucement Dillon.

— Il ne faut plus que vous alliez là-bas. Bien sûr, vous pourrez continuer de l’observer tant que vous voudrez avec les caméras en circuit fermé.

— Mais bon sang, qu’est-ce qui lui a pris ? demanda Dillon en se tournant vers Shoshana et Marcuse.

— Il atteint la maturité, dit Marcuse.

— Il est encore trop jeune pour ça, dit Shoshana.

— Vous croyez ? dit Marcuse en la foudroyant du regard. Qui sait ce qui est normal pour un hybride chimpanzé-bonobo ? Quoi qu’il en soit, il tient de son père : quand un chimpanzé mâle atteint la maturité, il devient solitaire et hostile, et il est très difficile à manier.

Shoshana ressentit un pincement au cœur. Si Marcuse avait raison, Chobo allait être comme ça le restant de ses jours.

— Sa réaction à votre égard, Dillon, est tout à fait symptomatique, poursuivit Marcuse. Vous êtes un autre mâle, et les chimpanzés mâles adultes défendent leur territoire contre les intrus. Quand Werner sera là lundi, je lui dirai la même chose – l’accès à Chobo lui est désormais interdit. Maria sera à Yerkes pendant les quinze jours qui viennent, mais je vais voir si elle ne peut pas écourter son séjour.

— Et vous ? demanda Dillon.

— Werner mesure un mètre soixante, et il a soixante-sept ans – et quant à vous, honnêtement, vous êtes fait en bâtons d’allumette. Mais moi, je peux me débrouiller. Chobo sait très bien qui est le mâle dominant, ici.

Shoshana le regarda. Le Dr Marcuse avait une grande gueule, et il pouvait facilement être tyrannique, mais il adorait vraiment les singes et les traitait très bien. Pourtant, même quand tout allait bien, il avait tendance à réagir au quart de tour – et en ce moment tout n’allait pas bien… Dès que le monde avait appris que Chobo faisait de l’art représentatif – essentiellement des portraits de Shoshana –, les dirigeants du zoo de Géorgie avaient entamé une procédure légale contre le Dr Marcuse, exigeant que le singe leur soit restitué. Chobo ne les intéressait pas en tant que… oui, bon sang, pensa Shoshana, en tant que personne. Non, ce qui les intéressait, c’était l’argent que ses tableaux pouvaient rapporter tant sur eBay que dans les galeries d’art. S’ils obtenaient gain de cause, ils essaieraient certainement d’obtenir un prix particulièrement élevé de celui représentant Dillon avec les bras arrachés.

Marcuse alla prendre sur le fauteuil le listing qu’il lisait un instant plus tôt, et le tendit à Shoshana pour qu’elle y jette un coup d’œil.

Shoshana avait une excellente vue – enfin, quand elle portait ses lentilles de contact –, mais les caractères étaient trop petits pour qu’elle puisse les déchiffrer comme ça.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.

— Des extraits de journaux de juin 2008, dit-il. Quand le Parlement espagnol a officiellement adopté la Déclaration sur les grands singes anthropoïdes.

Shoshana connaissait bien ce document. Il avait été proposé en 1993, et considérait que les grands singes avaient droit à la vie et à la protection de leur liberté individuelle, et qu’ils ne devaient pas être soumis à la torture. Pour l’instant, l’Espagne était le seul pays à avoir souscrit à ses clauses. Shoshana l’approuvait entièrement, et Marcuse aussi, comme elle le savait. Si un être est conscient de lui-même, s’il est capable de communiquer, et s’il réussit le test du miroir et tout ça – alors, il doit être impérativement reconnu comme une personne et jouir de ses droits en tant que telle.

— Et vous pensez que cela peut avoir un impact sur le cas de Chobo ?

— Absolument. La Déclaration définit « la communauté des égaux » comme étant constituée de « tous les grands singes anthropoïdes : les êtres humains, les chimpanzés, les bonobos, les gorilles et les orangs-outans ». Et l’article 2 déclare : « Les membres de la communauté des égaux ne doivent pas être arbitrairement privés de leur liberté. » (Marcuse écarta les bras comme pour montrer à quel point son argument était évident.) Et voilà ! C’est exactement ce que le zoo de Géorgie a l’intention de faire à Chobo.

Shoshana pensa un instant au grand grillage qui entourait l’Institut Marcuse et au canal autour de l’île où Chobo passait le plus clair de son temps…

— Nous ne sommes pas en Espagne, dit-elle d’une voix douce.

— Oui, je sais bien, dit Marcuse en fronçant les sourcils, mais l’argument reste valable. Chobo devrait avoir son mot à dire – et contrairement à tous les autres singes de la planète, il est effectivement capable de parler en son nom propre.

Shoshana réfléchit. Personne n’avait mentionné à Chobo cette procédure intentée par le zoo de Géorgie. Ils avaient voulu éviter de le perturber. Les chimpanzés étaient bien connus pour leur horreur de voyager – ce qui était logique pour des animaux jaloux de leur territoire.

Cependant, le zoo de Géorgie possédait plusieurs chimpanzés et également des bonobos. Il n’était pas très clair dans quel groupe il comptait mettre Chobo. Celui-ci avait été conçu lorsque les deux populations avaient été provisoirement réunies suite à une inondation. Dans son zèle à se défendre en justice, Marcuse n’avait peut-être pas pensé au fait que Chobo pourrait être heureux de retrouver ses congénères – d’une espèce ou d’une autre.

Mais l’action du zoo ne portait pas que sur le droit de garde. Sa direction voulait aussi le faire stériliser – pour empêcher les lignées pures de chimpanzés et de bonobos, menacées d’extinction, d’être contaminées par son sperme hybride. Mais bien qu’on ait déjà pu lui transmettre un grand nombre de concepts relativement complexes, il était douteux que Chobo puisse comprendre des explications sur les conséquences d’une castration.

— Avez-vous l’intention de l’informer de ce qui est en jeu – pour autant qu’il accepte de nous écouter ? demanda Shoshana.

Marcuse sembla méditer la question un instant, puis il hocha sa tête énorme :

— Il y a des chances pour qu’il devienne encore plus asocial avec le temps. Ce qui veut dire que, si nous voulons pouvoir communiquer, c’est le moment ou jamais. Nous disposons d’un créneau très étroit.

Et c’est ainsi que Marcuse et Shoshana retournèrent au soleil, laissant Dillon dans le bungalow. Marchant devant à grands pas, Marcuse fit trembler les planches de la passerelle dans un bruit de tonnerre. Chobo semblait l’avoir attendu. Il se balançait sur ses petites jambes arquées cinq mètres plus loin, et regardait Marcuse. Une vraie scène de duel, pensa Shoshana en se retenant de siffler le thème du film Le Bon, la Brute et le Truand…

Elle ne pouvait pas voir le visage de Marcuse, mais elle l’imaginait regardant le singe droit dans les yeux afin d’établir un rapport de domination.

Chobo retroussa les babines pour montrer ses dents : grandes, jaunes, aiguisées.

Marcuse émit une sorte de sifflement, et…

Et Chobo détourna le regard en baissant la tête.

Marcuse s’approcha de lui avec une parfaite assurance et s’accroupit en grognant devant le singe, qui était maintenant assis sur ses talons.

Chobo, fit Marcuse. Regarde-moi.

Chobo gardait les yeux baissés et ne pouvait donc pas voir les signes. Shoshana retint son souffle quand elle vit Marcuse poser la main sous le menton du singe, craignant que celui-ci ne réagisse violemment à ce contact, mais il accepta docilement que Marcuse lui relève la tête.

Tu aimes bien ici ? demanda Marcuse.

Chobo resta immobile un instant, et Shoshana eut peur que le singe n’ait définitivement renoncé à s’exprimer par signes. Mais il bougea enfin la main en formant le signe « O » de sa bouche à sa joue. C’était un signe qui combinait les termes « manger » et « dormir », exprimant le simple concept Chez moi.

Oui, fit Marcuse, tu es chez toi.

Une pause. Une mouette passa au-dessus d’eux.

Mais avant, chez toi, c’était le zoo de Géorgie. Tu te souviens ?

Chobo hocha la tête, un simple geste très humain.

Le zoo de Géorgie veut te reprendre – pour être chez toi à nouveau.

Chobo regarda brièvement le visage de Marcuse. Toi là-bas ?

Non.

Le singe pointa du doigt vers Shoshana d’un air interrogateur.

Non. Aucun de nous. Mais : autres singes !

Chobo ne répondit pas.

Que veux-tu ? demanda alors Marcuse. Ici ? Ou zoo ?

Le singe promena son regard sur sa petite île, et ses yeux s’attardèrent un instant sur la statue du Législateur puis sur le petit pavillon au centre, avec ses fenêtres grillagées pour empêcher les insectes d’y pénétrer, et son chevalet et le petit tabouret devant.

Chez moi, fit-il de nouveau, puis il écarta les bras pour englober l’ensemble.

O.K., répondit Marcuse. Mais d’autres veulent l’emmener, alors tu vas devoir nous aider.

Chobo ne répondit pas. Shoshana se dit que le pantalon en polyester bleu de Marcuse allait se déchirer s’il restait trop longtemps accroupi comme ça…

Il va y avoir une bagarre, fit-il, tu comprends ? Une bagarre pour décider où tu vas vivre.

Chobo jeta un rapide coup d’œil à Shoshana, puis il se tourna de nouveau vers Marcuse. Ses yeux sombres étaient humides.

Si tu parles, poursuivit Marcuse, tu peux rester ici – peut-être.

Chobo examina encore son domaine, et finit par répondre : Rester ici.

Shoshana se demanda si Silverback allait évoquer le comportement violent du singe, mais il sembla laisser la question de côté pour l’instant.

Très bien – mais tu devras le dire à d’autres gens. À des étrangers, ou sinon…

Il s’interrompit un instant et poussa un soupir. Shoshana savait qu’il était impossible que Chobo comprenne ce que Marcuse voulait dire : Ou sinon, les gens croiront que je t’ai dressé à dire ce que je voulais.

Étrangers, dit Chobo, et il secoua la tête en montrant les dents. Mauvais.

C’est important… commença Marcuse.

Mais Chobo refit le geste vers le bas qui signifiait mauvais, et brusquement, il s’enfuit à quatre pattes vers l’autre côté de l’île.

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