17.

Après avoir regardé WarGames, Caitlin remonta dans sa chambre avec son père pour voir où en était Webmind. Sa mère était en grande conversation avec lui dans son bureau.

Tu as suivi le film ? demanda Caitlin.

Elle lança JAWS pour que son père puisse entendre les échanges, et comme Webmind était maintenant manifestement masculin, elle ajusta la voix en conséquence.

— Oui, vint la réponse immédiate.

Qu’est-ce que tu en as pensé ? tapa Caitlin.

Webmind répondit sans hésiter :

— C’est le meilleur film que j’aie jamais vu. Caitlin éclata de rire. Est-ce que le Dr Kuroda a réussi à te faire voir des vidéos en ligne ?

— Oui. Il y a juste huit minutes, nous sommes enfin parvenus au succès avec le format le plus répandu. C’est proprement ahurissant.

À qui le dis-tu, fit Caitlin.

Elle ouvrit une autre fenêtre et utilisa la souris – elle commençait à drôlement bien s’y habituer ! – pour sélectionner le Dr Kuroda. Webmind me dit que vous avez réussi à faire marcher le truc ! Woot !

Hello, mademoiselle Caitlin. Le problème était épineux, mais oui, il peut maintenant regarder les vidéos en temps réel, et également entendre la bande sonore. Il peut aussi écouter des MP3. Qui est cette chanteuse que vous appréciez tant ?

Lee Amodeo.

C’est cela. Eh bien, envoyez-lui un lien sur des MP3 d’elle. Qui sait, il va peut-être devenir fan, lui aussi.

D’accord, c’est ce que je vais faire. Mais à propos, est-ce que vous pourriez lui donner le moyen d’entendre ce que j’entends ?

C’est déjà fait. Si vous activez le mode conversation vocale sur votre ordinateur, Webmind devrait être capable de vous entendre.

Caitlin se posa son casque Bluetooth sur les oreilles et repassa sur sa session avec Webmind.

— Est-ce que tu m’entends ? Pas de réponse.

Ça ne marche pas, tapa-t-elle à l’attention de Kuroda.

Il ne sait pas encore reconnaître la parole, répondit Kuroda, mais il devrait normalement capter les sons.

Est-ce que tu entends du bruit provenant de ma chambre ? demanda Caitlin à Webmind.

— Oui, répondit-il.

OK, c’est bon. Puis elle revint à Kuroda : Comment faire quand je ne suis pas dans ma chambre ?

J’y ai déjà réfléchi. Il ne devrait pas être très difficile d’ajouter un micro à votre œilPod. Est-ce que vous pourriez me le renvoyer ? Je ne le garderais que deux ou trois jours.

Caitlin fut étonnée de sa réaction viscérale à la perspective de redevenir aveugle plusieurs jours. Je préférerais ne pas m’en séparer.

À sa grande surprise, son père lui tapa doucement sur l’épaule.

— Dis-lui que je peux demander à l’un des ingénieurs de RIM de s’en occuper.

RIM était Research in Motion, la société qui fabriquait les BlackBerrys. Mike Lazaridis, un des cofondateurs, avait fourni l’apport initial de cent millions de dollars pour créer l’Institut de physique où le père de Caitlin travaillait – sans compter une injection supplémentaire de cinquante millions quelques années plus tard.

— Ce serait fabuleux, dit Caitlin en tapant le message correspondant dans sa fenêtre d’IM.

L’œilPod est un appareil très précieux, mademoiselle Caitlin. S’agissant d’une telle modification, je préférerais la réaliser moi-même.

— Dis-lui que je vais demander à Tawanda de s’en occuper, dit son père.

Tawanda était une technicienne de RIM qui avait assisté à la conférence de presse du Dr Kuroda. À cette occasion, celui-ci avait passé beaucoup de temps à lui montrer les détails de l’œilPod.

Ah, fit-il une fois que Caitlin lui eut transmis le message. Ma foi, si c’est Tawanda qui s’en occupe, ça ne devrait pas poser de problèmes. Il doit être presque minuit chez vous, n’est-ce pas ? Je vais rédiger quelques notes à son intention, et je vous les enverrai par e-mail.

ty ! tapa Caitlin. C’est géant !

Sa mère entra dans la chambre et s’adossa au mur en croisant les bras.

— Je suis vannée, dit-elle. Qui aurait cru qu’on pouvait piquer une suée rien qu’en tapant sur un clavier ?

— De quoi avez-vous discuté, tous les deux ? demanda Caitlin.

— Oh, tu sais, répondit sa mère d’un air détaché. De la vie. De l’univers. Et de tout…

— Et la réponse est ?

Sur un ton plus sérieux, sa mère dit :

— Il ne sait pas… Il espérait que moi, je la connaissais.

— Qu’est-ce que tu lui as dit ? Elle haussa les épaules.

— Je lui ai dit que la nuit portant conseil, je lui ferais savoir demain.

— Je vais envoyer un e-mail à Tawanda, dit brusquement le père de Caitlin.

Et il sortit pour redescendre dans son bureau. Quand il revint, sa femme était déjà partie prendre une douche.

— Tu as encore du mal à lire l’alphabet latin, dit-il de sa façon abrupte habituelle.

Les étapes intermédiaires entre les deux sujets lui avaient traversé l’esprit sans qu’il les exprime à voix haute.

Caitlin ne comprit pas tout de suite, mais quand elle réalisa ce qu’il voulait dire – l’alphabet latin était celui utilisé pour l’anglais et de nombreuses autres langues –, elle fut profondément vexée. Son père était plutôt avare de compliments – même quand Caitlin revenait avec un carnet de notes rempli de 20/20, il se contentait de le signer et de le lui rendre sans un mot. Elle avait fini plus ou moins par s’y habituer, mais lorsqu’il lui adressait une critique, elle était anéantie. Bon sang, elle commençait juste à voir ! Pourquoi fallait-il qu’il dise « encore du mal » comme si elle progressait trop lentement, alors qu’elle faisait des progrès remarquables ?

— Je fais de mon mieux, dit-elle d’un ton glacial. Il se tourna vers son bureau.

— Caitlin, si je peux me permettre… ?

— Si tu… ? Oh !

Elle se leva pour lui laisser la place devant l’ordinateur. Il ouvrit Word et alla chercher un document sur son poste. Il… ah, maintenant, il venait de sélectionner tout le document, et fait quelque chose pour augmenter la taille de la police.

— Lis ça, dit-il.

Elle se pencha par-dessus son épaule et sentit l’odeur de sa transpiration. Elle ajusta ses lunettes sur son nez.

— Hmm… D-a-b-o – « D’abord, » – j-e-n – « D’abord, j’en fus », ah, a-u-s-s-i i-n-c-a… hem… c’est un p, ça ? « aussi incapa… aussi incapable »…

Son père hocha la tête, comme s’il s’était attendu à une performance aussi pitoyable. Il fit un Ctrl+A pour sélectionner de nouveau le document, puis il déplaça le curseur et cliqua, et le texte fut aussitôt remplacé par… ma foi, elle n’était pas vraiment sûre de ce que c’était.

— Lis ça, maintenant, dit-il.

— Mais ce ne sont même pas des lettres, dit Caitlin qui commençait à être exaspérée. C’est juste des petits points !

Son père sourit.

— Exactement. Regarde un peu mieux. C’est ce qu’elle fit, et…

Ah, bon sang !

Ça faisait drôle de les voir comme ça au lieu de les sentir du bout des doigts, mais c’étaient des caractères en braille !

— Est-ce que tu arrives à les lire ? demanda-t-il.

— D-a-b-o-r-d, j’en, fus, aussi incapable qu’un… e-n-f-a-n-t, enfant en maillot… (elle s’arrêta un instant, puis elle regarda de nouveau attentivement les points)… je piétinais, hem, au bord de mon lit, avec… des membres ! des membres que je ne pouvais pas voir…

Elle n’avait jamais vu les points auparavant, mais elle avait leur disposition parfaitement à l’esprit. Les débutants lisaient le braille une lettre après l’autre, à l’aide d’un seul doigt, mais une adepte expérimentée comme Caitlin se servait des deux mains et reconnaissait d’un coup des mots entiers, avec plusieurs lettres différentes au bout des doigts.

— Continue, dit son père. Je reviens bientôt.

Il sortit de la chambre et Caitlin poursuivit l’exercice.

Et elle continua.

Et encore.

Et enfin, tout se mit en place, et au lieu de voir des points distincts, elle vit les lettres qu’ils représentaient, et… et oui, beaucoup mieux encore, elle vit les mots ainsi épelés, et fut enfin capable de les comprendre d’un seul coup d’œil. Adieu, C-a-i-t-l-i-n… Hello, Caitlin !

Quand son père revint, c’est avec fierté qu’elle lut à voix haute :

— « D’abord, j’en fus aussi incapable qu’un enfant en maillot : je piétinais, au bord de mon lit, avec des membres que je ne pouvais pas voir. » (Elle lisait aussi vite que JAWS quand elle le paramétrait au double de la vitesse normale.) « J’étais faible et affamé. Je m’avançai et je regardai dans mon miroir : rien ! rien du tout ! sinon quelques pigments atténués, plus légers qu’un nuage, subsistant derrière la rétine. »

Son père hocha la tête, apparemment satisfait.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Caitlin.

— L’Homme invisible.

Ah, oui… Caitlin avait lu pas mal de romans de H.G. Wells – c’était assez facile d’alimenter son afficheur braille à partir de textes du Projet Gutenberg –, mais elle n’était jamais allée plus loin que le premier chapitre de celui-là : le concept d’invisibilité était trop abstrait pour une aveugle.

Elle se rendit compte qu’elle n’aurait pas dû être surprise que son ordinateur puisse afficher des caractères en braille : son système possédait les fontes nécessaires à son imprimante en relief. L’Institut texan pour malvoyants les distribuait gratuitement en format TrueType.

— Il faudra quand même que tu apprennes à lire les caractères latins, dit son père. Mais autant que tu tires le meilleur parti possible des talents que tu possèdes déjà. (Il fit encore quelques manipulations sur l’ordinateur.) Voilà, j’ai paramétré Internet Explorer pour qu’il affiche les pages web en braille par défaut, et j’ai laissé Firefox en fontes normales.

— Merci, papa, mais… hem…

— Mais tu lis déjà très bien le braille avec les doigts, c’est ce que tu veux dire ?

— Oui, c’est ça. Bon, c’est très cool de pouvoir le faire aussi avec les yeux, mais je ne suis pas sûre que ce soit mieux.

— Attends de voir, dit son père. (Il tira quelque chose de sa poche et… ah ! le tadaam ! caractéristique d’un périphérique USB reconnu par la machine : c’était une clef de stockage.) Je vais copier les fontes braille, dit-il. On en aura besoin demain.

Quand il eut fini, il se leva et quitta la pièce. Et, comme bien souvent, Caitlin se demanda ce qui pouvait bien se passer dans le cerveau de son père…

Загрузка...