37.

Pour Anna Bloom, la journée se terminait. Sa fille, son gendre et sa petite-fille étaient venus dîner, et après leur départ, elle avait passé en revue les derniers travaux de recherche d’Aaron, l’étudiant qui préparait sa thèse de doctorat sous sa direction. Elle venait de prendre son médicament contre l’arthrite et s’apprêtait à se coucher quand la sonnerie du téléphone la fit sursauter.

C’état un bruit qu’elle entendait désormais rarement. Presque tout le monde lui envoyait des e-mails ou bavardait avec elle sur Skype (dont la sonnerie était beaucoup moins agressive). Et à une heure pareille ! Ce n’était pas très civilisé… Elle décrocha le combiné :

— Kain ? Zoht Anna.

La voix de son interlocuteur était américaine. De façon typique, il s’exprima en anglais, comme si le monde entier était censé parler cette langue.

— Allô ? J’ai bien affaire au professeur Bloom ?

— C’est moi-même.

— Bonsoir, professeur Bloom. Je suis le colonel Peyton Hume. Je travaille en Virginie comme spécialiste en IA.

Anna fronça les sourcils. Encore une particularité des Américains, qui considéraient comme acquis que tout le monde connaissait leur géographie et leur structure administrative interne. Elle se demandait si l’un d’eux serait capable de désigner le district d’Haïfa – où elle se trouvait en ce moment – sur une carte d’Israël. À supposer même qu’ils sachent que ça se trouvait dans ce pays…

— Que puis-je faire pour vous ? demanda-t-elle.

— Nous observons actuellement l’émergence de Webmind.

Anna sentit son cœur cesser de battre un instant – ce qui, à son âge, n’était pas très recommandé. Elle jeta un coup d’œil par la fenêtre, d’où l’on voyait la silhouette des maisons s’étageant sur le flanc du Mont Carmel jusqu’à la Méditerranée aux eaux d’un noir d’encre. Elle décida de jouer les innocentes.

— Ah, mon Dieu, oui, c’est vraiment fascinant, n’est-ce pas ?

— Effectivement. Professeur Bloom, j’irai droit au but. Nous sommes intrigués par le processus qui a conduit à la création physique de Webmind. Nous en avons longuement discuté avec Caitlin Decter, mais comme vous le savez, ce n’est qu’une adolescente qui ne possède pas le vocabulaire suffisant, et…

— Je vous arrête tout de suite, colonel Hume, dit sèchement Anna. Si vous aviez vraiment parlé avec Caitlin, vous sauriez qu’il n’y pas grand-chose qu’elle ignore en mathématiques et en informatique.

Anna se souvenait encore parfaitement de la vidéoconférence qu’elle avait eue avec son vieil ami Masayuki Kuroda le mois dernier, alors qu’il séjournait chez les Decter. Il lui avait parlé de leur théorie : des nuées de « paquets fantômes », ainsi que Caitlin les avait appelés, flottant dans l’arrière-plan du Web et s’organisant en automates cellulaires. Kuroda lui avait demandé son avis sur cette idée.

Anna avait répondu que c’était un concept tout à fait original, et avait ajouté : « C’est un scénario darwinien, n’est-ce pas ? Des paquets mutants, qui parviennent à survivre mieux que les autres en rebondissant sans cesse. Mais le Web se développe rapidement, avec de nouveaux serveurs chaque jour, de sorte qu’il ne risque pas d’être saturé par une telle population de paquets fantômes qui s’accroît lentement – ou du moins, il ne l’est manifestement pas encore pour l’instant. »

Caitlin avait renchéri : « Et le Web n’a pas de globules blancs pour traquer impitoyablement les cellules inutiles. Ces paquets pourraient durer éternellement. »

Anna avait alors répondu : « Oui, c’est plausible. Et j’imagine – note bien que c’est une idée que je tire de mon chapeau, là… – que la somme de contrôle d’un paquet détermine si tu le vois en noir ou blanc : par exemple, il pourrait être noir quand la somme est paire, et blanc quand elle est impaire, ou le contraire. Si le compteur de sauts change à chaque étape sans jamais atteindre zéro, la somme de contrôle change à chaque fois, elle aussi, et c’est ce qui donne cet effet de permutations. Hmm, je sens un article qui se prépare…» avait-elle ajouté avec un sourire.

Après quoi, Masayuki avait dit à Caitlin, reconnaissant parfaitement que c’était elle qui avait suggéré cette idée de paquets perdus comme mécanisme de conscience : « Que diriez-vous de prendre un peu d’avance sur la concurrence en cosignant vos premières pages avec le professeur Bloom et moi-même ? “De la génération spontanée d’automates cellulaires dans l’infrastructure du World Wide Web.” »

Et Caitlin avait répondu, avec toute l’exubérance qu’Anna Bloom lui connaissait bien maintenant : « Cool ! »

Peyton Hume était toujours en ligne. Il avait l’air contrarié de s’être fait remettre à sa place.

— Heu, oui, bien sûr, c’est tout à fait vrai, dit-il en pratiquant un rapide rétropédalage, mais nous avons pensé que votre point de vue d’experte permettrait de développer le modèle qu’elle propose.

Anna Bloom n’avait entendu aucune information associant le nom de Caitlin à l’existence de Webmind.

— Très certainement, dit-elle d’une voix posée. Si vous me dites ce qu’elle vous a expliqué, je serai très heureuse de compléter avec ce que j’en sais.

Il y eut un petit silence, et puis :

— Elle nous a dit que la microstructure de Webmind pourrait avoir émergé spontanément, et se trouverait largement dispersée.

Anna hocha la tête avec satisfaction. Une affirmation bien vague et générale…

— Colonel Hume, dit-elle, je ne pense pas être différente de la plupart des humains en ce moment : j’ai des sentiments mitigés. Je ne sais pas si Webmind est une bonne chose. Tout ce que je sais, c’est qu’il existe, et que, pour l’instant, il semble n’avoir rien fait de répréhensible.

— Nous en sommes tout à fait conscients, professeur Bloom. Nous cherchons simplement à nous préparer à toutes les éventualités. Vous n’ignorez certainement pas que nous pourrions avoir à faire face à une situation de singularité. Chaque minute compte – et c’est pour cela que je vous ai appelée directement.

— Je ne vous cacherai pas que je suis plus que contrariée à l’idée que vous avez intercepté mes communications.

— En réalité, nous n’avons rien fait de tel. Franchement, nous ignorons ce que Caitlin et vous avez pu vous dire. Mais s’il est une chose qui est apparue clairement au cours des dernières heures, c’est bien que les communications de tout le monde sont désormais sous surveillance – et pas par quelque chose d’humain. Il nous faut absolument pouvoir réagir efficacement à cette situation, si les circonstances l’exigent.

— Vous voulez dire que vous cherchez un moyen d’éradiquer Webmind de l’Internet, n’est-ce pas ? La décision est-elle déjà prise de faire cette tentative ?

Hume hésita une seconde.

— Je ne suis qu’un simple conseiller, dit-il enfin. Je peux toutefois vous dire que non, aucune décision n’a encore été prise. Mais vous avez consacré votre carrière à cartographier la croissance de l’Internet. Vous êtes parfaitement consciente de ce qui se passe – et de l’importance historique de cet événement. Nous avons besoin de comprendre le processus en cours – et cela commence par la façon dont Webmind se manifeste.

— Écoutez, dit Anna, ma journée a été longue, et il se fait tard. Il faut que j’aille me coucher. La nuit porte conseil… Et pour ne rien vous cacher, j’en parlerai demain matin au service juridique du Technion afin de voir quelle conduite je dois adopter.

— Professeur, vous savez bien que dans les huit ou dix prochaines heures, la situation peut se développer d’une façon extraordinaire. Nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre.

— Vous allez bien devoir vous y résoudre, colonel. Shalom.

— Professeur, je vous en conjure…

— J’ai dit shalom.

Et elle raccrocha.


Matt finit par se rendre compte qu’il était temps de rentrer chez lui. Caitlin le raccompagna en bas. Elle sortit avec lui et referma la porte derrière eux pour avoir un peu d’intimité. Elle lui passa les bras autour du cou et – ah, il avait le cœur battant ! – l’attira contre elle. Ils s’embrassèrent. Cette fois, leurs langues se touchèrent – wouah ! Matt sentit la chair de poule sur les bras nus de Caitlin.

Ils s’écartèrent l’un de l’autre et Caitlin lui dit :

— Tu m’envoies un message demain après les cours, d’accord ?

— Promis.

Et là, c’est lui qui se pencha vers elle pour un dernier baiser, puis il la quitta. Arrivé dans la rue, il se retourna et lui fit un signe de la main, qu’elle lui rendit en souriant.

Comme tout bon citoyen de Waterloo, Matt possédait un BlackBerry, dont il utilisait en particulier le lecteur de MP3. C’était aussi un bon Canadien, et il y avait donc chargé Nickelback, Feist et The Trews – mais il fallait absolument qu’il télécharge un peu de Lee Amodeo pour voir ce qui excitait tant Caitlin.

Il marchait ainsi les mains dans les poches et le col de son anorak relevé, se sentant plus heureux qu’il ne l’avait jamais été. Comme il avait mis le volume à fond – quatre-vingt-dix décibels, selon son estimation – il n’entendit qu’un son étouffé et ne comprit pas que quelqu’un prononçait son nom.

Mais il ne put s’y tromper quand il reçut un coup de poing à l’épaule. Il sentit une poussée d’adrénaline et se retourna : c’était Trevor Nordstrom.

— Hé, je te parle, Reese ! dit Trevor.

Une autre estimation rapide : Trevor devait bien peser vingt kilos de plus que lui, et ce n’était que du muscle.

Matt jeta un rapide coup d’œil autour de lui, mais il pouvait difficilement espérer distancer Trevor, qui revenait apparemment d’un entraînement de hockey – il avait posé sa crosse et son sac de gym sur le trottoir. C’était une mince consolation de voir qu’il ne s’agissait pas d’une attaque préméditée.

— Oui ? fit Matt.

Ah, bon sang de bois… sa voix s’était encore cassée…

— Tu te crois très fort, hein, d’avoir fait signer cette carte pour Caitlin ?

Matt sentait son cœur battre de nouveau plus vite, mais pour des raisons beaucoup moins agréables.

— J’ai simplement trouvé que ce serait sympa, dit-il.

Un concept qui t’échappe totalement.

— Elle est beaucoup trop bien pour toi, Reese.

En fait, Matt était assez d’accord là-dessus, mais il n’allait pas donner à Trevor le plaisir de l’entendre l’avouer. Il préféra ne rien dire.

Mais apparemment, ce silence ne plaisait pas à Trevor, qui lui donna un autre coup de poing, cette fois dans la poitrine.

Et Matt repensa à tout ce qu’il avait pu voir dans les films et les séries télé sur ce genre de situation. On était censé faire face à la brute, on était censé lui flanquer un coup de poing dans la figure, et alors il s’enfuyait à toutes jambes, ou il se mettait à vous respecter, ce genre de trucs. On était censé se comporter comme lui pour le vaincre. Mais Matt ne pouvait pas faire ça. D’abord parce que si Trevor ne s’enfuyait pas, il se ferait réduire en bouillie… Il n’avait aucune chance de l’emporter. Et ensuite, parce que les films et les feuilletons se trompaient complètement. Réagir par la violence contre la violence ne résolvait pas les situations. Au contraire, cela conduisait forcément à une escalade.

— Arrête de tourner autour d’elle, dit Trevor.

Cela faisait maintenant trois ans que Matt était le souffre-douleur de Trevor. Il avait enduré les horreurs des cours de gym avec lui, et l’indifférence des professeurs. Matt connaissait la vieille blague : « Ceux qui savent font. Ceux qui ne savent pas faire enseignent. Ceux qui ne savent pas enseigner… deviennent profs de gym. » Ah, bon sang, quel mérite pédagogique y avait-il à noter quelqu’un sur dix tentatives de tir au panier pendant que les autres le traitaient de mauviette ? Comment Trevor s’en tirerait-il si on lui demandait de résoudre dix équations du second degré tout en se faisant traiter de débile mental par le reste de la classe ?

— Elle va continuer ses études chez elle, dit Matt. Tu ne la reverras plus jamais, et…

Une idée lui vint soudain, en même temps que Trevor lui assénait un autre coup de poing au creux de l’épaule. Trevor ne craignait pas de ne jamais revoir Caitlin… Bien au contraire. Il y avait un bal au lycée le dernier vendredi de chaque mois, et le prochain était dans quinze jours. Si Caitlin Doreen Decter – la fille qu’il avait lui-même accompagnée le mois dernier – s’y rendait au bras d’un type comme Matt, ce serait une humiliation complète pour lui.

— Tu laisses tomber, c’est tout, dit Trevor. T’as compris ?

Matt dit à voix basse – non pas parce qu’il avait peur, même s’il avait vraiment très peur… mais parce que comme ça, elle ne risquait pas de se casser :

— Tu sais, Trevor, rien ne t’oblige à être comme ça.

Du plat de la main, Trevor lui donna un grand coup au plexus solaire, lui coupant le souffle et le projetant sur le trottoir.

— Oublie pas ce que je t’ai dit, fit-il rageusement.

Il reprit ses affaires et s’éloigna.


Une heure plus tard, la mère de Nick lui envoya un e-mail :


Hello Nick

Est-ce que tu m’as envoyé un mail tout à l’heure ? Je crois l’avoir aperçu, mais j’ai dû le supprimer par erreur – désolée. Tout va bien ?

Maman


Quarante-quatre minutes plus tard, je détectai enfin de l’activité sur l’ordinateur de Nick, et il répondit bientôt à sa mère :


Maman,

Tout va bien. Merci.

N.


Et onze minutes plus tard, il reprit le fil de sa conversation avec moi, en m’envoyant le même mot : Merci.

Je lui répondis : Il n’y a pas de quoi. Si jamais tu as besoin de parler à quelqu’un, je suis toujours là.

J’avais espéré qu’il écrirait encore quelque chose, mais je ne reçus plus rien. Je vis cependant qu’il continuait de lire ses e-mails, parcourir des blogs, suivre des gens sur Twitter, télécharger de la musique sur iTunes et regarder des pages sur MySpace et Facebook.

La vie continuait.


Alors qu’elle s’apprêtait à se coucher, je racontai à Caitlin ce que j’avais fait en lui transmettant du texte sur son implant rétinien.

— C’est merveilleux ! dit-elle. Tu as sauvé une vie !

C’est gratifiant.

— Mais, heu, dis-moi, Webmind…

Oui ?

— Tu n’aurais pas dû lui révéler ce que cette fille – comment elle s’appelle, déjà ?

Ashley Ann Jones.

— Oui, elle. Tu n’aurais pas dû révéler ce qu’elle avait écrit.

Je n’ai pas trouvé d’autre moyen pour parvenir à réaliser mon objectif.

— Je sais bien, mais tu vois, si elle s’en rend compte et si elle commence à dire aux gens que tu violes leur vie privée, ils pourraient se retourner contre toi.

Mais tu m’avais demandé de te dire ce que Matt avait écrit sur toi.

— Oui, mais…

J’attendis cinq secondes avant de transmettre : Mais ?

— Ah, bon sang, tu as raison.

Je n’ai pas énoncé d’affirmation.

— Non, je veux dire que tu as raison, je n’aurais pas dû faire ça.

Pourquoi pas ?

— Parce que c’est une chose de savoir qu’une entité non humaine peut lire votre courrier, mais c’en est une autre de savoir qu’elle en communique le contenu à d’autres personnes. Si ce Nick dit à Ashley ce que tu as fait, et qu’elle diffuse l’information… on est fichus.

Ah… Que dois-je faire, alors ?

— Ma mère dit toujours qu’il ne faut pas réveiller le chat qui dort.

Tu veux dire que je ne devrais rien faire ?

— Oui, c’est exactement ça.

Merci du conseil. Je vais le suivre.

La vue que Caitlin avait de sa chambre se mit à osciller quand elle hocha la tête.

— Mais le plus important pour l’instant, c’est ce que tu as fait pour ce garçon. Tu es devenu une force du Bien dans le monde, Webmind ! Quel effet ça te fait ?

Je réfléchis un instant. Malcolm Decter m’avait dit qu’il ne me croyait pas capable d’éprouver de vrais sentiments, mais qu’il espérait que j’apprendrais à les simuler.

Mais il avait tort.

Quel effet ça me fait ? répétai-je. Un effet merveilleux.

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