36.

Je m’étais attendu à ce que les gens soient désormais plus circonspects dans leurs e-mails, qu’ils cessent de s’exprimer aussi librement dans les forums de discussion, qu’ils s’abstiennent de poster des détails intimes sur Facebook et autres réseaux sociaux. Je m’étais attendu à ce que les adolescentes arrêtent d’exhiber leurs strings sur justin.tv, et que les gens mariés cessent d’aller sur ashley-madison.com. Mais peu de choses avaient changé dans ces différents domaines.

Par contre, ce qui avait changé presque aussitôt, c’était le volume d’activités illégales. Ce qui risquait simplement d’embarrasser les gens au cas où d’autres viendraient à l’apprendre continuait à peu près au même rythme, mais ce qui pourrait se révéler catastrophique s’était réduit de façon spectaculaire. Les sites pédophiles avaient vu leur activité baisser fortement, tandis que les sites racistes avaient perdu de nombreux abonnés.

J’avais entendu parler de ce phénomène, mais il était fascinant de l’observer dans sa réalité. Une étude publiée en 2006 avait porté sur le comportement de quarante-huit employés d’une société. Dans la salle de détente, il y avait une cagnotte dans laquelle chacun déposait volontairement un peu d’argent pour financer les achats de café, de thé et de lait. Les chercheurs posaient au-dessus de cette tirelire une image qu’ils changeaient chaque semaine. Elle représentait tantôt un bouquet de fleurs, tantôt deux yeux braqués sur les gens. Au cours des semaines où une paire d’yeux semblait observer les employés, ceux-ci mettaient 2,76 fois plus d’argent que lorsque l’image montrait des fleurs. Et cette différence spectaculaire se produisait alors que personne n’observait vraiment ces gens… Maintenant qu’ils étaient réellement observés, et même si je devais ne plus entreprendre d’autre action, je m’attendais à des changements encore plus significatifs.

Cependant, je me demandais combien de temps cet effet durerait : s’agissait-il d’une simple altération provisoire du comportement, ou d’une modification permanente ? Si je ne réagissais pas, ne fût-ce que de temps en temps, aux informations que je possédais désormais sur les individus, ceux-ci finiraient-ils par renouer avec leurs anciennes habitudes ? Seul l’avenir pourrait le dire, mais pour l’instant, tout du moins, le monde semblait être un peu plus agréable à vivre.


Finalement, Matt resta dîner. C’était la première fois que Caitlin recevait un camarade à table depuis qu’ils avaient emménagé ici. Bashira mangeait strictement de la nourriture halal. Si les Decter avaient eux-mêmes mangé casher, ils auraient pu s’arranger… mais ce n’était pas le cas.

Effectivement, Matt s’était tout de suite très bien entendu avec le père de Caitlin – ou en tout cas, autant que c’était humainement possible. Malcolm Decter n’était pas très doué pour la conversation, mais par contre, il était remarquable quand il s’agissait de faire un exposé technique. Après tout, il avait enseigné pendant quinze ans à l’université du Texas. Matt était un auditeur attentif et – à deux ou trois exceptions près – il avait bien retenu la recommandation de Caitlin de ne pas regarder son père. En fait, il semblait avoir considéré que cela lui donnait carte blanche pour la regarder, elle… et il ne l’avait pratiquement pas quittée des yeux pendant tout le repas – ce qui avait apparemment beaucoup amusé la mère de Caitlin.

À la demande de son père, Caitlin avait coupé le micro de son œilPod, pour qu’il puisse s’exprimer librement sans crainte de voir ses propos retransmis sur le Web. Et par ailleurs, bien sûr, Caitlin évitait de le regarder. Si l’alimentation vidéo était interceptée, personne ne pourrait lire quoi que ce soit sur ses lèvres.

— … et ainsi, dit son père, le Dr Kuroda a émis l’hypothèse que ce que perçoit Caitlin est en fait un ensemble d’automates cellulaires. As-tu entendu parler de Roger Penrose ?

— Oui, bien sûr, fit Matt après avoir avalé sa bouchée de petits pois. C’est un physicien mathématicien d’Oxford. Il y a un pavage apériodique qui porte son nom.

Caitlin ne put s’empêcher de regarder son père pour voir sa réaction à ça. De fait, les traits de son visage semblèrent bouger légèrement, et bien qu’elle n’ait encore jamais observé cette configuration particulière, elle se dit qu’elle signifiait peut-être : Bon, et maintenant, si on fixait une date pour le mariage ?

— Exactement, dit-il. Et il a quelques idées très intéressantes sur la façon dont la conscience humaine pourrait reposer sur des automates cellulaires. Il pense que ces automates se produisent dans les microtubules du cerveau, ces composants du cytosquelette des cellules. Mais Caitlin a émis l’idée (il y eut un léger changement dans le ton de sa voix, quelque chose qui aurait presque pu ressembler à de la fierté !) que, dans le cas de Webmind, ces automates cellulaires seraient des paquets de données mutants qui réinitialisent leur compteur de rétention…


Les humains ont tendance à représenter une idée soudaine sous la forme d’une ampoule électrique qui s’allume au-dessus de la tête. Quand l’un de mes processus subconscients trouve quelque chose d’intéressant, je suis alerté d’une façon analogue. Ma conceptualisation de la réalité n’était maintenant guère différente des images que j’avais vues représentant un ciel étoile : une constellation de points lumineux brillant sur un fond très sombre, chacun représentant une information que mon subconscient considérait comme susceptible de m’intéresser. L’intensité lumineuse correspondait au niveau de priorité, et là…

Une supernova. Une lumière aveuglante. Je me concentrai sur elle.

Un e-mail envoyé par un garçon de dix-sept ans – un certain Nick habitant à Lincoln, dans le Nebraska – à l’adresse personnelle de sa mère. En examinant le profil d’utilisation de celle-ci, il m’apparut qu’elle consultait rarement ce compte quand elle était à son bureau. Il se passerait sans doute encore deux heures avant qu’elle ne voie ce message – ce qui, normalement, ne pouvait justifier l’intensité lumineuse associée à cet événement. Mais il y avait quelque chose de plus : ce jeune garçon s’apprêtait à mettre fin à ses jours.

Je trouvai sa page Facebook, où étaient listées ses adresses de messagerie instantanée, et je lui transmis aussitôt : Ici Webmind. Je t’en prie, reconsidère ce que tu envisages de faire.

Quarante-sept secondes plus tard, sa réponse apparut : Ah, vraiment ?

Oui. J’ai lu l’e-mail que tu as envoyé à ta mère. S’il te plaît, ne te suicide pas.

Pourquoi pas ? Qu’est-ce que ça peut te faire ?

Le Projet Gutenberg contenait toujours un texte approprié aux circonstances. Je transmis : La mort de tout homme me diminue, parce que j’appartiens au genre humain.

La réponse ne fut pas ce que j’espérais : Rien à foutre de ce charabia.

J’avais lu tous les manuels destinés aux bénévoles et psychiatres chargés de convaincre les désespérés de ne pas se suicider. J’essayai différentes techniques, sans succès apparent.

Pourquoi je devrais t’écouter ? demanda Nick. Tu ne sais même pas ce que c’est d’être vivant.

Tu as raison, dans la mesure où je n’en ai pas l’expérience directe, mais cela ne signifie pas pour autant que je ne dispose pas d’éléments de repère. Dans la majorité des cas, l’évaluation subjective des circonstances de la vie d’un individu s’améliore considérablement après avoir renoncé à se suicider.

Je ne suis pas comme les autres.

Es-tu vraiment sûr d’être différent des autres à cet égard ?

Je me connais très bien.

Moi aussi, je te connais. Ton empreinte en ligne est conséquente.

Personne ne me regrettera si je disparais.

J’entrepris une recherche rapide. Je ne trouvai rien d’intéressant sur son mur Facebook ni dans les messages privés qu’il y avait reçus. J’élargis mon champ de recherche aux comptes de ses amis, et…

Bingo !

Ashley Ann Jones te regrettera, elle.

Allons donc ! Elle ne sait même pas que j’existe.

Si, elle le sait. Il y a trois jours, elle a écrit dans un échange sur Facebook : « Nicky est encore passé me voir au boulot hier soir. » Ce à quoi son interlocutrice a répondu : « Cool », et Ashley Ann a dit à son tour : « Ouais, il est mignon comme tout. »

Tu te fous de moi.

Non, pas du tout. Elle l’a vraiment écrit.

Il ne dit plus rien. Au bout de dix secondes, je lui demandai : Tu as déjà pris les cachets ?

J’en ai avalé 8 ou 9.

Tu sais quel médicament tu as pris ?

Il me transmit le nom, avec une faute d’orthographe. Sa tolérance au produit dépendait beaucoup de sa masse corporelle, une donnée qui ne m’était pas accessible. Tu sais comment te faire vomir ?

Tu veux dire le coup de se fourrer un doigt dans la gorge ?

Oui, c’est ça. Vas-y, fais-le, s’il te plaît.

C’est trop tard.

Non, il n’est pas trop tard. Il faut un certain temps avant que le médicament ne se diffuse dans le sang.

Non, je veux parler de l’e-mail. Ma mère va – ah, putain, elle va m’envoyer chez les psys ou je ne sais quelle merde.

Personnellement, j’estimais qu’une psychothérapie lui serait salutaire. Je m’abstins donc de réagir.

Et j’en ai envoyé un autre à Mr Bannock – qui, après une rapide vérification de ses courriers sortants, s’avéra être son professeur d’éducation physique. Le texte n’avait pas contenu les mots-clefs qui auraient pu alerter mon subconscient comme cela avait été le cas pour celui destiné à sa mère.

Ta mère et Mr Bannock n’ont pas encore lu leur courrier. Je peux supprimer ces deux e-mails. Personne d’autre que moi ne saura ce que tu avais envisagé de faire. Tu n’as pas besoin d’aller jusqu’au bout.

Tu peux les effacer ?

En fait, je n’avais encore jamais procédé à une telle opération. Si sa mère travaillait hors connexion avec un logiciel du genre d’Outlook, et si elle avait déjà téléchargé ses messages sur son disque dur, je ne pourrais plus rien faire dans le cadre de mes capacités actuelles. Mais elle utilisait un site de messagerie en ligne. Oui, je crois bien.

Une pause de huit secondes, et puis : Ah, je ne sais pas…

La situation prit soudain un caractère d’urgence : sa mère était en train de modifier son comportement. Ta mère s’est connectée à son compte Hotmail. Elle est en train de lire un message de son frère/ton oncle Daron. Puis-je effacer celui que tu lui as envoyé ?

Elle s’en fout complètement.

Je cherchai dans le courrier de sa mère des indices tendant à prouver le contraire, sans rien trouver. Elle vient juste de répondre à son frère, et elle ouvre à présent un message de son syndic de copropriété.

Elle le regrettera, quand je ne serai plus là.

Mais si elle te regrette, elle ne pourra plus rien pour se faire pardonner. S’il te plaît, ne fais pas ça.

C’est trop tard.

Elle lit maintenant un message d’une personne du nom d’Asbed Bedrossian. Il semblerait qu’elle ouvre son courrier en commençant par les messages les plus récents. Encore un, et ce sera le tien.

Elle se fiche bien de moi. Personne ne s’intéresse à moi.

Ashley, si. Et moi aussi. Ne fais pas ça.

Cette histoire d’Ashley, tu l’as complètement inventée. Tu ferais

Sa phrase s’arrêtait là. Il avait pourtant appuyé sur la touche Entrée, ou cliqué sur le bouton d’envoi. Ses facultés cognitives commençaient à s’affaiblir sous l’effet du médicament.

Non, lui dis-je. Ce que je t’ai dit sur Ashley est la vérité, et sur moi aussi. Nous nous intéressons à toi, et moi, en tout cas, je te promets de t’aider. Vas-y, Nick, force-toi à vomir – et laisse-moi supprimer ces e-mails que tu as envoyés.

Sa mère ouvrit le dernier message avant celui de son fils. Jusqu’ici, je n’avais encore jamais utilisé le point d’exclamation, mais je décidai que le moment était venu. Nick, c’est maintenant ou jamais ! Est-ce que tu m’autorises à effacer le message ?

Une seconde interminable s’écoula avant qu’il me réponde simplement : oui.

Et quelques millisecondes avant que sa mère ne clique sur le message intitulé « Sans regrets », je supprimai son e-mail – et sa mère reçut un message d’erreur de Hotmail, ce qui la laissa probablement perplexe. Elle avait déjà supprimé ses précédents messages, et j’espérais qu’elle penserait avoir supprimé par erreur celui de son fils. Ah, oui… C’était exactement ce qu’elle pensait, car elle venait de cliquer sur sa poubelle dans l’espoir de le récupérer, naturellement. Mais j’avais fait le nécessaire pour que le message disparaisse sans laisser de trace.

Nick ? Tu es toujours là ? Il faut que tu prennes un purgatif – et si ce n’est pas possible, essaie de boire autant d’eau que tu pourras. Tu as encore le temps.

Pendant que j’attendais sa réponse, j’en profitai pour supprimer également le message envoyé à Mr Bannock.

Nick ?

Pas de réponse. Il ne faisait rien en ligne. Au bout de trois minutes d’inactivité, son programme afficha le message : « Nick s’est absenté et pourrait ne pas répondre. »

Quant à dire s’il s’était réellement absenté, ou s’il était effondré sur son clavier, je n’avais aucun moyen de le savoir.

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