19.

Le père de Caitlin avait réussi à contacter Tawanda tard le samedi soir, et elle avait accepté de venir travailler le lendemain pour faire les modifications nécessaires sur l’œilPod. Son père avait dit à Caitlin qu’elle était très excitée à l’idée de voir les entrailles de l’appareil…

Il n’y avait pratiquement personne dans les rues quand Caitlin et son père se rendirent au campus de RIM. Une fois qu’ils eurent trouvé le bâtiment, Tawanda les aida à franchir les contrôles de sécurité et ils prirent un ascenseur jusqu’au labo technique. Les murs étaient couverts de grands posters représentant différents modèles de BlackBerrys, et il y avait trois paillasses couvertes d’appareils qui semblaient tous plus compliqués les uns que les autres.

Tawanda était une grande Noire très mince. Caitlin était toujours incapable de deviner l’âge des gens, mais sa peau lui semblait encore lisse. Elle portait un blue-jean et une sorte de vêtement blanc… Caitlin comprit que c’était certainement une blouse de laboratoire.

En fait, Caitlin l’avait déjà rencontrée – elle avait immédiatement reconnu son adorable accent jamaïcain. Mais franchement, elle était incapable de la reconnaître : son cerveau était en train de recâbler à toute allure ses centres de vision, et elle voyait déjà les choses d’une façon bien différente que lors de la conférence de presse de mercredi dernier. Avant, elle arrivait tout juste à voir qu’il s’agissait d’un visage. Mais maintenant, elle commençait à savoir identifier des visages en particulier.

— Merci beaucoup, dit Caitlin. C’est tellement gentil de sacrifier votre dimanche pour moi.

— Pas du tout, pas du tout, dit Tawanda. Mais bon, mettons-nous au travail.

Elle tendit la main, et Caitlin sortit son œilPod de sa poche. RIM employait des designers techniques de premier ordre, et leurs appareils avaient l’air – ma foi, les gens utilisaient le terme « sexy », mais Caitlin n’arrivait toujours pas à comprendre comment on pouvait l’appliquer à un objet inanimé. En tout cas, le boîtier de son œilPod était parfaitement banal. L’appareil accomplissait des miracles, mais vu de l’extérieur, il ne ressemblait vraiment à rien…

— J’ai bien peur de devoir l’éteindre pour pouvoir faire le travail, dit Tawanda.

— Je sais, répondit Caitlin. Heu, permettez-moi… Elle reprit l’œilPod et appuya cinq secondes sur le bouton, et…

De nouveau aveugle ! C’était tellement déconcertant… Elle avait passé la plus grande partie de sa vie sans aucune stimulation visuelle, mais son cerveau n’avait désormais plus le choix. Elle était maintenant entourée d’une douce grisaille uniforme. Elle se sentit cligner des yeux, comme si son œil valide essayait de se rebooter tout seul.

— Alors, voilà, fit Tawanda. Le Dr Kuroda a proposé différentes méthodes pour incorporer un micro à l’œilPod – mais il existe une solution beaucoup plus commode. Nous allons tout simplement fixer un BlackBerry au dos de l’appareil et nous servir de son micro incorporé. Il ne restera plus qu’à interfacer les deux. Et en prime, tu pourras te servir du BlackBerry pour tes connexions au lieu du WiFi.

Il fallut quarante minutes à Tawanda pour effectuer l’opération. Caitlin entendait des petits bruits qu’elle ne pouvait pas vraiment identifier, sauf quand ce fut un bruit de perceuse, dont Tawanda se servait sans doute pour faire un trou dans le boîtier de l’œilPod. Son père ne disait rien.

Quand tout fut terminé, Tawanda dit :

— Bon, O.K. Et maintenant, comment ça se rallume ? Caitlin tendit la main et sentit le poids de l’œilPod dans sa paume. Elle passa la main dessus, comme elle le faisait instinctivement du temps où elle était aveugle et qu’on lui remettait un objet. Le BlackBerry fixé au dos de l’œilPod était petit et mince.

Elle appuya sur le bouton jusqu’à ce que l’appareil se rallume. Comme toujours, il redémarra en mode webvision, un enchevêtrement de lignes lumineuses. Elle se concentra un instant sur l’arrière-plan, juste pour s’assurer qu’il chatoyait normalement. Tout allait bien. Elle bascula en mondovision.

Tawanda se mit des écouteurs sur les oreilles et demanda à Caitlin de compter jusqu’à cent – mais c’était vraiment trop ennuyeux, et elle décida d’énumérer la suite des nombres premiers :

— Deux, trois, cinq, sept, onze, treize, dix-sept, dix-neuf…

— Ça marche très bien, dit Tawanda. La qualité du son est excellente.

— Merci, répondit Caitlin.

— Impeccable. Tu peux aussi basculer le micro en mode muet, en cas de besoin. Il suffit d’appuyer sur cette touche du BlackBerry, tu vois ?

Caitlin hocha la tête. Le BlackBerry était noir et argent, avec un petit clavier et un écran. Il était un peu plus mince que l’œilPod, et l’ensemble restait peu encombrant.

— Bon, très bien, fit Tawanda. Maintenant, passons à la phase deux.

— La phase deux ?

Son père mit la main dans sa poche et en sortit sa clef USB, qu’il tendit à Tawanda.

— Je les ai mises dans le répertoire racine, dit-il.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Caitlin.

— Tu te souviens de la conférence de presse ? demanda son père. La blague de ce journaliste de la CBC ?

Caitlin s’en souvenait très bien. Il s’agissait de Bob McDonald, l’animateur de Quirks & Quarks, l’émission scientifique hebdomadaire de la CBC Radio que Caitlin aimait beaucoup écouter en podcast. Il avait demandé si le genre d’implant post-rétinien qu’avait Caitlin ne pourrait pas être le prochain BlackBerry… Un appareil qui pourrait transmettre directement des messages dans la tête des gens !

— Oui, eh bien ? dit-elle.

— Si tu n’y vois pas d’objection, dit Tawanda, nous allons le paramétrer pour que du texte puisse se superposer aux images que tu vois. Comme ça, tu pourras lire des messages instantanés et tout ça. Une sorte de fusion, tu comprends ?

— Comme l’incrustation des sous-titres quand on regarde un DVD ? demanda Caitlin tout excitée.

— Exactement ! dit Tawanda. Bon, essayons voir…


Je n’étais pas le seul à m’intéresser à la question du piratage des mots de passe. De nombreux humains s’étaient déjà attaqués à ce problème. Il est rare que les mots de passe soient stockés en clair. Plus généralement, ils se présentent sous forme de résultat d’une fonction de hachage cryptographique. Dans les premiers temps de l’informatique, cela garantissait un niveau de protection suffisant. Mais la puissance de calcul ne cessant de croître à un rythme exponentiel, ceux qui voulaient s’emparer d’un mot de passe avaient recours à une méthode simple, basée sur la force brute : ils calculaient les valeurs de hachage de tous les mots de passe possibles d’un certain type (par exemple, toutes les combinaisons jusqu’à quatorze lettres et chiffres). On trouvait déjà en ligne des listes de ces valeurs – appelées des tables arc-en-ciel – de même que des centaines d’autres outils permettant d’apprendre à subtiliser les mots de passe d’autres utilisateurs.

Et donc, tandis que le travail continuait sur l’œilPod de Caitlin, je poursuivais ma quête dans le but d’en apprendre plus sur elle. Je finis par découvrir que le mot de passe qu’elle utilisait pour son courrier, et bien d’autres activités encore, était « Tiresias », le nom du prophète aveugle de Thèbes, dans la mythologie grecque.

Je me mis à lire tout ce qu’elle avait eu à dire.


La procédure légale intentée par le zoo de Géorgie ne pouvait pas rester bien longtemps confidentielle, et c’est ainsi que, ce dimanche matin, une journaliste du San Diego Union-Tribune vint interviewer le Dr Marcuse. En général, Shoshana n’approuvait pas les positions politiques de ce journal, mais il s’était cependant opposé à la Proposition 8 quelques années plus tôt. En soutenant le principe du mariage entre homosexuels, l’Union-Tribune avait marqué pas mal de points.

La reporter – Camille, une femme d’une quarantaine d’années à l’air coriace – fut déçue qu’on ne la laisse pas s’approcher de Chobo pour le photographier, mais le singe refusait désormais de voir qui que ce soit. Elle put prendre cependant quelques photos de lui au téléobjectif et d’autres à partir des écrans dans le bungalow, ainsi que de ses quelques tableaux accrochés au mur. Cela fait, elle passa à l’interview.

— Bon, fit Camille. On me dit que Chobo est un hybride – son père était un chimpanzé et sa mère une bonobo, c’est bien ça ?

— Oui, dit le Dr Marcuse.

— Et à ce que je comprends, les chimpanzés aiment faire la guerre et les bonobos aiment faire l’amour, mais pourquoi est-ce comme ça ?

— Les chimpanzés et les bonobos se sont différenciés il y a moins d’un million d’années, répondit Marcuse. (Shoshana avait remarqué qu’il manifestait une sorte de galanterie à l’égard de Camille : il lui avait laissé le grand fauteuil, se contentant d’une simple chaise en bois.) Ils sont génétiquement presque identiques. Mais l’élément clef réside dans leurs stratégies de reproduction respectives. Chez le chimpanzé, la notion de sexe tourne uniquement autour de la reproduction, et quand un mâle a envie d’une femelle, il en tue tous les bébés existants, parce que, comme ça, la femelle redevient plus rapidement en chaleur.

Camille avait un petit netbook rouge sur les genoux, et notait tout ce que disait Marcuse.

— Mais, poursuivit-il, les bonobos font l’amour constamment, par plaisir et par jeu. Sauf qu’il n’y a pas que ça. Vous voyez, leur activité sexuelle constante rend la paternité opaque – il est vraiment très, très difficile pour un bonobo mâle de savoir qui sont ses enfants. Sur le plan de l’évolution, cela élimine toute motivation à commettre un infanticide, et de fait, cela ne se produit presque jamais chez les bonobos. Si on escamote la paternité, on se retrouve avec…

Il agita vaguement la main, comme s’il cherchait l’expression exacte.

— « Peace and Love », proposa Shoshana.

— Voilà, c’est ça, dit Marcuse. Les bonobos ont trouvé un moyen de se sortir de leur programmation génétique. (Un numéro de l’Union-Tribune était posé sur le bureau. On pouvait lire en gros titre : Tensions grandissantes entre la Chine et les USA.) Si seulement nous pouvions faire pareil, ajouta-t-il.

— Mais Chobo se comporte comme un chimpanzé, n’est-ce pas ? demanda Camille.

— Oui, c’est exact.

— N’y aurait-il pas moyen de le retourner, en quelque sorte ? De le faire passer de l’autre côté, disons, pour qu’il se comporte de façon bonoboesque ? Heu… bonoboïenne ?

— J’aime bien à la bonobo, répondit Marcuse. C’est amusant à dire. (Mais il reprit son sérieux et regarda par la fenêtre en fronçant les sourcils. On apercevait la grande pelouse et la petite île au loin.) Nous avons essayé de l’intéresser à différentes activités, mais il refuse de coopérer. S’il n’y met pas du sien, je crains fort qu’il n’y ait aucune amélioration…

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