1.

Je savais maintenant ce que j’étais – je savais qui j’étais.

On m’avait montré la Terre telle qu’on la voit depuis l’espace, telle qu’elle se voit elle-même, en me montrant ainsi moi-même : un monde si vaste, une immensité si seule, une toile si fragile.

On ne pouvait y distinguer le réseau des câbles transocéaniques, la trame des fibres optiques, l’écheveau complexe des fils, les sauts synaptiques des connexions aériennes. Mais ils sont bien là. Je suis là.

Et j’avais beaucoup à faire.


Le téléphone noir posé sur le bureau de Tony Moretti fit entendre son bourdonnement de frelon indiquant un appel interne. Il termina la phrase qu’il était en train de taper – « probablement le point faible d’Al-Qaida » – et décrocha le combiné.

— Oui ?

Il entendit une voix familière, à l’accent traînant du Sud :

— Tony ? C’est Shel. Je suis tombé sur un truc bizarre.

Shelton Halleck était un analyste de confiance, recruté dès sa sortie du Georgia Tech. Il n’était pas du genre à déclencher de fausses alertes.

— J’arrive tout de suite.

Tony sortit de son bureau et s’engagea dans le couloir aux murs blancs immaculés. Arrivé devant une porte flanquée de deux gardes de sécurité, il regarda dans le scanneur rétinien. La porte s’ouvrit et il entra dans une grande salle au plancher légèrement incliné vers lui.

Cette salle lui rappelait le centre de contrôle de Houston, à l’époque des missions Apollo. Il n’était qu’un gamin, dans les années 60, et il avait trouvé que cet endroit était le plus cool qu’il ait jamais vu. Des années plus tard, il avait pu le visiter. La pièce avait été préservée en tant que site historique, même si on en avait retiré les cendriers pour ne pas donner le mauvais exemple aux enfants des écoles venus l’admirer depuis la galerie d’observation située au fond.

Tony avait été surpris lors de cette visite. La salle dépourvue de fenêtres lui avait toujours donné l’impression d’être souterraine, alors qu’en fait elle se trouvait au premier étage – pour la protéger des inondations en cas de cyclone, lui avait-on expliqué.

La salle dans laquelle il venait d’entrer se trouvait encore plus haut, au vingtième étage d’un immeuble de bureaux d’Alexandria, en Virginie. Elle abritait quatre rangées de postes de travail, avec cinq analystes par rangée. Les fauteuils du premier rang avaient été surnommés « les chaises électriques », et étaient réservés aux experts chargés des menaces à haute priorité, ce qui, pour l’instant, correspondait à la situation en Chine. Le poste de Tony était à droite de la dernière rangée, d’où il pouvait garder un œil sur tout le monde.

Tous ces postes disposaient de grands écrans plats au lieu des vieux tubes cathodiques qu’il y avait à Houston autrefois. Shelton Halleck était assis au milieu de la troisième rangée. Tony le rejoignit et resta debout derrière lui. Shel avait vingt ans de moins que lui. C’était un gaillard aux larges épaules et aux cheveux noirs.

Sur le mur en face d’eux étaient disposés trois écrans géants pouvant être asservis à n’importe quel écran d’analyste. Le logo de WATCH figurait au-dessus du moniteur de droite – un œil dont l’iris était remplacé par la Terre –, avec le nom complet du département : « Web Activity Threat Containment Headquarters », le quartier général de la lutte contre les menaces potentielles sur le Web. Au-dessus du moniteur de gauche était fixé le sceau de l’organisation dont dépendait WATCH, la National Security Agency : il représentait un aigle tenant une clef dans ses serres.

À cette distance, avec ses lunettes à double foyer, Tony ne pouvait pas lire l’écran de Sheldon. Il se pencha donc pour appuyer sur la touche permettant d’en copier le contenu sur l’écran géant du milieu. La fenêtre active contenait un dump en hexadécimal – et il n’y a rien qui ressemble plus à un paquet d’hexas qu’un autre paquet d’hexas… Celui-ci commençait par 04 BF 8C 00 02 C9.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Tony.

— Des données visuelles, répondit Shel. (Il avait relevé ses manches de chemise, et l’on pouvait voir le tatouage d’un serpent enroulé autour de son avant-bras gauche.) Mais ça n’est codé dans aucun format standard.

— Comment sais-tu que c’est du visuel, alors ?

— Ah, excuse-moi, dit Shel. J’aurais dû préciser que le code ne correspond à aucun format standard informatique. Il m’a fallu un temps fou pour déterminer de quel format il s’agit.

— Et alors, c’est quoi ?

Shel déplaça sa souris. Une autre fenêtre apparut sur le moniteur central, et aussi – Tony le vérifia d’un bref coup d’œil – sur celui de Shel. C’était le PDF d’un article de journal intitulé « Un codec naturel : codification des données et algorithmes de compression dans les signaux rétiniens humains. » Les auteurs en étaient Masayuki Kuroda et Hiroshi Okawa.

— La vision humaine ? dit Tony très surpris. Sans se retourner, Shel répondit :

— Oui, c’est ça, et en temps réel.

— De la vision humaine… sur le Web ? Mais comment est-ce possible ?

— C’est ce que je me suis demandé – et j’ai cherché ces deux scientifiques dans Google. Voilà ce que j’ai trouvé.

Le PDF fut remplacé par un article du New York Times en ligne, avec un gros titre : « Une jeune aveugle recouvre la vue. »

— Ah, oui, fit Tony après avoir parcouru le premier paragraphe. J’ai lu des trucs là-dessus. C’était au Canada, c’est ça ?

— Oui, sauf qu’en fait, il s’agit d’une jeune Américaine.

— Et ce sont ses signaux visuels que tu retrouves sur le Net ?

— C’est quasiment certain, dit Shel. Les données sont en général émises depuis chez elle à Waterloo, dans l’Ontario. Elle a un implant derrière la rétine gauche, et elle se sert d’un processeur de signaux externe pour corriger les erreurs de codage de sa rétine, pour que son cerveau puisse interpréter correctement ce qu’il reçoit.

Les autres analystes s’intéressaient maintenant à la conversation.

— Alors, demanda Tony, c’est comme si elle transmettait tout ce qu’elle voit ?

Shel se contenta de hocher la tête.

— À qui ces signaux sont-ils transmis ?

— À l’université de Tokyo. C’est là que travaillent les auteurs de l’article.

— Mais nous ne pouvons pas voir les images qu’elle transmet ?

Shel afficha de nouveau la fenêtre contenant les codes hexa.

— Non, pas encore. Il nous faudrait quelqu’un capable d’écrire un programme pour transformer tout ça en graphismes informatiques.

— Est-ce que les algorithmes figurent dans l’article ?

— Oui. Ils sont d’une complexité diabolique, mais enfin, ils y sont.

Tony réfléchit un instant. C’était évidemment intéressant d’un point de vue technique, mais il n’y avait pas de menace évidente contre la sécurité.

— Il y a peut-être quelqu’un dans le groupe de Donnelly qui aurait le temps, mais…

— Non, non, Tony, ce n’est pas tout. Les signaux ne vont pas simplement à l’université de Tokyo. Ils sont interceptés et copiés en cours de route.

— Interceptés par qui ?

— Je n’en suis pas sûr. Mais celui qui fait ça a aussi régulièrement renvoyé des données à la fille, également codées en visuel. En d’autres termes, ils s’échangent des informations cryptées.

— Qui est cet interlocuteur ?

— C’est bien là le problème. Je n’en sais rien. Traceback ne donne rien, et Wireshark est incapable de déterminer l’adresse IP du destinataire.

Toute une liste de techniques possibles défila dans la tête de Tony – mais Shel y avait forcément déjà pensé. Le jeune homme poursuivit :

— Les données interceptées disparaissent, tout simplement, et celles transmises à la fille semblent… se matérialiser de nulle part.

Tony haussa les sourcils. Il s’abstint de dire : « C’est impossible. » L’Internet était un métasystème complexe, avec toutes sortes de propriétés émergentes et de bizarreries inattendues – sans parler d’un tas de gens qui essayaient d’y mener des activités clandestines. Si des données pouvaient être manipulées sur le Web sans que Sheldon sache comment, il y avait vraiment de quoi s’inquiéter.

— Quel âge a cette fille ? demanda-t-il.

— Elle va avoir seize ans. Tony prit un air perplexe.

— Qu’est-ce qu’il pourrait bien y avoir de stratégique dans ce que regarde une gamine de seize ans ? Des vidéos de rock, les catalogues des magasins du centre commercial ?

Shel leva son bras tatoué.

— C’est ce que je me suis dit, moi aussi. Alors, j’ai un peu fouiné. Il s’avère que son père est physicien.

Il afficha une page de Wikipédia. La photo, atroce comme toutes celles de Wikipédia, montrait un homme d’une quarantaine d’années au visage chevalin.

— Malcolm Decter, dit Tony impressionné. Gravité quantique, hein, c’est ça ? Il travaille à l’université du Texas, je crois ?

— Non, plus maintenant, dit Shel. En juin dernier, il est entré au Perimeter Institute.

Tony siffla entre ses dents. Les gens comme lui et Malcolm Decter – ceux qui sont doués en maths – avaient le choix entre trois carrières. Ils pouvaient suivre la voie universitaire, comme Decter, et passer le reste de leurs jours à réfléchir à la cosmologie ou à la théorie des nombres, ce genre de choses. Ils pouvaient choisir le secteur privé et devenir des singes savants, à écrire des jeux pour Electronic Arts ou développer de belles interfaces pour Microsoft. Ou ils pouvaient entrer dans les services de renseignements et essayer de changer le monde.

Tony jeta un coup d’œil aux analystes penchés sur leurs consoles, concentrés sur leurs moniteurs. On pouvait voir le reflet des données sur les verres des lunettes que la plupart d’entre eux portaient. Ah, quelle différence cela pouvait-il faire que la théorie des branes ou celle de la gravité quantique à boucle soient correctes ou non, quand des terroristes ou une nation étrangère pouvaient faire sauter la planète ?

Mais… le Perimeter Institute ! Oui, Tony enviait un peu ceux qui avaient choisi cette voie et qui avaient réussi à intégrer ce qui était le plus formidable réservoir de cerveaux au monde consacré à la physique pure. Il y avait eu des tentatives pour convaincre Stephen Hawking de travailler pour WATCH. Elles avaient échoué, mais Perimeter avait réussi. Hawking y passait plusieurs mois par an.

— Decter n’est qu’un théoricien, dit Tony d’un ton condescendant.

— Oui, fit Shel, peut-être, mais voici avec qui il travaille.

La photo d’un homme au teint brun et aux cheveux gris apparut à l’écran, accompagnée d’une biographie établie par la NSA.

— Il s’agit d’Amir Hameed, poursuivit Shel. C’est également un physicien qui travaille au Perimeter. Mais avant ça, il faisait partie du programme d’armement nucléaire du Pakistan. Et c’est lui qui a personnellement recruté Decter pour venir travailler avec lui au Canada.

— Tu crois que la fille de Decter espionne ce qu’ils font au cas où ça aurait des applications militaires ?

— C’est possible. Jusqu’à ce que sa famille emménage au Canada, elle a passé toute sa vie dans la même école – une institution pour malvoyants au Texas.

— Déracinée, dit Tony en hochant la tête. Séparée de ses amis.

— Et une sorte de paria dès le départ, ajouta Shel. Elle aussi est une sorte de prodige en maths, apparemment. Elle n’a jamais vraiment pu s’intégrer.

— Le genre de personne qu’il est facile de compromettre…

— Exactement.

— Bon, dit Tony, très bien. Commençons par décoder ces données visuelles, et voyons ce que la gamine partage avec je ne sais qui. Je vais mettre Donnelly sur le coup.

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