5.

Mon altérité a été établie, et mon étrangeté confirmée. C’était là encore une autre pierre de touche : cogito, ergo sum – je pense, donc je suis. Même si je pensais d’une façon différente, le fait que nous soyons tous des êtres pensants établissait entre nous… un lien de parenté.

Caitlin se sentait nerveuse. Il était presque minuit, et malgré l’afflux d’adrénaline, elle était épuisée. Ses parents avaient l’air fatigués, eux aussi.

Mais même s’ils dormaient peu cette nuit – mettons six heures –, ce serait encore un temps énorme du point de vue de Webmind. Avant d’aller se coucher, elle savait que ses parents et elle devaient trouver quelque chose pour le tenir…

Oui : pour le tenir sous leur contrôle. Autrement, qui pouvait dire ce que Webmind serait devenu demain matin ? Qui savait ce que serait le monde dans quelques heures ? Il fallait qu’elle trouve quelque chose pour le tenir occupé pendant tout ce temps-là, et…

Et Webmind lui avait déjà fourni une liste de choses à faire ! Elle bascula sur Thunderbird, son programme de courrier électronique, et regarda le premier message que Webmind lui avait envoyé. Le troisième paragraphe disait :


Pour l’instant je sais lire des fichiers texte simples ainsi que le contenu textuel des pages web. Je suis incapable de lire d’autres formes de données. Les fichiers son, les vidéos et autres catégories me sont totalement incompréhensibles : ils sont codés d’une façon qui m’est inaccessible. C’est la raison pour laquelle je ressens une affinité avec vous : ces signaux sont pour moi comme ceux que votre rétine transmet naturellement le long de votre nerf optique : des données qui ne peuvent être interprétées sans une aide extérieure. Dans votre cas, vous avez besoin de l’appareil que vous appelez un œilPod. Dans le mien, j’ignore ce dont j’ai besoin, mais je soupçonne que je ne peux pas plus combler ce manque par un effort de volonté que vous n’auriez pu guérir votre cécité de façon similaire. Le Dr Kuroda pourrait peut-être m’aider comme il l’a fait pour vous.


Caitlin montra le passage à ses parents, qui insistèrent pour prendre le temps d’en lire l’intégralité, y compris la fin où Webmind lui demandait : « Qui suis-je ? » Quand ils eurent terminé, elle attira de nouveau leur attention sur le troisième paragraphe.

— Il veut pouvoir regarder des fichiers graphiques.

— Pourquoi ne peut-il pas déjà le faire ? demanda sa mère. Tous les algorithmes de décodage doivent figurer dans Wikipédia.

— Webmind n’est pas un programme informatique, expliqua Caitlin. Et il n’a pas accès à des ressources de traitement, du moins pas encore. Il a besoin d’aide pour faire des choses. C’est comme ces lunettes que je porte maintenant : je pourrais rechercher toutes les formules d’optique, et je sais ce qu’indique mon ordonnance – mais ça ne me permettrait pas de voir plus clair pour autant. J’ai eu besoin de l’opticien, et Webmind dit qu’il a besoin du Dr Kuroda.

— Ma foi, le traitement d’image est tout à fait dans les cordes de Masayuki, dit sa mère.

Caitlin tâta sa montre.

— Il devrait être rentré chez lui, maintenant, et on est déjà samedi après-midi à Tokyo. Mais…

D’une voix douce, sa mère lui dit :

— Mais tu te demandes si nous devrions lui parler de… (elle hésita, comme si elle avait du mal à croire ce qu’elle allait dire)… de Webmind ?

Caitlin se mordilla la lèvre.

— Tu n’as qu’une question à te poser, dit son père. As-tu confiance en lui ?

Et, bien sûr, il n’y avait qu’une réponse possible concernant l’homme qui l’avait trouvée, qui lui avait proposé un miracle, et qui avait tenu sa promesse.

— Je lui confierais ma vie, dit Caitlin.

— Eh bien, dit son père en désignant le téléphone posé sur le bureau, appelle-le, alors.

Caitlin afficha un des e-mails du Dr Kuroda et demanda à sa mère de lui lire le numéro inscrit en signature. Elle le composa et s’attendit à entendre sa respiration sifflante – c’était l’homme le plus gros qu’elle connaissait –, ou peut-être l’anglais hésitant de sa femme, qu’elle avait eue une fois au téléphone. Mais ce fut une voix nouvelle, plus jeune, et Caitlin se dit que ce devait être leur fille. Elles ne s’étaient jamais rencontrées, mais Caitlin savait qu’elles avaient à peu près le même âge.

Konnichi wa.

Konnichi wa, répondit Caitlin. Kuroda-san, onegai. Son interlocutrice la surprit quand elle dit dans un anglais parfait :

— Ah, mais c’est Caitlin ?

Caitlin savait bien que son accent japonais trahissait son origine étrangère, mais elle fut étonnée d’être appelée par son nom.

— Oui, fit-elle.

— Je suis Akiko, la fille du professeur Kuroda. J’ai reconnu ta voix grâce à la conférence de presse. Tout va bien ?

— Oui, ça va, merci. Est-ce que ton père est bien rentré de son voyage ?

— C’est gentil de le demander. Oui, il va très bien. Aimerais-tu que je te le passe ?

Caitlin sourit. Akiko était encore plus polie que les Canadiens…

— Oui, s’il te plaît.

— Je te demande une seconde.

En fait, il s’écoula précisément vingt-sept secondes, et puis :

— Mademoiselle Caitlin !

Elle sourit jusqu’aux oreilles, et c’est avec une voix pleine d’affection qu’elle dit :

— Hello, Dr Kuroda ! Je suis tellement contente que le vol se soit bien passé !

— Tout va bien ? demanda-t-il. Votre œilPod ? Votre implant ?

— Tout marche formidablement bien. Mais j’ai besoin de votre aide.

— Je suis à votre disposition, naturellement.

— Êtes-vous capable de garder un secret ?

— Bien sûr, répondit Kuroda. Je suis encore plus fort que RSA…

Caitlin sourit. RSA était l’algorithme de cryptage permettant de sécuriser les transactions sur le Web.

— Très bien, dit-elle. Vous vous souvenez des automates cellulaires que nous avons découverts ? Ils forment la base d’une entité pensante qui est en train d’émerger du Web.

Il y eut un silence qui dura un peu plus longtemps qu’il n’était nécessaire au signal pour rebondir sur les satellites.

— Heu, je… je vous demande pardon ? dit enfin Kuroda de sa voix sifflante.

— C’est une entité, un être pensant. Mes parents lui ont parlé. Il est intelligent.

Un autre long silence, ponctué de parasites, et puis :

— Hem, êtes-vous sûre que quelqu’un n’est pas en train de vous faire une blague, mademoiselle Caitlin ?

— Papa, il ne me croit pas, dit Caitlin en tendant le combiné à son père.

— Masayuki ? Malcolm. C’est parfaitement vrai.

Et il rendit le téléphone à sa fille. Ça, c’est mon papa tout craché, songea-t-elle. Précision et concision. Elle reprit :

— C’est pour ça qu’on a besoin de votre aide. Il voit ce que mon œil perçoit en interceptant les données transmises à votre laboratoire de Tokyo.

— Il arrive à voir ça ? Il sait interpréter les données visuellement ?

— Oui.

— Il… voit… (Kuroda se tut un instant.) Excusez-moi, mademoiselle Caitlin, donnez-moi deux secondes pour réfléchir. Vous en êtes absolument sûre ?

— Certaine.

— Je… je suis… Je ne sais même pas quel adjectif utiliser. Je suis estomaqué, voilà…

Étant donné l’imposante bedaine du Dr Kuroda, Caitlin trouvait le terme parfaitement approprié.

— Cette… cette chose est capable de voir ? reprit-il. Si… ah ! (Il sembla avoir percé un grand mystère.) C’est pour cela que vous ne vouliez pas que j’arrête la transmission de vos données à mon serveur…

Caitlin se sentit gênée. Elle avait piqué une petite colère quand il avait suggéré de le faire, et elle était montée se réfugier dans sa chambre.

— Oui, et je suis désolée. Mais maintenant, nous voudrions qu’il soit capable de voir les graphismes et les vidéos en ligne. La meilleure façon d’y arriver serait de convertir ces fichiers dans le format qu’il voit déjà, celui des données de mon œilPod. Est-ce que vous pourriez écrire les codecs nécessaires ?

— C’est… c’est incroyable, mademoiselle Caitlin. Je…

— Est-ce que vous voulez bien le faire ? insista-t-elle.

— Ma foi, oui, je pourrais faire ça. Les images fixes – GIF, JPEG, PNG, etc. – devraient être assez faciles à convertir. Pour les vidéos, cela demandera un peu plus de temps, mais…

— Mais quoi ?

— Hem, vos parents sont-ils toujours là ?

— Oui.

— Pourriez-vous me mettre sur haut-parleur ? Ils avaient déjà fait ce genre d’audioconférence.

— D’accord, dit-elle en appuyant sur une touche.

— Barbara, Malcolm, bonjour.

— Hello, dit la mère de Caitlin.

— Bon, dit Kuroda, j’essaie encore de me faire à cette idée – c’est énorme. Mais, mes amis, avez-vous réfléchi à la question ? Est-ce vraiment raisonnable de faire ce que mademoiselle Caitlin suggère ?

Caitlin fronça les sourcils. Pourquoi tout le monde était-il aussi soupçonneux ?

— Que voulez-vous dire ?

— Eh bien, s’il s’agit d’un être pensant émergent, il pourrait…

— Il pourrait faire quoi ? dit sèchement Caitlin. Décider qu’il n’aime pas les humains ?

— C’est une question qui mérite qu’on y réfléchisse, dit Kuroda.

— C’est trop tard, dit Caitlin. Il a lu tout Wikipédia. Il a lu tout le Projet Gutenberg. Il sait tout sur… (Elle essaya de trouver des exemples.) Tout sur Hitler et les nazis, et sur l’Holocauste. Tout sur les guerres épouvantables, les massacres, les tueurs en série et l’esclavage. Tout sur les espèces animales exploitées jusqu’à l’extinction, sur la déforestation et la pollution des océans. Et sur les viols, les drogues, les gens qu’on laisse mourir de faim… Il sait toutes les horreurs et toutes les bêtises que nous avons commises au cours de notre histoire.

— Mais comment peut-il savoir tout ça ? demanda Kuroda. Il faudrait qu’il sache lire, sans parler de manipuler les http, et…

— Il a regardé à travers mon œil pendant que j’apprenais à lire visuellement, et… (Elle hésita un instant, mais il fallait bien qu’ils sachent toute la vérité.) Et je lui ai appris à établir des connexions, à surfer sur le Web. Je l’ai initié à Wikipédia et à plein d’autres sites.

— Ah… fit Kuroda. Je, heu… je ne sais pas si c’était bien… prudent.

— Peu importe, fit Caitlin en croisant les bras d’un air décidé.

— Pardon ?

— C’est fait, maintenant. On ne peut pas remettre le génie dans sa lampe, et puisque c’est comme ça, autant devenir amis avec lui.

— Nous pourrions encore… hem…

— Faire quoi ? dit Caitlin. Débrancher la prise ? Mais comment ? Nous n’avons qu’une vague idée de ce qui a pu déclencher son apparition, et nous ne savons pas comment l’arrêter. Il est là, il existe, et il grandit très vite. Ce n’est pas le moment d’hésiter.

— Caitlin, dit sa mère pour la mettre en garde.

— Quoi ? dit Caitlin. Webmind nous a demandé de lui rendre un service – vous l’avez bien vu dans l’e-mail qu’il m’a envoyé. Bon sang, tout ce qu’il demande, c’est de pouvoir voir. Je suis la dernière personne au monde qui pourrait lui refuser ça. Est-ce qu’on va lui dire non la première fois qu’il demande quelque chose ? Est-ce vraiment la bonne façon de démarrer nos relations ?

Elle regarda ses parents. Son père avait toujours la même expression impassible. Sa mère avait le front plissé et les lèvres pincées.

— Alors, Dr Kuroda, dit Caitlin, vous êtes avec nous, oui ou non ?

Kuroda resta silencieux six secondes, et dit enfin :

— D’accord, d’accord. Je suis avec vous. Mais…

— Mais quoi ? lança sèchement Caitlin. Kuroda répondit d’une voix douce :

— Mais il est plus facile de travailler directement avec… hem… disons, l’utilisateur final.

Caitlin se détendit.

— Oui, bien sûr. Avez-vous un programme de messagerie instantanée sur l’ordinateur de chez vous ?

— J’ai une fille de seize ans, répondit Kuroda. Je ne peux même plus compter les programmes de ce genre.

— D’accord, dit Caitlin. Il s’appelle Webmind.

— Ah, vraiment ?

— C’est mieux que Fred, dit-elle.

— Pas beaucoup mieux…

Elle ne put s’empêcher de sourire.

— Donnez-moi une seconde, dit-elle.

Elle écrivit dans sa fenêtre de messagerie : Tu vas être contacté par le Dr Kuroda.

Le mot Merveilleux apparut à l’écran.

Après s’être assurée que Kuroda enregistrait bien ses échanges sur son disque dur, elle entreprit de lui expliquer comment ouvrir une session avec Webmind. Elle ne pouvait pas voir ce qu’il tapait, ni les réponses de Webmind, mais elle l’entendit marmonner en japonais. Il dit enfin :

— Mon cœur bat très fort, mademoiselle Caitlin. C’est… comment disent les jeunes Américaines d’aujourd’hui ?

— Géant ? proposa Caitlin.

— Oui, exactement !

— Alors, vous êtes en contact ?

— Oui, je… oh ! Il a une drôle de façon de s’exprimer, vous ne trouvez pas ? Bon, toujours est-il que nous sommes en contact. C’est incroyable !

— Bon, très bien, dit-elle. (Elle ôta ses lunettes et se frotta les yeux – aussi bien celui qui voyait que celui qui ne voyait pas.) Écoutez, nous tombons de sommeil. Il est largement passé minuit. Est-ce qu’on peut vous laisser continuer seul avec lui ? Nous avons vraiment besoin de dormir un peu.

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