32.

J’avais commencé mon expérience en me connectant à un site qui enseignait l’ASL, la langue des signes américaine. On y trouvait des milliers de séquences vidéo assez courtes montrant une femme vêtue d’un chemisier rouge qui faisait des signes. Chaque séquence portait un titre spécifique, le mot ou la phrase qu’elle était destinée à illustrer. Il existait d’autres sites offrant les mêmes services, mais seul celui-là affichait les signes qui m’intéressaient particulièrement.

Je ne suis pas sûr de l’avatar que j’aurais choisi pour me représenter en ligne. Caitlin ayant décidé de m’attribuer le genre masculin, la personne que je voyais en ce moment n’aurait pu convenir. Bien sûr, il s’agissait d’une authentique experte en ASL et non d’une création graphique. Je lançai une consultation de la base de données en bêta test de Google concernant la reconnaissance des visages, et j’attendis les résultats de l’exploration de son index de photos postées en ligne. La comparaison portait sur la morphologie de base et non sur des caractéristiques éphémères telles que la couleur des cheveux ou…

Ah. Elle s’appelait Wanda Davies-Latner, elle avait quarante-sept ans, et enseignait la langue des signes dans une institution de Chicago.

Je téléchargeai les séquences dont j’avais besoin, en les mettant en mémoire tampon pour pouvoir y accéder rapidement, et j’entrepris de les séquencer dans l’ordre que je souhaitais. Je pris ensuite le contrôle de la transmission webcam qui reliait Miami à San Diego, et remplaçai les images de Virgile en train de dormir par celles des mains dansantes de Wanda. Quoi toi ? demandai-je.

Dehors, il faisait sombre. Chobo était assis dans le petit pavillon, adossé à la paroi en bois. Mais il ne dormait pas. Je pouvais voir que ses yeux étaient ouverts.

Il fut apparemment surpris de voir Virgile remplacé à l’écran par une femme, et il se redressa.

Je lui réitérai la séquence : Quoi toi ?

Chobo, répondit-il. Chobo. Chobo.

Non, lui fis-je. Pas qui. Quoi ?

Il plissa le front, comme si la distinction lui échappait. Je tentai une approche différente. Chobo humain ? demandai-je.

Non, non ! répondit-il avec des gestes énergiques. Chobo singe.

Oui, bien, fis-je. Mais quelle sorte de singe ?

Garçon singe, dit Chobo.

Oui, c’est vrai. Je passai alors une vidéo de Virgile récupérée sur YouTube. Mais est-ce que tu es cette sorte de singe ?

Non, non, non, Singe orange ! Chobo pas orange.

Singe orange, confirmai-je. Cette sorte de singe s’appelle orang-outan.

Chobo sembla pensif. Il se demandait peut-être s’il allait essayer de reproduire le signe complexe. Il opta finalement pour quelque chose de plus simple : Pas Chobo.

Et ce singe ? demandai-je en montrant un gorille. J’étais très satisfait de voir que Chobo arrivait à suivre. Il y avait une très courte pause entre la fin d’un signe et le début du suivant.

Chobo recula en voyant le gorille se marteler la poitrine avec les poings. La séquence manquait d’éléments permettant de se faire une idée de l’échelle, mais lors de son séjour au zoo de Géorgie, il avait peut-être eu l’occasion de voir des gorilles et savait qu’ils étaient d’une taille imposante. Il en avait peut-être peur. Non, fît-il. Pas Chobo. Et c’est alors qu’après une légère hésitation, il ajouta : Gorille, un signe qu’il n’avait pas dû utiliser depuis longtemps, mais qui venait de lui revenir.

Oui, fis-je. Chobo pas gorille. Et ce genre de singe ? Une nouvelle séquence démarra, montrant un bonobo – plus mince qu’un chimpanzé, avec des membres plus courts, un visage plus allongé et les cheveux séparés de façon caractéristique par une raie au milieu.

Bonobo, répondit-il aussitôt. Chobo bonobo. Les mots rimaient, mais les signes correspondants étaient très différents.

Chobo avait connu sa mère – qui s’était appelée Cassandre, d’après Wikipédia –, une bonobo de pure race. Mais il n’avait sans doute jamais rencontré son père, qui était un chimpanzé du nom de Ferdinand, d’après les tests ADN.

Deux héritages, deux chemins possibles. Un choix à faire.

Je lançai une nouvelle séquence, cette fois-ci avec un chimpanzé. Et ce singe ? fis-je. Ce singe comme Chobo ?

Ce singe pas Chobo, répondit-il.

J’avais dû utiliser un signe incorrect. Je veux dire, est-ce que Chobo est ce genre de singe ?

Non, non, fit-il. Ça chimpanzé.

La mère de Chobo est une bonobo.

La mère de Chobo est morte, répondit-il d’un air très triste.

Oui, fis-je. Je suis désolé.

Il inclina légèrement la tête en réponse à mon commentaire.

Quel genre de singe est le père de Chobo ? demandai-je.

Il fit une grimace qui semblait indiquer à quel point il avait pitié de mon ignorance. Chobo bonobo, fit-il encore. Mère Chobo bonobo. Père Chobo bonobo.

Père Chobo pas bonobo, lui dis-je.

Il se contenta de plisser les yeux sans répondre.

Père Chobo chimpanzé.

Non, fit Chobo.

Si.

Comment ? demanda-t-il.

Mes lectures m’avaient appris que les enfants humains appréciaient rarement d’apprendre ce genre de détail sur leur naissance, mais c’était la vérité : Accident, répondis-je.

Père chimpanzé ? demanda-t-il comme pour s’assurer qu’il avait bien compris la première fois.

Oui.

Alors Chobo… Ses mains s’immobilisèrent en l’air comme s’il ne savait plus comment compléter sa pensée.

Je déclenchai une série de signes : Chobo partie chimpanzé. Chobo partie bonobo. Comme il ne disait toujours rien, j’ajoutai : Chobo spécial.

Cela sembla lui plaire, et il me répéta plusieurs fois : Chobo spécial.

Tu as le choix, lui fis-je. Je lançai une séquence vidéo montrant un combat de chimpanzés : trois mâles attaquaient un quatrième en le mordant et en le frappant à coups de poing et de pied, tout en poussant des cris aigus. À la fin de la séquence, la victime était morte.

Tu peux choisir ça, dis-je. Ou tu peux choisir ça, ajoutai-je en déclenchant une autre vidéo. Cette fois, on voyait un groupe de bonobos paisibles, occupés à courir et jouer, ou à faire l’amour face à face en se frottant les parties génitales à leur manière caractéristique. Chobo les observa avec fascination, mais son visage se fit triste. Chobo seul, dit-il.

Non. Personne n’est seul.

Qui toi ? me demanda-t-il.

Ami, répondis-je.

Ami parle bizarre.

Il avait des perceptions aiguisées, et il y avait des émissions de télévision qu’il ne se lassait pas de revoir. Il avait peut-être même remarqué que chaque fois que je disais bonobo, c’était la même vidéo.

Oui. Je ne suis pas un humain.

Toi singe ?

Non.

Quoi toi ?

Je me demandai quels signes Chobo pouvait connaître. Ordinateur devait sans doute faire partie de ses acquis, et je lançai donc la séquence correspondante, en ajoutant de façon assez piteuse, je dois l’avouer : Mais pas vraiment.

Chobo sembla réfléchir un instant, puis il dit : Montre-moi.

Je n’avais pas préparé les images correspondantes, mais il ne me fallut pas longtemps pour les trouver : l’une des représentations du webspace effectuées par le Dr Kuroda à partir des données reçues de l’œilPod de Caitlin.

Toi ? Fit Chobo d’un air sidéré.

Moi, répondis-je.

Joli.

Lequel choisis-tu ? lui demandai-je. Bonobo ou chimpanzé ?

Chobo découvrit les dents. Montre encore, dit-il.

Je repassai les deux séquences : la violence meurtrière des chimpanzés, les jeux d’amour des bonobos.

Chimpanzés faire peur, dit Chobo.

Toi faire peur, répondis-je. Toi faire mal à Sho. Toi vouloir faire mal à Dillon.

Peur mauvais, dit-il.

Oui, répondis-je. Peur mauvais.

Il resta immobile un long moment, et me dit enfin : Chobo dormir maintenant.

Je ne savais pas si les singes rêvaient, mais même si les singes normaux en étaient incapables, Chobo, lui, était vraiment spécial, et je risquai donc un Fais de beaux rêves.

Toi beaux rêves aussi, me répondit-il.

Bien sûr, je ne rêvais pas. Pas du tout.

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