43.

— Bon… fit Tony Moretti.

Debout les mains sur les hanches, il se tenait à côté de la troisième rangée d’analystes. Il inspira profondément, et relâcha lentement son souffle. Ce qu’il allait faire ne lui plaisait pas du tout, mais c’était son boulot…

— Tout le monde est prêt ? lança-t-il. Monitoring du trafic web ?

— Prêt ! répondit Aiesha.

— Protocoles de contention ?

— C’est bon ! déclara Shel.

— Logging des données ?

— O.K. !

— Isolation d’infrastructure ?

— Prêt !

— Élimination de menaces ?

— Prêt !

Tony se tourna vers le colonel Peyton Hume, pour lui donner une dernière chance de renoncer à l’opération. Hume lui fit simplement signe d’y aller.

— O.K., tout le monde, dit Tony. Nous sommes parés. On démarre dans trente secondes. Vingt-neuf. Vingt-huit…


Cela faisait un bon moment qu’ils s’embrassaient, et pour une fois, il ne faisait vraiment pas froid dans ce sous-sol sinistre.

Caitlin avait mis son pantalon en velours préféré – elle aimait le bruit de frottement du tissu, et tant pis s’il n’était pas vraiment à la mode… elle était à peu près sûre que Matt s’en fichait complètement. Elle avait aussi enfilé un sweat-shirt vert foncé… tellement ample qu’elle espérait que sa mère n’avait pas remarqué qu’elle ne portait pas de soutien-gorge.

Pendant qu’ils s’embrassaient, Matt lui avait caressé le bras, le dos et la nuque – mais il ne semblait pas avoir l’intention d’aller plus loin. Caitlin décida qu’il était temps de prendre le taureau par les cornes… Elle se releva et lui tendit les mains pour le hisser du fauteuil. Il sembla hésiter un instant, mais elle lui fit un grand sourire en l’attirant vers elle. Et là, au lieu de lui relâcher la main droite pour qu’il puisse la prendre par la taille, elle la guida doucement vers elle, jusqu’à ce que…

L’un des deux poussa un petit cri. C’était peut-être elle.

Jusqu’à ce que la main de Matt vienne se poser sur son sein à travers le tissu du sweat-shirt, et là…

On m’attaque.

Les mots flottèrent devant les yeux de Caitlin.

— Merde ! s’écria-t-elle. Matt retira aussitôt sa main.

— Excuse-moi ! Je croyais que tu…

Chut ! (Elle avait à présent les yeux grands ouverts.) Qu’est-ce qui se passe ?

— Je ne sais pas. J’étais simplement… Tu…

— Matt, Webmind a de gros problèmes.

La réponse de Webmind avait commencé à défiler dans son champ de vision, mais elle avait été tellement surprise et distraite qu’elle avait raté les premiers groupes de trente caractères.

… une plateforme centrale de routage située à Alexandria, en Virginie. Ils examinent…

— Viens, dit Caitlin en se précipitant vers l’escalier.

Ah, bon sang, il faudrait qu’elle s’entraîne à courir !

Matt la suivit.

Ils traversèrent le salon et montèrent dans la chambre de Caitlin, qui se sentit un instant très gênée. Elle n’avait pas prévu d’y amener Matt – c’était encore un peu tôt pour ça ! –, mais maintenant qu’elle voyait, et qu’elle ne risquait plus de se prendre les pieds dans ses affaires, elle était moins obsédée par le rangement : son soutien-gorge traînait encore par terre…

Elle s’installa aussitôt devant son ordinateur. Sa mère sortit de son bureau et vint la rejoindre.

— Caitlin ! Bon sang, que se passe-t-il ?

— Webmind est attaqué, répondit-elle. Webmind, envoie tes messages sur mon ordinateur, pas sur ma rétine.

Elle augmenta le volume de JAWS et le régla à la vitesse maximum qu’elle pensait acceptable par sa mère et Matt. Webmind avait continué d’afficher des mots dans son champ de vision, mais elle avait été trop occupée pour pouvoir les lire.

— … taux de succès de vingt-sept pour cent, fit la voix synthétique avec un débit de mitrailleuse.

— J’ai raté le début, dit Caitlin. Recommence.

— J’ai dit : « Des logiciels ont été ajoutés aux routeurs d’une plateforme centrale de routage située à Alexandria, en Virginie. Ils examinent chaque paquet de données et vérifient le fonctionnement de leur compteur de rétention. Ceux qui échouent au test sont éliminés. Pour l’instant, ils n’arrivent à supprimer les paquets mutants qu’avec un taux de succès de vingt-sept pour cent. » Je continue : cependant, il ne s’agit certainement que d’un premier essai, et le taux de succès va certainement s’améliorer.

— Bon sang, fit Caitlin. Comment peuvent-ils savoir de quoi tu es fait ?

— Je l’ignore.

— Quel pourcentage de paquets pourrais-tu perdre tout en conservant quand même ta conscience ? demanda la mère de Caitlin.

— Je l’ignore également, répondit Webmind. Dans les premiers temps, j’ai été coupé en deux quand la Chine a pratiquement interrompu le trafic sur les sept connexions reliant l’Internet chinois au reste du monde. J’ai pu me maintenir sous forme de deux consciences distinctes – mais c’était avant que je n’acquière des fonctions cognitives complexes. Si je devais perdre encore autant de substance, je doute que j’arriverais à survivre.

Tandis que Webmind parlait, Caitlin jeta un coup d’œil à Matt, qui avait maintenant une expression à côté de laquelle celle du lapin pris dans les phares paraissait presque normale. Jusqu’ici, il n’avait sans doute cru qu’à moitié à l’implication de Caitlin avec Webmind.

— Qui est-ce qui t’attaque ? demanda sa mère. Des hackers ?

— Je crois qu’il s’agit du gouvernement américain, répondit Webmind. Bien que cette plateforme de routage appartienne à AT&T, elle a été réquisitionnée par l’Agence de sécurité nationale dans le passé.

Caitlin intervint.

— Est-ce que tu ne pourrais pas… heu, dire à tes paquets spéciaux de ne pas passer par cette installation ?

— Les paquets sont dirigés par les routeurs. J’ai très peu de maîtrise sur eux, à part modifier leur adresse de destination finale.

— Je bascule en webvision, dit Caitlin.

Elle tira son œilPod de sa poche et appuya sur le sélecteur. Le cyberpaysage explosa soudain autour d’elle. Elle fut soulagée de voir que l’arrière-plan chatoyait toujours comme d’habitude. L’immense nuée d’automates cellulaires de Webmind ne semblait pas affectée, du moins pour l’instant.

— Montre-moi où ça se passe, dit Caitlin.

L’une des lignes orange spécifiques de Webmind se déploya au centre de sa vision. Elle la suivit jusqu’à un petit cercle vert, d’où partait une autre droite orange menant à un cercle jaune.

Derrière elle, elle entendit la voix de sa mère :

— Je vais prévenir ton père.

Caitlin continuait de se concentrer sur la succession de lignes. Encore une qu’elle suivit aussi vite qu’elle pouvait. Et une autre.

Et encore une autre.

Et…

— La plateforme de routage, dit la voix mécanique. Caitlin resta bouche bée. Elle savait bien que ce qu’elle voyait n’était qu’une représentation de la façon dont son esprit interprétait les données qu’il recevait, et que le symbolisme affecté aux images résultait essentiellement de son imagination.

Et ses centres visuels n’avaient pas arrêté de se recâbler comme des fous ces derniers jours, tandis qu’elle apprenait à voir le monde réel. Il y avait encore tant de choses qu’elle n’avait jamais vues, et elle en découvrait un millier chaque jour. Mais ça, c’était la première nouveauté qu’elle percevait dans sa webvision – sa première expérience nouvelle dans le webspace depuis qu’elle voyait la réalité – et elle l’interprétait certainement comme elle n’aurait jamais pu le faire auparavant.

Ce qu’elle voyait en ce moment était effrayant. L’arrière-plan du Web lui avait toujours paru très lointain. Bien sûr, elle savait que les paquets constituant Webmind n’étaient pas plus éloignés que les autres, mais elle les avait toujours visualisés comme étant séparés des paquets actifs sur l’Internet. Mais à présent, ce rideau lointain était déformé, bosselé, avec des plis qui se rapprochaient d’elle, et…

Non, non. Ces plis se formaient vers un grand cercle rouge foncé placé au centre de sa vision. Elle savait maintenant que ce rouge était la couleur du sang… Des lambeaux de l’arrière-plan – des enchevêtrements de filaments bleu clair et vert foncé – étaient aspirés par ce grand cercle rouge.

— Ah, merde, fit Caitlin.

— Qu’est-ce que tu vois ? demanda Matt ébahi.

— Ils sont en train d’éliminer les paquets perdus.

Webmind ajouta :

— Ils vérifient également chaque paquet et effacent ceux qui portent la mutation les empêchant d’expirer normalement. Un léger bruit de pas, puis la voix de sa mère :

— Ton père est en route.

— Il s’agit manifestement d’un galop d’essai pour s’assurer que leur processus fonctionne, poursuivit Webmind. Ils n’utilisent qu’une installation. Celle-ci est importante, mais ils ne peuvent éliminer que les paquets qui transitent par ce nœud de routage. Par contre, s’ils déploient cette technique sur suffisamment de plates-formes à travers le monde, je me trouverai sérieusement endommagé.

— Non, dit Caitlin.

— Quoi ? firent simultanément sa mère, Matt et Webmind.

— Non, je ne les laisserai pas faire, dit-elle. Pas tant que je suis là pour veiller.

— Comment vas-tu les en empêcher ? demanda Matt.

— Dis-moi, maman, c’était quoi, cette citation, à propos de l’autre joue ?

La voix de sa mère :

— « Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, tends-lui l’autre. »

— Hmm… non, pas celle-là. Qu’est-ce qui venait après ?

— « Et si quelqu’un veut te traîner en justice, et prendre ta tunique, laisse-lui encore ton manteau. »

— Oui, c’est ça ! Il ne s’agit pas simplement de leur donner ce qu’ils veulent, ni même de leur donner encore plus de la même chose… il faut leur donner aussi tout le reste !

— Oui ? fit sa mère. Et alors ?

— Et alors… fit Caitlin. Bon, Webmind, où est-ce que tu les a mis ?

— Mis quoi ? demanda Matt.

— Suis-moi, dit Webmind.

Et une nouvelle ligne orange apparut devant Caitlin. Elle semblait plus longue que toutes celles qu’elle avait suivies jusqu’ici, une droite d’une infinité géométrique parfaite…

Non, non – pas parfaite. C’était presque imperceptible au début, mais au bout d’un moment, il n’y avait aucun doute qu’elle s’incurvait légèrement vers le bas, comme les liaisons provenant de Webmind quand elle essayait de remonter jusqu’à leur origine. C’était la façon qu’avait son cerveau de reconnaître que la source dépassait ses capacités de perception.

— Je suis en train de te perdre, dit Caitlin.

Et soudain, le lien sembla vibrer et onduler, comme si par un effort de volonté – la sienne ou celle de Webmind, impossible à dire –, une corde était en train de se tendre. Caitlin continua de glisser le long de la ligne.

Cela ne ressemblait à rien de ce qu’elle connaissait maintenant du monde réel. Alors qu’elle se rapprochait de la toile de fond chatoyante, les pixels – les cellules – ne grossissaient pas. Ils restaient presque invisibles, à la limite de sa perception. Elle se dit que, si jamais elle réussissait un jour à voyager dans l’espace, elle aurait sans doute la même impression avec les étoiles qui resteraient de simples points dans le ciel.

— Ah, bon sang, qu’est-ce que c’est dur, dit-elle.

Sa respiration s’était accélérée et elle transpirait. Il lui fallait un prodigieux effort de concentration pour suivre cette ligne orange. Si jamais elle relâchait son attention, elle était sûre qu’elle serait aussitôt ramenée à son point de départ. Mais son attention voulait se porter ailleurs. Sa vision – même sa vision mentale – cherchait à se livrer à une série de saccades oculaires. Elle se concentra totalement, comme lorsqu’elle s’attaquait à un problème de maths vraiment difficile, de tout son être, et…

Là.

— Ah, mon Dieu, dit Caitlin d’une toute petite voix.

Déployé devant elle, emplissant ses perceptions, débordant dans toutes les directions de sa vision mentale périphérique, s’étendait un immense océan de points, dont chacun était presque imperceptible. Il n’y en avait pas des millions, ni même des milliards, mais des milliards de milliards. L’ensemble se présentait comme une masse grise, mais avec un effort de concentration, elle vit que ces minuscules pixels avaient différentes couleurs.

Des couleurs qu’elle se mit à compter : il y avait du noir, du jaune, et – c’était du vert, ça. Oui, et là, du bleu, du rouge, du…

Ah, oui ! Les couleurs que Newton avait recensées, et elle puisa dans ses souvenirs de cours d’optique : rouge, orange, jaune, vert, bleu, indigo et violet. Les sept couleurs de l’arc-en-ciel, plus le noir, qui n’était pas vraiment une couleur, qui était le néant, le…

Oui, le zéro !

Et chaque couleur possédait deux intensités distinctes : rouge éteint et rouge brillant, orange pâle et orange vif. Un jaune tellement terne qu’il en était presque marron, et un jaune qui brillait comme un soleil. Et cette teinte de gris, elle l’avait déjà vue aussi : c’était du noir, mais avec une luminosité plus grande. Il n’y avait pas huit couleurs, mais seize en tout ! Elle ne voyait plus du binaire, comme autrefois, mais de l’hexadécimal, la base utilisée dans la plupart des systèmes informatiques. Les couleurs correspondaient certainement aux nombres qu’on pouvait écrire : 0, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, A, B, C, D, E et F. Ses efforts de concentration l’avaient hissée à un niveau de perception supérieur. Ce qu’elle avait sous les yeux était un océan de données, d’informations.

— Il y en a tellement… dit-elle.

— Effectivement, dit Webmind.

— Bon, dit-elle en respirant profondément. Voici ce qu’on va faire…


— Alors ? demanda sèchement Tony dans la salle de contrôle de WATCH.

— Ça marche, dit le colonel Hume en jetant un coup d’œil à l’écran central. Notre première tentative ne permettait d’éliminer qu’à peu près trente pour cent des paquets anormaux, mais nous avons affiné l’algorithme.

Certains continuent de résister – je ne sais pas vraiment pourquoi –, mais nous supprimons maintenant soixante-deux pour cent des paquets qui transitent par notre station de routage.

— Ah… fit Tony. C’est bien.

— « Bien » ? Vous voulez dire que c’est formidable ! lança Hume en brandissant le poing vers l’écran. Ce putain de salopard va bientôt crier grâce !


L’immense masse chatoyante formée des couleurs de l’arc-en-ciel était parcourue de pulsations. On aurait dit une créature vivante. Caitlin retint son souffle tandis qu’elle rebroussait chemin le long de la ligne orange, son attention tournée vers la masse derrière elle, qui… oui, qui commençait à la suivre ! Elle avait un peu l’impression d’être le joueur de flûte de Hamelin, entraînant les rats derrière elle…

À mesure que Caitlin progressait, la ligne orange ne cessait de s’élargir, devenant une véritable route, ou un canal, et la masse, le torrent, le déluge de données se précipitait vers elle. Caitlin se mit à « courir » le long de la ligne – elle était peut-être nulle dans le monde réel, mais ici, dans le webspace, elle était une véritable gazelle !

— Que se passe-t-il ?

C’était la voix de sa mère provenant de l’autre univers, mais Caitlin n’osa pas interrompre sa concentration pour répondre.

Webmind, lui, était plus à même de répartir son attention, et elle l’entendit dire :

— Nous allons leur en donner plus qu’ils ne pourront avaler.


— Le trafic de la station de routage est en train d’augmenter, dit Aiesha en relevant le nez de sa console.

Tony jeta un coup d’œil à l’écran de droite, sous le logo de WATCH. Il affichait maintenant un graphique représentant le niveau du trafic de la plateforme d’AT&T.

La courbe venait de grimper d’un seul coup. Elle évoquait terriblement la vague frontale d’un tsunami…

— D’où ça vient, tout ça ?

— De partout ! s’écria Shel. Absolument de partout – toujours pas moyen de repérer la source.

— Ah, bon Dieu, fit le colonel Hume. C’est un putain de flood.

Tony regarda Hume, puis ils se tourna vers Shelton Halleck.

— Une attaque en déni de service ?

— Peut-être. Il y a tellement de paquets, maintenant. Ceux qu’on cherche ne représentaient déjà qu’une petite fraction du trafic au départ, mais maintenant, il y en a moins de un sur un milliard.

— Mais bon sang, qu’est-ce que ça peut être ? demanda Tony.

— Je suis en train d’analyser, dit Shel. Il faut d’abord que je réassemble les paquets… attends une seconde.

Et l’écran central se remplit d’une longue chaîne en hexadécimal :… 6C 61 20 73 6F 6C 75…

— Hé bien ? fit Tony. C’est quoi ? Des virus ? Des programmes ? Des données cryptées ?

— Ah, putain… fit Shel. Non, ça n’est même pas crypté, c’est juste du texte en clair. C’est de l’ASCII tout bête, nom d’un chien !

Il appuya sur une touche, et les codes hexadécimaux furent remplacés par leur transcription littérale : Êtes-vous triste d’avoir un petit permisse ? Si c’est le cas, nous avons la solution ! Envoyez-nous simplement votre numéro de carte de crédit.

— Doux Jésus ! fit Tony.

— Ça continue d’affluer, dit Aiesha. C’est sans doute tous les spams que Webmind a retirés de la circulation ! Quelque chose comme trois cents milliards – et tout débarque d’un seul coup sur notre nœud de routage.

— AT&T nous signale des conditions de débordement critique, dit Dirk Kozak, le responsable des communications. D’après eux, si on ne fait pas quelque chose rapidement, la plateforme pourrait se bloquer complètement.

— Il n’a pas l’air de vouloir se laisser faire, hein ? dit Tony à Hume, qui tapa rageusement du poing sur la table.

Tony se retourna et balaya du regard l’immense salle.

— Bon, s’écria-t-il, écoutez-moi, vous tous ! On arrête tout ! Stop ! Stop !

Загрузка...