35.

Quand on sonna à la porte, Caitlin se dépêcha d’aller ouvrir. Elle portait maintenant un chemisier de soie bleue – sa mère le trouvait trop décolleté pour qu’elle le mette au lycée. Mais c’était fini, elle n’y allait plus, et elle était très satisfaite de sa logique impeccable… Ses longs cheveux bruns étaient encore un peu mouillés, mais au moins elle avait eu le temps de les brosser.

Elle ouvrit la porte.

— Hello, Matt !

Et – wouah ! – les yeux d’un garçon faisaient vraiment ça. Elle en avait entendu parler, mais elle ne l’avait jamais vu : le regard directement braqué sur ses seins, pour remonter avec difficulté sur son visage.

D’une voix un peu cassée – ah, c’était vraiment mignon ! – il lui dit :

— Hello, Caitlin !

Il tenait à la main un… un sac ou quelque chose comme ça.

— Tiens, ajouta-t-il en le posant sur le carrelage de l’entrée, voilà tes affaires.

— Merci !

Dans l’autre main, il tenait un grand objet rectangulaire, qu’il lui tendit.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-elle.

— C’est une carte – toute la classe l’a signée. Tout le monde était désolé d’apprendre que tu quittes le lycée.

Elle prit la carte, qui était manifestement de fabrication artisanale : une grande feuille de bristol pliée en deux, avec une photo en couleurs collée sur une face. Elle examina l’image.

— Qui est-ce ?

Matt sembla surpris un instant, puis il dit :

— C’est Lisa Simpson.

— Ah !

Elle ne l’aurait jamais imaginée comme ça ! Elle ouvrit la carte. L’inscription à l’intérieur était en grosses lettres majuscules et très facile à lire : « Vive les filles qui ont de la cervelle ! » Et tout autour, dans différentes couleurs, ce devait être les signatures des élèves, mais elle était incapable de les déchiffrer : elle n’avait encore presque aucune expérience de l’écriture cursive.

— C’est laquelle, ta signature ? Il la lui montra.

— Ah, c’est toujours comme ça que tu la fais ? demanda-t-elle.

Il avait écrit son nom en majuscules, en rapprochant les deux « T » pour qu’ils forment la lettre grecque Π, qu’elle connaissait bien parce que c’était aussi le logo du Perimeter Institute.

— Non, pas vraiment, mais j’ai pensé que ça te plairait. (Il y eut un petit silence gêné, puis il ajouta :) Heu, ça te dirait d’aller faire un tour ? Timmy’s n’est pas très loin…

Les parents de Caitlin lui avaient interdit de sortir seule tant que des agents fédéraux risquaient de rôder dans les environs pour tenter de l’enlever, et elle était sûre qu’ils ne considéreraient pas Matt comme un garde du corps crédible. En fait, elle était sans doute plus costaud que lui…

— Je ne peux pas, dit-elle.

La même expression qu’avait eue Bashira : déconfite.

— Ah…

Il recula d’un pas, comme s’il s’apprêtait à partir.

— Mais tu peux rester un moment, si tu veux, ajouta aussitôt Caitlin.

Il eut son petit sourire légèrement en biais.

Au diable la symétrie ! songea Caitlin en s’écartant pour le laisser entrer.

Bien sûr, ils auraient pu monter dans sa chambre, mais elle n’y avait jamais reçu de garçon, et puis sa mère était dans son bureau juste de l’autre côté du couloir, et pourrait entendre tout ce qu’ils se diraient.

Ils pourraient aussi rester au rez-de-chaussée, dans la cuisine ou dans le salon, mais…

Non. Comme avec Bashira, le mieux était encore la pièce du sous-sol : un endroit où sa mère ne pourrait pas les entendre et où ils seraient tranquilles…

Les deux fauteuils à roulettes étaient placés côte à côte devant la grande table. Matt prit celui de droite, ce qui faisait qu’il se trouvait encore du côté où Caitlin ne voyait pas. Cette fois, elle n’hésita pas à en parler :

— Tu sais, Matt, je suis encore aveugle de l’œil droit.

— Ah, heu… en fait, je le savais déjà.

Elle fut étonnée… mais c’est vrai que ce n’était pas un secret : la vidéo de la conférence de presse était disponible en ligne, et il y avait eu de nombreux articles sur le miracle réalisé par le Dr Kuroda.

Et elle prit soudain conscience d’une chose : c’était la deuxième fois qu’il se plaçait de ce côté, alors qu’il savait qu’elle ne pouvait pas le voir. Il était peut-être gêné de son aspect physique. Dans un monde peuplé de gens comme Bashira, ce n’était pas trop étonnant.

Ils changèrent de place et Caitlin déplia la grande carte qu’elle posa sur la table devant eux.

— Lis-moi tout ce qu’ils m’ont écrit, dit-elle.

— Bon, là, c’est moi, comme je te l’ai dit. J’ai mis : « Les étudiants en maths ne meurent jamais vraiment : ils perdent seulement leurs fonctions. »

— Ha ! C’est mignon comme tout !

— Et ça, c’est Bashira, dit-il en montrant un texte écrit en rouge : « Vois si tu peux me faire évader, moi aussi ! »

Caitlin éclata de rire.

— La plupart des autres se sont contentés d’un « Meilleurs vœux » ou d’un « Bonne chance ». Mr Heidegger a écrit : « Désolé de voir partir mon élève vedette. »

— Oooh !

— Et là, c’est Pâquerette. Tu vois comme elle dessine des petites fleurs à la place des points sur les « i » ?

— Oh, c’est pas vrai ! fit Caitlin.

— Elle a écrit : « À ma compatriote américaine : surtout, pas un mot sur nos plans d’invasion ! Ces pauvres Canadiens ne se doutent de rien…»

Caitlin sourit. C’était beaucoup plus fin que ce qu’elle aurait attendu de Pâquerette. Elle se sentit très triste, tout à coup : elle continuerait de voir Bashira, certainement, mais les autres allaient lui manquer. Et tiens, à ce propos…

— Heu, où est le mot de Trevor ? demanda-t-elle. Matt détourna les yeux d’un air gêné.

— Il n’a pas voulu signer.

— Oh…

— Bon, alors, fit-il, qu’est-ce que tu penses de Webmind ?

Le cœur de Caitlin fit un bond dans sa poitrine. Elle pensa d’abord que Matt savait… Il savait que c’était elle qui avait fait émerger Webmind, et que celui-ci pouvait concentrer son attention à travers elle, et qu’en ce moment même, Webmind le regardait.

Mais non, bien sûr que non. Il voulait simplement éviter de parler d’un autre garçon… ce qu’on pouvait difficilement lui reprocher.

— Eh bien, dit-elle, personnellement, je suis convaincue.

— Tu crois qu’il est réellement ce qu’il prétend être ?

— Oui. Et toi, qu’est-ce que tu en penses ?

Il réfléchit un instant en fronçant les sourcils. Caitlin fut surprise d’être aussi nerveuse en attendant son verdict.

— J’y crois aussi, dit-il enfin. Après tout, qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ? Une opération publicitaire, ou une tentative d’escroquerie ? Allons donc ! (Il secoua la tête.) Par contre, mon père, lui, n’y croit pas. Il cite Marcello Truzzi qui disait : « Les affirmations extraordinaires nécessitent des preuves extraordinaires. »

— Qui ça ?

— Heu… le mari de ma mère.

Elle éclata de rire et lui donna une petite tape sur l’épaule.

— Mais non, gros bêta ! Pas ton père ! Ce Marcello machin, là.

Matt sourit. Il aimait manifestement beaucoup qu’elle le touche…

— C’était l’un des fondateurs du Comité d’investigation scientifique sur les phénomènes paranormaux. En fait, il avait dit ça à propos des OVNI, mais mon père dit que ça s’applique aussi très bien à la situation actuelle.

— Ah.

— Mais en fait, poursuivit Matt, je ne trouve pas du tout que ce soit une affirmation extraordinaire. C’est une chose qui aurait déjà dû se produire depuis longtemps.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Tu as déjà lu des romans de Vernor Vinge ?

— C’est comme ça que tu prononces ? « Vinn-dji » ? J’ai toujours cru qu’on disait « Vinndje ».

— Non, c’est bien « Vinn-dji ». Alors, tu l’as lu ?

— Non, dit Caitlin. Je vois souvent son nom dans la liste des Hugo, et je sais bien que je devrais le lire, mais…

— Oh, c’est un type génial, dit Matt. Tu devrais lire cet essai qu’il a écrit, et qui s’appelle – accroche-toi bien – La singularité technologique à venir : Comment survivre dans l’ère post-humaine. Tu le trouveras facilement dans Google, tape simplement « Vinge » et « singularité ».

— Bon, d’accord.

— Il l’a écrit en 1993, je crois.

Caitlin fronça les sourcils. Elle avait du mal à croire qu’un article écrit avant sa naissance puisse avoir un quelconque intérêt pour ce qui se passait aujourd’hui.

Matt reprit :

— Il disait que la création d’une intelligence supérieure à la nôtre se produirait entre 2005 et 2030. Personnellement, j’ai toujours penché pour la partie basse de la fourchette.

Ils restèrent silencieux un moment. Les progrès fulgurants de Webmind conduisaient Caitlin à penser qu’il ne fallait pas beaucoup de temps aux choses pour se développer. Mais il y avait plus que ça. Elle ne pourrait plus voir Matt tous les jours au lycée. Si elle ne lui faisait pas une forte impression, il risquait de se désintéresser d’elle, et peut-être même de sortir avec une autre. Oui, bien sûr, Bashira lui avait parlé de son aspect physique, mais elle n’était certainement pas la seule à voir toutes ses qualités : sa gentillesse, sa douceur, son intelligence, son humour… Il fallait absolument qu’elle l’impressionne maintenant, pendant qu’elle avait encore sa chance.

Et elle connaissait une méthode infaillible.

— Est-ce que tu sais garder un secret ? lui demanda-t-elle.

Il haussa les sourcils.

— Oui, fit-il.

Bien sûr, c’est ce que tout le monde répondait à cette question… Elle n’avait jamais rencontré quelqu’un qui lui dise : « Non, j’en suis incapable. Je ne peux pas m’empêcher d’aller tout raconter à tout le monde ! » Mais elle était sûre que Matt était sincère.

— Webmind ? fit-elle. Matt répondit :

— Oui, eh bien quoi, Webmind ?

Mais ce n’était pas à lui que Caitlin s’adressait. Elle demandait simplement à Webmind de l’arrêter s’il trouvait qu’elle allait trop loin. Elle vit apparaître devant ses yeux : Je m’en remets à ton jugement.

— Bon, ça va, dit-elle à Matt cette fois-ci, mais tu dois me jurer de n’en parler à personne.

— C’est ça que ça veut dire, garder un secret, répondit-il en souriant.

— Allez, dit-elle d’un ton très sérieux, vas-y, jure-le-moi.

— D’accord. Je te le jure.

Il dit la vérité, intervint Webmind.

— Eh bien, dit-elle enfin, c’est moi.

— C’est toi quoi ? demanda Matt.

— C’est moi qui ai fait naître Webmind, qui l’ai amené au niveau conscient. C’est moi qui l’ai aidé à interagir avec le monde réel.

Matt avait de nouveau l’expression du lapin pris dans les phares.

— Tu ne me crois pas, dit Caitlin.

— Hmm… fit-il. Voyons, quelles sont les deux nouvelles les plus sensationnelles des dernières semaines ? Ah, oui… « Le World Wide Web affirme être conscient » est forcément la première. Mais l’autre a toutes les chances d’être « Une jeune aveugle recouvre la vue ». Quelles sont les probabilités pour que la même personne soit impliquée dans les deux cas ?

Caitlin sourit. S’il doutait de sa parole, au moins, il s’appuyait sur des considérations statistiques…

— Ce serait une remarquable coïncidence, dit-elle, si les deux événements n’avaient aucun lien entre eux. Mais ils en ont un. Tu vois, quand le Dr Kuroda – celui qui m’a donné la vue – a câblé ce machin (elle sortit son œilPod de sa poche pour le montrer à Matt), il a commis une petite erreur. Quand je récupère des données du Web, elles alimentent aussi mon nerf optique, et alors… Eh bien, j’arrive à percevoir la structure du Web, parce que mon cerveau a affecté ses centres visuels à ça quand j’étais encore aveugle. Et c’est grâce à cette webvision, comme je l’appelle, que j’ai pu détecter les premiers signes de ce qui se passait dans l’arrière-plan du Web.

Elle attendit sa réaction. S’il rejetait encore une fois ce qu’elle disait, elle allait devoir lui flanquer un bon coup de pied dans les tibias !

Mais il réagit de façon parfaite.

— Je crois que moi aussi, je serais sorti de ma cachette pour pouvoir être avec toi.

— Tu ne dois le dire à personne.

— Bien sûr que non. Qui d’autre sait que tu es impliquée ?

— Mes parents. Le Dr Kuroda.

— Ah.

— Le gouvernement canadien. Le gouvernement américain.

— Bon sang !

— Et puis aussi le gouvernement japonais.

Wouah !

— Et qui sait qui d’autre encore ? Mais pour l’instant, personne n’a mentionné mon nom publiquement.

— Tu n’as pas un peu peur que quelqu’un essaie de s’en prendre à toi ?

— C’est pour ça que je n’ai plus le droit de sortir. Remarque, je trouve que mes parents s’inquiètent pour rien. Après tout, j’ai quelqu’un qui veille sur moi.

— Qui ça ? demanda Matt en baissant la voix.

— Lui, dit-elle. Webmind.

Elle lui montra son œil gauche, mais Matt se contenta de la regarder d’un air perplexe.

— Il voit tout ce que je vois. Il y a un petit implant derrière cet œil qui récupère les signaux transmis par ma rétine. Webmind en reçoit une copie.

— Tu dis toujours « lui ». C’est un garçon, pour toi ?

— Eh bien, si c’était une fille, il s’appellerait Webminda !

Matt eut un petit sourire, qui s’effaça rapidement.

— Alors, tu veux dire que là, en ce moment, il me voit ?

— Oui.

Il sembla réfléchir un instant, puis il leva la main, pouce écarté et les quatre autres doigts séparés en deux groupes de deux.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Caitlin. Matt eut l’air étonné.

— Ah, j’oubliais, dit-il. C’est le salut des Vulcains. Je souhaite à Webmind d’avoir une vie longue et prospère.

Caitlin sourit.

— On dirait que tu aimes bien Star Trek.

— Je n’avais jamais vu la série télé avant la sortie du film de JJ. Abrams, il y a quelques années. Comme j’ai adoré le film, j’ai téléchargé les vieux épisodes. Les premiers avaient des effets spéciaux vraiment rudimentaires, mais ensuite, ça s’est sacrement amélioré quand ils sont passés aux graphismes sur ordinateur. Alors, oui, je suis devenu vraiment accro.

— Mon père et toi, je crois que vous allez drôlement bien vous entendre, dit-elle.

Ils restèrent un long moment sans rien dire, et Caitlin finit par voir des points braille s’afficher devant ses yeux. Dis-lui de ma part : « Paix et longue vie. »

— Webmind me demande de te dire « Paix et longue vie. »

— Il peut te parler en ce moment ?

— Il m’envoie des textos directement au niveau de l’œil.

— C’est incroyablement cool…

— Oui, c’est bien vrai. Et en plus, ils ne sont même pas facturés quinze cents

— « Paix et longue vie »… C’est la réponse traditionnelle au salut vulcain, dit Matt interloqué. Comment peut-il le savoir ?

— Si c’est quelque part en ligne, il le sait forcément. Il a lu l’intégralité de Wikipédia, entre autres.

Wouah… fit Matt ébahi. Ma petite amie connaît Webmind.

Caitlin sentit son cœur s’arrêter de battre. Quant à Matt, il se mit la main devant la bouche en se rendant compte de ce qu’il venait de dire.

— Oh, heu… Je… hem…

Elle se leva et lui prit les mains pour le hisser de son fauteuil.

— Pas de problème, dit-elle. Elle ferma les yeux et attendit. Et attendit…

Au bout de cinq secondes, elle les rouvrit.

— Matt ? Tu es censé m’embrasser, maintenant. C’est à voix basse qu’il répondit :

— Oui, mais il nous regarde…

— Pas quand je ferme les yeux, gros bêta.

— Ah ! fit-il. Oui, bien sûr… Elle ferma de nouveau les yeux.

Et Matt l’embrassa, doucement, tendrement, merveilleusement…

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