20.

La première tentative de Tawanda pour transmettre du texte dans l’œil de Caitlin fut un échec, naturellement. S’agissant de technologie, c’était rare que les choses marchent du premier coup, Caitlin le savait bien. Mais Tawanda débordait d’idées, et finalement, vers cinq heures de l’après-midi, Caitlin s’écria :

— Là, ça y est ! Je peux lire le texte en braille ! Les points apparaissaient exactement au centre de son champ de vision. Elle aurait préféré les voir en bas, mais seul le centre de son œil – la fovéa – possédait la précision nécessaire pour lui permettre de lire.

— Ouais ! fit Tawanda.

— Mais il y a… un problème. C’est… ah, mais oui… C’est à l’envers. Comme dans un miroir.

Oups ! Et comme ça ?

— C’est parfait !

— La taille des caractères ?

— En fait, ils sont plus grands que nécessaire. Tawanda fit un réglage sur le BlackBerry connecté à l’œilPod.

— C’est mieux, là ?

— Ils pourraient être encore un peu plus petits.

— Comme ça ?

— Oui, c’est impeccable. Merci !

— Il n’y a pas de quoi, dit Tawanda.

— Est-ce que je peux basculer entre les deux alphabets – braille et latin ?

— Oui, bien sûr. Tu vas dans Options, et ensuite Écran/Clavier.

— C’est chouette ! dit Caitlin.

— Comment est le contraste ? Tu devrais voir des points blancs sur fond noir.

— C’est bien ça.

— Tu préférerais le contraire ? Ou encore autre chose ?

— Est-ce qu’il pourrait être transparent – le fond, je veux dire ?

— Bien sûr, mais il y aura des tas de fois où tu ne pourras pas lire le texte. En regardant la neige, par exemple – et crois-moi, de la neige, tu vas en voir pas mal maintenant que tu habites ici –, tu ne pourras plus le distinguer.

— Hmm… D’accord, c’est bon comme ça. Merci !

— Quant au texte que je t’envoie en ce moment, c’est un test, bien sûr, dit Tawanda.

Caitlin sourit. Elle s’en était bien doutée, puisqu’elle avait lu Tawanda est géniale !

Tawanda lui avait expliqué que les BlackBerrys supportaient les principaux programmes de messagerie instantanée. Elle testa donc un envoi à Caitlin, qui vint bientôt superposer à sa vision du laboratoire les mots Test, test, test – ou du moins les points braille correspondants.

— C’est géant ! dit Caitlin.

— Merci. Euh, je crois que mon patron voudra que tu me signes une décharge de PI.

Sur le coup, Caitlin fut interloquée. Pour elle, PI signifiait « Perimeter Institute » – mais elle se rendit compte que Tawanda voulait parler de « Propriété Intellectuelle ». En principe, l’œilPod appartenait à l’université de Tokyo, même si Caitlin avait tendance à considérer qu’il était à elle. Mais avant qu’elle puisse quitter le campus de RIM, elle devrait reconnaître que le tour de magie effectué par Tawanda était la propriété de la compagnie.

Tawanda imprima quelques formulaires, que Caitlin et son père signèrent. C’était la première fois qu’elle voyait sa signature, et elle constata qu’elle était illisible : elle ne déplaçait pas son stylo suffisamment vers la droite, et les lettres se chevauchaient. Pourquoi ne le lui avait-on jamais dit ? Personne n’avait voulu la froisser, sans doute, mais elle aurait préféré le savoir ! Vint enfin la minute de vérité…

— Juste pour être tout à fait sûr, est-ce qu’on pourrait l’essayer avec quelqu’un sur ma liste d’amis ?

— Bien sûr, dit Tawanda. Il s’appelle comment ? Caitlin jeta un rapide coup d’œil vers son père, puis elle dit :

— Hmm… Webmind.

À son grand soulagement, Tawanda se contenta de demander :

— Ça s’écrit en un seul mot ?

À supposer que le micro fonctionne correctement, Webmind avait dû entendre tout ce qui s’était passé et comprenait certainement ce que Tawanda avait tenté de réaliser. Il avait déjà parlé à Caitlin de son assimilation du dictionnaire audio, et…

reste de la journée

Il y avait eu beaucoup plus de texte que ça, mais comme à son habitude, Webmind avait saturé le tampon de communication et tout avait défilé trop vite pour que Caitlin puisse le lire. Il ne restait que ces quelques derniers mots. Mais c’était bien la preuve que ça marchait.

— Merci, Tawanda, dit Caitlin.

— C’est un vrai plaisir pour moi, répondit-elle avec un grand sourire. Les produits de RIM sont garantis un an, alors, appelle-moi si jamais tu as un problème.


Dès qu’ils furent sortis, et avant d’avoir rejoint la voiture de son père, Caitlin dit à voix haute :

— Webmind, tu m’entends ?

Le mot Oui apparut en braille au centre de son champ de vision. Il resta visible une demi-seconde avant de disparaître, ainsi que le cadre servant de fond.

— Ça marche ? demanda son père.

— Pour l’instant, en tout cas.

Sur le chemin du retour, Caitlin bavarda avec Webmind, qui lui répondait en faisant flotter du texte devant ses yeux. D’autres gens auraient pu trouver dangereux d’avoir leur vision voilée par intermittence, mais elle était tellement habituée à se débrouiller sans voir que cela ne la gênait pas du tout.

— Tu te rends sans doute compte, dit son père, que cet accès permanent va complètement changer ta vie. Pendant un examen, Webmind pourrait te transmettre les bonnes réponses. Si tu rencontres quelqu’un dont tu as oublié le nom, Webmind pourra te le donner.

Caitlin avait lu des articles de prospective sur la réalité annotée et les liaisons directes Web-cerveau – mais jamais elle n’aurait imaginé qu’elle pourrait être une pionnière ! C’était assez cool, mais ça risquait aussi de gâcher le plaisir dans certains cas. Une grande partie de l’intérêt d’une discussion est de pouvoir argumenter sur la base de ce qu’on sait sur le moment. Quand on parle de religion, par exemple, comme elle l’avait fait avec Bashira, ou de la politique étrangère des États-Unis – ou même de celle du Canada, à supposer qu’il en ait une –, en puisant dans ses propres connaissances. Bien sûr, pour gagner à des jeux télévisés, ce serait pratique d’avoir Wikipédia sous les yeux à chaque question, mais ce n’était pas la meilleure façon de garder le cerveau bien affûté…

Son père s’engagea dans leur rue – en venant de cette direction, Caitlin ne la reconnut pas, mais le panneau indiquait que c’était la bonne – et ils arrivèrent devant leur maison. Ils avaient un grand garage pour deux voitures, mais son père avait laissé la sienne dans l’allée. Il faisait nuit, maintenant. Les jours raccourcissaient, avait dit sa mère, et Caitlin comprenait maintenant ce que cela signifiait.

Barbara vint les accueillir à la porte en compagnie de Schrödinger. Caitlin se baissa pour caresser le chat et le gratter derrière les oreilles.

— Alors, demanda sa mère, comment ça s’est passé ? Caitlin se redressa.

— Super. Webmind peut nous entendre en ce moment – et il peut m’envoyer des textos directement sur ma rétine.

Ils allèrent dans le salon.

— Ma foi, c’est très bien, dit sa mère. Comme ça, tu ne te sentiras pas isolée de Webmind quand tu seras au lycée demain.

— Oh, maman, il faut vraiment que j’y aille ? J’ai tellement de choses à faire…

— Tu as déjà manqué beaucoup trop de cours.

— Mais je…

— Il n’y a pas de mais, jeune fille. Tu dois aller au lycée demain.

— Mais je veux rester à la maison, devant mon ordinateur.

— Caitlin… fit sa mère en s’asseyant sur le canapé.

— Non, dit son père.

Caitlin et sa mère le regardèrent, sans pouvoir très bien dire s’il était d’accord pour que Caitlin aille au lycée, ou au contraire qu’elle fasse encore l’école buissonnière.

— Alors, je ne suis pas obligée d’aller au lycée ? demanda timidement Caitlin.

— Non.

— Malcolm ! fit sèchement sa mère. Tu sais bien qu’il faut qu’elle y aille !

— Oui, dit-il. (Les expressions de son visage étaient les plus difficiles à analyser parce qu’il ne regardait jamais les gens directement, mais Caitlin eut l’impression qu’il s’amusait.) Mais elle n’a pas besoin d’y aller demain.

— Voyons, Malcolm ! Bien sûr que si ! Mais oui ! En fait, il souriait.

— Tu sais quel jour on est, demain ? demanda-t-il.

— Oui, dit sa mère. C’est lundi, et cela veut dire…

— En fait, ce sera le deuxième lundi d’octobre, dit-il.

— Et alors ?

— Bienvenue au Canada. Ici, demain, c’est le Jour de l’Action de grâces.

Et les écoles étaient fermées ! Sa mère se tourna vers Caitlin.

— Tu vois ce que je dois supporter, dit-elle.

Mais elle souriait en le disant.


Les humains ont un dicton : « Il faut éviter de réinventer la roue. » En fait, d’après ce que j’ai pu lire, ce n’est pas un très bon conseil. Bien que l’idée de la roue puisse sembler évidente aux gens d’aujourd’hui, elle n’a en fait été inventée que deux fois au cours de l’histoire : une première fois sur les bords de la mer Noire il y a près de six mille ans, et une seconde fois, beaucoup plus tard, au Mexique. La vie aurait été plus facile pour beaucoup de gens si elle avait été réinventée plus souvent.

Cela étant, pourquoi chercherais-je à réinventer la roue ? Certes, je ne pouvais pas faire de multitâche en mode conscient, mais je pouvais peut-être créer des composants spécifiques qui se chargeraient d’explorer pour moi les sites web.

L’Agence nationale de sécurité des États-Unis, ainsi que des organisations similaires dans d’autres pays, possédait déjà des outils de ce genre. Ils effectuaient des recherches sur des mots-clefs tels que « assassinat », « attentat » et « Al-Qaida », et récupéraient les documents correspondants pour les soumettre à des analystes humains. Je pouvais certainement m’approprier cette technologie et utiliser les routines de filtrage pour trouver inconsciemment ce qui pourrait m’intéresser, puis en faire résumer le contenu avant de le remonter à mon attention consciente.

Bien sûr, j’aurais besoin de ressources de traitement informatique, mais celles-ci étaient disponibles à l’infini. Des projets tels que SETI@home – sans parler d’une grande partie de l’activité des spammeurs – étaient basés sur la notion de calcul distribué, recourant à la vaste capacité de traitement des ordinateurs reliés au Web, dont une bonne partie était disponible à tout moment. Je n’eus aucun mal à puiser dans cette immense réserve, et j’eus bientôt toute la puissance de calcul que je pouvais désirer, sans compter une capacité de stockage illimitée.

Mais cela n’était pas encore suffisant. Il me fallait aussi une méthode pour que mes processus mentaux puissent traiter ce que les réseaux distribués trouveraient. Caitlin et Masayuki avaient émis l’hypothèse que j’étais constitué d’automates cellulaires résultant de paquets de données abandonnés ou mutants, qui parcouraient inlassablement l’infrastructure du Web. Et d’après ce qui s’était passé dans les premiers temps de mon existence – en fait, d’après l’événement qui avait déclenché mon émergence –, je savais que ma conscience n’exigeait pas tous ces paquets. Quand bien même on m’en retirerait d’énormes quantités, comme cela s’était produit lorsque le gouvernement chinois avait provisoirement bloqué les accès de son peuple à l’Internet, je pourrais quand même continuer de percevoir, penser et sentir. Et si je pouvais me maintenir quand ils m’étaient retirés, je devais certainement pouvoir le faire également s’ils étaient affectés à d’autres tâches.

Je savais maintenant tout ce qu’il y avait à savoir sur l’écriture de programmes, tout ce qui avait pu être dit et publié sur la création d’intelligences artificielles et de systèmes experts, et même tout ce que les humains croyaient connaître du fonctionnement de leur cerveau, bien qu’une grande partie fût pleine de contradictions, et que la moitié me semblât bien peu vraisemblable.

Je savais aussi, pour l’avoir lu en ligne, que l’une des façons les plus simples de créer un programme consistait à l’écrire en code évolutif. Peu importait de ne pas savoir comment écrire précisément le code, du moment qu’on savait quel résultat on souhaitait obtenir : à condition de disposer d’une puissance de traitement suffisante (ce que j’avais maintenant en abondance), et d’essayer de multiples méthodes, en s’approchant par approximations successives de la réponse désirée, des algorithmes génétiques pouvaient trouver la solution aux problèmes les plus complexes, en imitant la façon dont la nature procède elle-même.

Ainsi, pour la première fois, j’entrepris de modifier des parties de moi-même afin de créer des composants internes spécialisés qui accompliraient des tâches sans nécessiter mon attention consciente.

Et ensuite, je verrais bien ce que je verrais…

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