Le père de Caitlin faisait toujours rôtir une dinde pour le Jour de l’Action de grâces américain – mais c’était encore dans six semaines. Pour la fête canadienne, ils allèrent s’approvisionner au Swiss Chalet qui, malgré son nom, était une chaîne qui servait du poulet frit. Caitlin avait remarqué qu’ici, le pire pour un restau était de reconnaître qu’il était canadien… C’est ainsi que les établissements locaux portaient des noms comme Montana’s Cookhouse, New York Fries, East Side Mario’s et Boston Pizza. Elle se demandait quel demeuré mental avait pu trouver ce dernier nom. Chicago était célèbre pour ses pizzas, d’accord. Manhattan aussi. Mais Boston, c’était la ville des haricots, pas des tomates et anchois !
Caitlin et ses parents avaient passé la plus grande partie de ce jour de vacances inattendu à travailler avec Webmind, et ils se retrouvèrent de nouveau épuisés quand le soir arriva. C’en était au point que, même dans une situation aussi extraordinaire, Caitlin avait absolument besoin de faire une pause. Son cerveau commençait à bouillir, et à en juger par le son de sa voix, son père devait être dans le même état.
— Allez-y, dit sa mère. Je continue avec Webmind. Vous deux, détendez-vous un peu.
Ils allèrent donc dans le salon.
— Un autre film ? proposa son père.
— Ça me va, dit Caitlin.
Peut-être un autre sur les IAs, lui communiqua Webmind.
— Webmind aimerait bien voir quelque chose sur les intelligences artificielles.
Ils étaient devant les étagères de DVD. Les coins des lèvres de son père s’abaissèrent : réflexion.
— La plupart sont des représentations assez négatives, dit-il. Le Cerveau d’acier, Matrix, Terminator, 2001 Je te ferai voir 2001 un jour, bien sûr, parce que c’est une étape importante dans l’histoire de l’intelligence artificielle. Mais c’est un film qui repose presque entièrement sur l’image, avec très peu de dialogues, et je préférerais attendre que tu sois mieux entraînée pour comprendre ce qui s’y passe, et… (Sa bouche s’incurva en un sourire.) Ah, Star Trek : le Film… Pas étonnant qu’on l’ait surnommé « le film au ralenti »… On y voit beaucoup de têtes qui se contentent de parler, mais c’est aussi l’un des films les plus ambitieux et intéressants jamais réalisés sur les IAs.
Ils s’installèrent donc sur le canapé pour regarder le premier film inspiré de Star Trek. Comme l’expliqua son père, c’était la « Director’s Edition », une amélioration considérable par rapport à la première version ennuyeuse projetée dans les cinémas quand il avait douze ans.
Caitlin avait lu que la durée moyenne d’un plan était de trois secondes, juste le temps nécessaire pour noter tous les détails importants. Ensuite, apparemment, l’œil commençait à se lasser. Ce film contenait des plans beaucoup plus longs – mais le chiffre de trois secondes était valable pour des gens qui avaient été voyants toute leur vie. Il fallait beaucoup plus de temps à Caitlin pour absorber une scène normale, et encore plus quand il s’agissait d’objets qu’elle n’avait jamais touchés dans la vraie vie – comme les consoles de contrôle du vaisseau spatial, les tricorders, et cætera. Pour elle, le film semblait défiler à la vitesse… eh bien, d’un saut spatial.
Webmind pouvait maintenant écouter directement le film, mais le père de Caitlin avait quand même mis les sous-titres pour qu’elle continue de s’entraîner à lire.
Le film soulevait effectivement des points intéressants sur l’intelligence artificielle, en particulier le fait que la conscience était une propriété émergente de la complexité. L’IA du film, comme Webmind, avait « acquis la conscience par elle-même », sans qu’on l’ait programmée pour cela.
Fascinant, dit Webmind. Les parallèles ne m’échappent pas, et…
Il continua dans cette veine, et Caitlin comprit soudain pourquoi son père avait horreur des gens qui parlent pendant un film.
Très intéressant, fit remarquer Webmind quand l’idée fut suggérée que, une fois un certain seuil franchi, une IA ne pouvait continuer d’évoluer sans ajouter une « qualité humaine », que l’amiral Kirk avait identifiée comme étant notre « capacité à dépasser les limites de la logique ». Mais qu’est-ce que cela signifie, exactement ?
Caitlin devait garder les dates à l’esprit : l’action se passait au XXIIIème siècle, mais le film datait de 1979, longtemps avant que Deep Blue n’ait réussi à battre aux échecs le grand maître Gary Kasparov. Mais Kirk avait raison : même si Deep Blue, en calculant de nombreux coups à l’avance, s’était finalement révélé supérieur à Kasparov dans ce domaine très particulier, l’ordinateur ne savait même pas qu’il jouait aux échecs. La compréhension intuitive qu’avait Kasparov du jeu, des pièces et de l’objectif à atteindre dépassait effectivement les limites de la logique, et constituait un exploit bien plus grand que le simple calcul mécanique.
Mais c’était l’intrigue secondaire concernant Spock, le personnage moitié humain et moitié vulcain, qui avait vraiment captivé l’attention de Caitlin – et apparemment celle de Webmind aussi, car il n’avait plus rien dit à ce moment-là.
Au grand étonnement de Caitlin, son père avait mis le film en pause pour dire que la scène la plus importante ne figurait pas dans la version d’origine, mais qu’elle avait été restaurée dans celle du réalisateur. Elle se passait, comme presque tout le film d’ailleurs, sur la passerelle de l’Enterprise. Kirk demandait à Spock son avis sur quelque chose. Celui-ci lui tournait le dos sans répondre, et Kirk se levait pour faire tourner lentement son fauteuil, et… C’était tellement subtil que Caitlin ne vit pas tout de suite ce qui se passait, mais au bout de quelques secondes, l’image lui apparut clairement. Il n’y avait aucun doute : Spock, ce personnage glacé, imperturbable, dénué d’émotions, presque robotique, et qui dans ce film était encore plus sinistre que dans les feuilletons télé qu’elle avait écoutés autrefois, Spock, donc, pleurait…
Et alors même qu’ils étaient sur le point d’être détruits par V’Ger, une immense intelligence artificielle, Kirk connaissait suffisamment bien son ami pour lui demander, en faisant allusion à ses larmes :
— Ce n’est pas pour nous ?
Avec une infinie tristesse, Spock répondait :
— Non, commandant, pas pour nous. Pour V’Ger. Je pleure pour V’Ger comme je pleurerais pour un frère. Tel que j’étais lorsque j’ai rejoint l’Enterprise, tel est V’Ger maintenant.
À l’époque où Spock avait embarqué, il s’efforçait de se purger de toute émotion résiduelle – l’héritage de sa mère humaine – pour devenir, comme V’Ger et comme Deep Blue, une créature de pure logique, l’idéal vulcain. Deux héritages, deux voies possibles. Un choix à faire.
Et, à la fin du film, il avait fait son choix en adoptant sa moitié humaine avec toutes ses émotions, de sorte que, dans la scène finale, quand Scotty lui annonçait avec son merveilleux accent que : « Nous pouvons vous ramener sur Vulcain en quatre jours, Mr Spock », celui-ci répondait : « Ce ne sera pas nécessaire, Mr Scott. Ma tâche sur Vulcain est terminée. »
— Qu’est-ce que tu en as pensé ? demanda Caitlin à la cantonade tandis que le générique de fin se déroulait au son d’une musique poignante.
Des caractères braille défilèrent devant ses yeux : Bon sang, Jim, je suis un médecin, pas un critique de film. Caitlin éclata de rire. J’ai trouvé cela intéressant quand Spock a dit : « Chacun de nous, à un moment de sa vie, devient quelqu’un – un père, un frère, un dieu – et se demande : “Pourquoi suis-je ici ? Qu’étais-je destiné à être ?” » De façon très inhabituelle, Webmind hésita un instant avant d’ajouter : Il avait raison. Nous devons tous trouver notre place dans le monde.
Le mardi matin, après que sa mère l’eut conduite au lycée, Caitlin se rendit en cours de maths. Webmind savait bien qu’elle ne pouvait pas trop lui parler, mais il lui envoyait de temps en temps un commentaire sur ce qu’ils voyaient. Seuls les bruits du lycée étaient une nouveauté pour lui. Il avait déjà pu observer l’environnement quand Caitlin était en classe quatre jours auparavant.
Caitlin avait sa place juste à côté de Bashira, et celle-ci lui fit un grand sourire quand elle entra. Caitlin se sentait un peu nerveuse parce que Trevor suivait également ce cours, mais il n’arriva qu’au moment où les premières notes de Ô Canada se faisaient entendre.
Caitlin connaissait déjà l’hymne canadien avant d’emménager ici – on peut difficilement être un fan de hockey sur glace sans l’avoir entendu de temps en temps –, mais elle ne l’aimait pas beaucoup : trop sexiste, avec ce vers sur « le commandement de tous tes fils », trop étroit d’esprit pour des immigrantes telles que Bashira et elle avec son « terre de nos aïeux », et trop religieux quand il demandait que « Dieu protège notre pays ».
Une fois l’hymne terminé, Trevor prit tout son temps pendant les annonces du matin pour disposer son livre et son cahier sur sa table, en évitant soigneusement de croiser le regard de Caitlin.
Est-ce le Beauf ? demanda Webmind.
Caitlin hocha simplement la tête – ce qui, pour Webmind, faisait osciller la vue de haut en bas.
Elle avait espéré quelque chose de plus intéressant que d’apprendre par cœur les relations trigonométriques de base, ce qu’ils avaient fait lors du cours précédent, mais le sujet d’aujourd’hui était à peine mieux. Elle laissa donc son regard se promener sur la classe, et elle vit – elle vit vraiment – certains de ses camarades pour la première fois.
Elle consacra un bon moment à examiner Pâquerette Bowen. Elle comprenait très bien l’équation « gros seins = sexy », en tout cas dans l’esprit de la plupart des garçons, mais pour le reste, elle ne voyait pas pourquoi on en faisait tout un plat. Oui, bien sûr, ses cheveux longs étaient pas mal, et leur teinte était… spéciale. Et c’est vrai que ses vêtements découvraient un peu plus de chair que ceux portés par les autres filles.
Pâquerette avait calé son livre de classe à la verticale devant elle, mais au bout d’un moment, Caitlin vit que ce n’était pas pour le lire – Pâquerette s’en servait comme écran pour que le professeur ne voie pas ce qu’elle faisait… quelque chose avec ses pouces, et…
Ah ! Elle écrivait des SMS sur son portable ! Caitlin en avait entendu parler, mais ne l’avait jamais vu faire – ah, mais c’était sacrement primitif, comparé aux messages qu’elle-même recevait directement sur sa rétine !
— Mr Heidegger ? demanda un garçon très mince assis devant Pâquerette.
Caitlin reconnut aussitôt la voix : c’était Matt, qu’elle avait déjà remarqué plusieurs fois parce qu’il posait souvent de bonnes questions, et que c’était manifestement un matheux, lui aussi.
Le professeur, un homme également mince avec une barbe bien taillée, dit :
— Oui, Matt ?
Matt fut à la hauteur : il entreprit de poser une question très pertinente sur ce que Mr H. venait d’écrire au tableau. Il avait une voix un peu rauque, qui se cassait légèrement, ce qui fit ricaner le Beauf à un moment, mais Caitlin lui trouvait un certain charme.
— Ça déborde assez largement du cadre de ce que nous voulons faire aujourd’hui, répondit Mr Heidegger, mais si… Caitlin fut tout étonnée de s’entendre dire :
— Je vais lui expliquer.
Matt se retourna et la regarda, et alors…
Caitlin avait bien souvent lu l’expression dans les livres, et bien qu’elle n’eût encore jamais vu de lapin, pas même en image, elle se dit que ça devait être exactement ça, « un lapin pris dans le faisceau des phares d’une voiture »…
Mr Heidegger leur désigna le fond de la classe, où il y avait quelques bureaux libres.
— Installez-vous là-bas, leur dit-il, pour ne pas déranger les autres.
Caitlin se leva. Matt hésita une seconde avant de faire de même. Il avait le teint particulièrement pâle, et un visage… unique, différent de tout ce qu’elle avait pu voir jusqu’ici. Mais il souriait beaucoup, et Caitlin aimait bien ça.
En veillant à parler à voix basse, ils discutèrent de ce que Mr Heidegger avait écrit au tableau.
Et de la façon de résoudre les problèmes impliquant des angles droits en se servant des ratios trigonométriques de base et du théorème de Pythagore.
Et de la façon de résoudre les problèmes d’angles aigus en utilisant les fonctions sinus et cosinus.
Et puis ils se mirent à parler de hockey. Caitlin adorait ce jeu à cause des statistiques sur les joueurs, qu’elle trouvait bien plus intéressantes que celles du base-ball. Matt aimait bien parler des stats, lui aussi – mais étant originaire du coin, c’était un fan des Leafs, bien sûr.
Caitlin souriait jusqu’aux oreilles, et…
Et la cloche se mit à sonner.
— N’oubliez pas, dit Mr H. Pour demain, faites tous les exercices des pages 48 et 49.
Caitlin avait une version électronique du manuel de classe sur son ordinateur portable, qu’elle pouvait facilement lire avec son afficheur braille, mais…
— Heu, j’ai un peu de mal à lire les textes imprimés, dit-elle à Matt. Est-ce que tu… au déjeuner, peut-être ? Tu pourrais passer les exos en revue avec moi ?
Encore cet air de lapin dans les phares… Elle sentit son cœur battre plus fort tandis qu’elle attendait sa réponse.
Tout à coup, il y eut du brouhaha autour d’eux. Les autres élèves se levaient en cognant leur chaise contre les tables et se mettaient en rang pour sortir, mais la porte était à l’autre bout de la salle, près du tableau. Caitlin et Matt eurent donc encore quelques instants d’intimité avant que les élèves du cours suivant ne commencent à envahir la classe.
— Heu, oui, bien sûr, fit Matt. C’est un… (Mais il s’interrompit et recommença.) D’accord, on se retrouve à la cantine.
Ce qui aurait été le moment idéal pour terminer leur conversation, mais ils durent encore aller jusqu’à la porte et sortir de la classe, puis se rendre au cours suivant, un cours d’anglais que, justement, Matt suivait également. Ils s’y rendirent donc ensemble, sans plus échanger un mot, mais Caitlin, en tout cas, arborait un large sourire.