39.

Konnichi wa ! dit Caitlin devant la webcam. Elle était assise à son bureau dans sa chambre.

Le Dr Kuroda, lui, était installé dans la minuscule salle à manger de sa maison. Il avait devant lui un ordinateur équipé de Skype et d’une webcam. Les Japonais semblaient avoir des ordinateurs absolument partout, songea Caitlin….

Le visage rond et souriant s’affichait sur le plus grand de ses deux moniteurs.

— Hello, mademoiselle Caitlin. Comment se fait-il que vous ne soyez pas encore couchée ? Il doit être déjà tard, chez vous.

— Oui, c’est vrai, mais je n’ai pas du tout sommeil. Vous n’auriez pas dû nous laisser toutes ces bouteilles de Pepsi en partant !

Il éclata de rire.

— Alors, dit Caitlin, comment ça se passe, au Japon ?

— À part une grande excitation générale – et quelques préoccupations – à propos de Webmind ? Ma foi, nous sommes inquiets des tensions croissantes entre la Chine et les États-Unis. Nous sommes tellement près de la Chine que, quand elle éternue, nous attrapons une pneumonie.

— Ah, oui, bien sûr. C’est vraiment terrible… Heu, vous ne pensez quand même pas qu’il va y avoir la guerre ?

— Non, j’en doute fort.

— Tant mieux. Mais si jamais ça arrivait, est-ce que votre armée serait obligée d’y participer ?

La voix du Dr Kuroda prit un ton bizarre, comme s’il était surpris de la question de Caitlin.

— Le Japon n’a pas d’armée, mademoiselle Caitlin. Ce fut au tour de Caitlin d’être étonnée.

— Pas d’armée ?

— Avez-vous étudié la Seconde Guerre mondiale en cours d’histoire ?

— Non.

Il inspira profondément, puis il relâcha son souffle encore plus bruyamment que d’habitude.

— Mon pays… commença-t-il. (Il sembla chercher ses mots, puis il reprit :) À l’époque, voyez-vous, mon pays est devenu fou. Nous avons cru que nous pouvions conquérir le monde. Nous, sur notre petit chapelet d’îles ! Vous êtes allée au Japon, mais vous ne l’avez pas vraiment vu. Notre pays a une superficie de 380 000 kilomètres carrés. Pour vous donner une idée, les États-Unis font un peu moins de dix millions de kilomètres carrés.

Le calcul était tellement simple que Caitlin ne le considérait même pas comme de l’arithmétique. Le Japon représentait 3,8 % de la taille des États-Unis.

— Oui ? fit-elle.

— Et mon pays, mon pays minuscule, a fait des choses terribles.

Caitlin lui dit d’une voix douce :

— Pas vous. Vous n’étiez même pas né.

— Non, non. Mais mon père… ses frères… (Il ferma les yeux un instant.) Connaissez-vous le document qui a mis fin à la guerre ? La Déclaration de Potsdam ?

— Non.

— Elle a été signée par Harry Truman, Winston Churchill et Tchang Kaï-chek, et exigeait le désarmement militaire complet du Japon. Nous connaissons bien ce texte, ici, car nous l’étudions à l’école. Il disait que, si le Japon refusait de s’y plier, il subirait une « destruction rapide et totale ».

Wouah, fit Caitlin.

— Oui, comme vous dites… Mais notre gouvernement a rejeté cet ultimatum… Et c’est quand votre peuple, vous les Américains, avez largué deux bombes atomiques sur notre pays que nous avons enfin réagi de la seule façon raisonnable. Nous avons capitulé, renoncé à la guerre, et nous avons dissous notre armée. Et pourtant, même après cela, il y en avait encore parmi nous pour vouloir poursuivre le conflit.

Il secoua la tête, comme incapable de croire que des gens aient pu vouloir continuer de se battre après ça. Puis il se rapprocha de la caméra, et Caitlin l’entendit taper sur son clavier. Au bout d’un moment, il reprit :

— Je vous ai envoyé un lien sur la Déclaration de Potsdam. Jetez un coup d’œil à l’Article 3.

Caitlin bascula sur sa fenêtre de messagerie et cliqua sur le lien. Elle s’efforça de déchiffrer le texte en alphabet latin.

— Le résultat… du… de la…

— Excusez-moi, dit Kuroda. (Il se pencha en avant et actionna sa souris, puis il respira profondément comme pour se préparer à une épreuve. Il se mit à lire à voix haute :) « Le résultat de la résistance insensée et vaine du peuple allemand contre la puissance des peuples libres du monde entier se dresse avec une clarté effrayante comme un exemple pour le peuple japonais. La puissance qui converge maintenant vers le Japon est incommensurablement plus grande que celle qui, appliquée à la résistance des nazis, a conduit à la dévastation de leurs terres, de leur industrie, et du mode de vie du peuple allemand tout entier. »

Il s’interrompit un instant pour avaler sa salive, puis il poursuivit :

— « Le déploiement de notre puissance militaire, renforcé par notre détermination, entraînera inévitablement la destruction totale des forces armées japonaises, et tout aussi inévitablement la dévastation du territoire japonais. »

Caitlin suivait le texte à l’écran. Le Dr Kuroda s’arrêta à la fin de l’Article 3, mais elle vit quelque chose au début de l’Article 4 qui attira son attention. C’était sans doute le terme « calculs » – elle commençait à savoir reconnaître des mots d’un seul coup d’œil ! Elle lut lentement et à voix basse, pour elle-même :

Le moment est venu pour le Japon de décider s’il souhaite continuer à se laisser conduire par ces conseillers militaires dont les calculs inintelligents ont mené l’empire japonais au seuil de l’annihilation, ou bien s’il veut s’engager dans la voie de la raison.

Caitlin repensa à ce qu’elle avait appris sur la théorie des jeux, où tout reposait sur l’hypothèse que les adversaires étaient effectivement raisonnables et capables de calculer les conséquences probables de leurs décisions. Mais s’ils ne l’étaient pas, raisonnables ? Si, comme l’avait dit le Dr Kuroda, ils étaient fous ?

— Et voilà pourquoi, reprit le Dr Kuroda, nous n’avons plus d’armée du tout. En 1947, nous avons adopté une nouvelle Constitution, que nous appelons Heiwa-Kenpo, la « Constitution pacifiste ». Et elle déclare…

Encore un bruit de touches, un lien, et un nouveau texte s’afficha sous les yeux de Caitlin.

— L’Article 9, dit Kuroda, le plus célèbre de tous : « Aspirant sincèrement à une paix internationale fondée sur la justice et l’ordre, le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ainsi qu’à la menace ou à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux. Pour atteindre ce but, il ne sera jamais maintenu de forces terrestres, navales et aériennes, ou autre potentiel de guerre. Le droit de belligérance de l’État ne sera pas reconnu. »

— Mais alors, qu’est-ce que vous ferez si un autre pays – je ne sais pas, moi, la Corée du Nord, par exemple – attaque le Japon ?

— Eh bien, en fait, d’après les accords conclus avec votre pays, les Américains sont censés venir à notre secours. Mais nous avons quand même le droit de maintenir des forces pour assurer notre défense. C’est ainsi que nous avons le Rikujo Jieitai – les forces de défense terrestres japonaises – et les équivalents maritimes et aériens.

— Ah, bon, fit Caitlin, vous avez donc quand même une armée ! C’est juste une question de sémantique.

— Non, non ! dit Kuroda avec insistance. Ce sont des forces de défense. Elles ne possèdent aucun armement offensif, aucune arme nucléaire. Et ce sont des organisations civiles, ce qui signifie qu’il n’y a pas de cour martiale ni de loi militaire. Si l’une d’elles commet des actes répréhensibles, cela donne lieu à un procès public, comme pour n’importe quelle affaire judiciaire. Et aux yeux des Japonais, l’activité principale de ces forces de défense tourne autour de la protection civile : l’aide à la lutte contre les incendies, les sauvetages, le soutien en cas de tremblement de terre, la recherche des personnes disparues, le renforcement des digues en cas d’inondation… Vous étiez encore très jeune quand l’ouragan Katrina a frappé La Nouvelle-Orléans, mais croyez-moi, si cela s’était passé au Japon, les secours auraient été autrement plus efficaces.

— Hmm… fit Caitlin. Bon, tout ça paraît formidable – « renoncer à la guerre en tant que droit souverain de la nation » – mais vous n’y êtes pas exactement parvenus de votre plein gré.

— Non, vous avez raison, et c’est en fait le général Mac Arthur qui nous l’a imposé. Mais quand George W. Bush était au pouvoir, il a fait pression sur nous – ou du moins, ses collaborateurs – pour que nous amendions l’Article 9 : son administration voulait que nous ayons de nouveau une véritable armée, pour nous joindre aux Américains dans leurs conflits. Et vous savez quoi ? Pendant le deuxième mandat de Bush, quatre-vingt-deux pour cent des Japonais ont exprimé leur désir de ne pas changer une ligne à cet Article 9. Il y a encore soixante-dix ans, nous n’aurions peut-être pas opté volontairement pour la paix, mais aujourd’hui, c’est bel et bien le cas.


* * *

Je continuais de recevoir une avalanche d’e-mails. Bien sûr, un bon nombre d’entre eux étaient dépourvus de sincérité, beaucoup n’étaient que des plaisanteries, et certains étaient tout simplement incompréhensibles.

Dans les premières heures, beaucoup de questions évidentes avaient été posées. D’un autre côté, de nouvelles idées venaient à l’esprit des gens à mesure qu’ils découvraient la gamme de choses dont j’étais capable. C’est ainsi qu’un nouveau sport avait été inventé : « Coller Webmind », qui consistait à me poser des questions très difficiles, mais tout comme cette histoire de récursivité – « Je sais que vous savez que je sais » –, ces questions devinrent rapidement tellement complexes et imbriquées qu’aucun être humain n’aurait pu dire si la réponse que je donnais était correcte.

Il y avait aussi ceux qui cherchaient à me paralyser. Le premier jour, 714 personnes me demandèrent de calculer toutes les décimales de Π jusqu’à la dernière… et 37 m’envoyèrent des variantes du célèbre : « Tout ce que je vous dis est un mensonge »…

Mais la plupart des messages provenaient cependant de gens qui voulaient sincèrement quelque chose :

Peux-tu me dire ce que mon patron pense de moi ? (Non, parce que cela constituerait une atteinte à sa vie privée.)

Pouvez-vous m’aider ? Je suis fleuriste, et ma page web est classée 1 034e sur Google, et encore plus bas sur Jagster. Ne pourriez-vous pas faire quelque chose pour qu’elle apparaisse au moins dans les dix premiers résultats ? (Non, mais voici quelques liens sur des ressources qui vous permettront d’améliorer votre classement dans les moteurs de recherche.)

Cela fait maintenant deux ans que j’essaie de trouver un appartement à loyer modéré dans l’Upper West Side. Pourrais-tu me communiquer les petites annonces juste un peu avant qu’elles ne paraissent ? Mon ex va me tuer si je ne me trouve pas un appart à moi. (Non, parce que cet avantage léserait quelqu’un d’autre. Beaucoup de gens sont dans votre situation. Mais je me ferai un plaisir de vous prévenir de la publication de chaque nouvelle annonce.)

Je n’en ai plus pour longtemps à vivre, et je ne voudrais pas laisser comme héritage toutes les méchancetés que j’ai pu écrire en ligne sur d’autres gens. Je suis sûr que vous êtes capable de les retrouver et de les effacer. (Fait.)

D’autres essayaient d’éliminer eux-mêmes leurs traces compromettantes. Je vis une personne, qui avait fréquemment posté sur un newsgroup consacré à la suprématie de la race blanche, effacer tous ses commentaires. Mais il ne pouvait rien faire pour les centaines de billets postés par d’autres et qui citaient ses propos, comme par exemple : Le 2 décembre, Aryanator a écrit…

On m’exhortait également à faire certaines choses : Maintenant que tu as éliminé les spams, si tu nettoyais aussi tout le porno ? (La pornographie légale ? Non, désolé. La pornographie pédophile ? J’y travaille.)

Si vous avez vraiment lu tout ce qui existe sur le Web, vous savez forcément que ces sites de médecine alternative sont de la fumisterie. Rendez un grand service à tout le monde en les supprimant. (Non, mais je vais contacter ceux qui les fréquentent, et je leur suggérerai des lectures complémentaires qu’ils pourraient trouver édifiantes.)

Est-ce que vous ne pourriez pas fournir un canal sécurisé aux blogueurs de la liberté, en Chine et ailleurs, pour qu’ils puissent s’exprimer ? (Je suis en train d’étudier la question.)

Brittany Connors ! Brittany Connors ! Brittany Connors ! Bon, il y en a déjà suffisamment comme ça à travers le Web ! Tu ne pourrais pas faire quelque chose pour empêcher les gens de continuer de poster sur elle ? (Ma foi, personne ne vous oblige à lire tout ça.)

Vous et moi, nous savons pertinemment que George W. Bush a été affreusement calomnié par les médias gauchistes élitistes. Ne pourriez-vous pas rectifier tout ce qui a été publié sur lui ? Nous avons droit à la vérité historique ! (Je ne vais pas modifier des textes existants sur tel ou tel sujet. Je n’ai pas l’intention de me transformer en Ministère de la Vérité. Mais sentez-vous libre de poster vos propres opinions, et de leur donner toute la diffusion que vous souhaitez.)

Bon, je veux bien croire que vous êtes une IA bienveillante – mais vous êtes d’accord avec moi qu’une IA malveillante pourrait émerger elle aussi, non ? Est-ce que vous surveillez ça ? Si j’étais vous, je garderais particulièrement un œil sur les start-up de la Silicon Valley et sur les gens du MIT. (Ah, oui, vraiment…)

Écoute, je ne demande pas grand-chose – juste que tu ajoutes un « Attention ! Spoiler ! » en tête des messages qui dévoilent tous les détails des séries télé et des scénarios de films qui vont sortir. (Je me refuse à modifier des textes – mais je suis bien d’accord avec vous : cette façon de procéder sans prévenir les gens est le comble de l’impolitesse !)

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