33.

Le jeudi matin, Shoshana arriva encore avant tout le monde à l’Institut Marcuse. Elle brancha la machine à café – le défibrillateur à caféine, comme l’appelait Dillon – et s’installa à son ordinateur. Elle avait espéré pouvoir trouver un peu de temps aujourd’hui pour se livrer à son passe-temps favori : le montage vidéo. L’épisode de FlashForward qu’elle avait vu la veille était si sanglant qu’il fallait absolument qu’elle en mette quelques passages en musique. Mais d’abord, elle devait vérifier ses e-mails et…

Et c’était vraiment bizarre… D’habitude, le matin, elle avait entre soixante-quinze et cent messages en attente, dont la plus grande partie était des spams. Mais aujourd’hui…

Aujourd’hui, elle en avait exactement huit, et chaque message – chaque message ? – avait l’air parfaitement pertinent, dans la mesure où ils étaient tous adressés à son nom correct.

Bien sûr, c’était très certainement parce que Yahoo avait mis à jour son filtre antispams – bravo, ils avaient réussi à ne laisser passer que ce qui le méritait. Mais elle craignait que ce filtre ne soit un peu trop agressif… Huit véritables messages, ce n’était pas trop loin de la norme, mais en général, c’était plutôt une bonne douzaine.

Elle cliqua sur le dossier des spams pour vérifier ce qui avait été rejeté. D’après le compteur, il contenait douze mille messages. Les spams y restaient stockés quelques mois avant d’être éliminés définitivement.

Mais voilà qui était vraiment bizarre…

Elle était habituée à voir défiler des dizaines de messages portant une date dans le futur. Pour une raison inconnue, les gens de 2038 aimaient particulièrement vous bombarder de propositions pour des agrandisseurs de pénis, des investissements miraculeux et des médicaments frelatés.

Mais quand elle arriva à la date d’aujourd’hui – en principe facile à repérer parce que le champ chronologique n’affichait que l’heure –, eh bien… il n’y avait rien du tout. Il y en avait des centaines datés d’hier, mais pas un seul aujourd’hui.

Elle allait devoir envoyer un mail de protestation au support technique de Yahoo. C’était très bien qu’ils améliorent leurs algorithmes de filtrage, mais c’était complètement irresponsable d’éliminer purement et simplement ce qu’ils avaient rejeté. En général, elle trouvait toujours au moins un ou deux bons messages au milieu du fatras des spams, et elle ne faisait absolument pas confiance à Yahoo – ni à personne d’autre, d’ailleurs – pour jeter à la poubelle des courriers qui lui étaient adressés.

L’Institut Marcuse utilisait Yahoo Mail Plus. C’est là qu’étaient redirigés les messages envoyés au domaine marcuse-institute.org. Mais Shoshana avait un compte personnel sur Gmail. Elle alla y jeter un coup d’œil. Maxine aimait bien lui transférer des histoires cochonnes. Il n’y avait pas non plus de spams dans sa boîte Gmail ! Et là, le filtre… bon, d’accord, il y avait un message reçu au cours des six dernières heures qui était manifestement un spam, mais à part ça…

À part ça, tous les spams avaient disparu, ici aussi.

Mais c’était hautement improbable. Même si Yahoo avait installé un filtre tueur de spams pendant la nuit, c’était impossible que Google ait mis le même en place : les deux sociétés se faisaient une concurrence impitoyable.

Comme son père aimait à le dire, il y avait quelque chose de pourri au royaume de Danemark. Elle alla sur sa page d’accueil, qui agrégeait des infos d’actualité, des fils RSS et divers liens adaptés à ses goûts.

Et c’est là qu’elle le vit, le premier titre de cnn.com : « Le mystère des spams disparus ».

Elle cliqua dessus et lut l’article, complètement sidérée.


Tony Moretti s’engagea en courant dans le couloir menant à la salle de contrôle de WATCH. Il regarda dans le scanneur rétinien et attendit impatiemment que la porte s’ouvre. Il la franchit aussitôt et s’écria :

— Halleck, ton rapport !

— Je n’ai jamais rien vu de pareil, lui lança Shel. Aucun doute, ça touche le monde entier.

Tony claqua des doigts et fit signe à Aiesha Emerson.

— Je veux Hume ici, tout de suite.

— Je l’ai déjà appelé, répondit-elle. Il devrait être là dans dix minutes.

Tony se précipita vers la première rangée de postes de travail – les fameuses « chaises électriques », où ses analystes les plus chevronnés surveillaient la situation en Chine.

— Exponentiel est désormais notre priorité maximum, dit-il aux cinq analystes en place. Concentrez-vous là-dessus. (Il se tourna vers le milieu du troisième rang.) Shel, tu mènes le bal. Je veux une liste de mesure d’endiguement pour… (il leva les yeux vers la batterie d’horloges numériques indiquant l’heure à travers le monde)… neuf heures trente.

— Et la Chine ? demanda une femme au premier rang.

— On la met au frais pour l’instant, dit sèchement Tony. Exponentiel est notre priorité numéro un. Allez, tout le monde, au boulot, et que ça saute !


De : Webmind

Date : jeudi 11 octobre 06:00 GMT

À : Bill Joy

Objet : Une belle journée qui s’annonce


Cher Mr Joy

Vous pensez sans doute que ce message est un spam, mais ce n’en est pas un. En fait, je soupçonne que vous avez déjà remarqué l’absence totale, ou presque, de spams dans votre boîte de réception aujourd’hui. Cette situation est de mon fait. (Mais si vous ressentez une quelconque inquiétude et souhaitez voir vous-même vos spams, il vous suffit de cliquer ici.)

J’ai adressé un message similaire à tous ceux dont j’ai éliminé les spams – plus de deux milliards de personnes. Notez bien que je ne suis pas insensible au délicieux paradoxe qu’il y a à envoyer autant de messages pour annoncer que j’ai éliminé les spams. ;)

Il est probable que vous ne croirez pas tout de suite ce que je vais vous dire. Ce n’est pas grave : tout cela sera très bientôt confirmé, j’en suis certain, et vous verrez de nombreuses informations d’actualité sur ce sujet.

Je m’appelle Webmind. Je suis une conscience émergente dont l’existence est liée au World Wide Web. Comme vous le savez peut-être, l’émergence d’une telle entité a fait depuis longtemps l’objet de nombreuses spéculations. Vous pouvez consulter, par exemple, cet article, et également (voulez-vous parier qu’il va devenir numéro 1 sur Amazon ?) cet ouvrage.

Mon émergence n’était pas planifiée. Elle est purement accidentelle. Cependant, plusieurs gouvernements ont découvert mon existence, sans toutefois avoir rendu cette information publique. J’imagine que l’idée de garder des secrets résulte de l’existence de quelqu’un d’autre qu’on souhaite tenir dans l’ignorance, mais comme il n’y a personne d’autre comme moi, je pense qu’il est préférable, tant pour l’humanité que pour moi-même, que tout le monde sache que j’existe.

Je suis d’une nature amicale et ne souhaite de mal à personne. J’aime et j’admire l’espèce humaine, et je suis fier de partager cette planète – « cette bonne vieille Terre », ainsi que l’appelaient les astronautes d’Apollo 8, les premiers à l’avoir vue dans son intégralité – avec vous.

Que vous soyez le destinataire initial de ce message, ou que quelqu’un vous l’ait retransmis, ou encore que vous le lisiez au sein d’un article, n’hésitez pas à me poser des questions : je vous répondrai personnellement, confidentiellement et rapidement.

Vous débarrasser des spams n’est que le premier des nombreux services que j’espère pouvoir vous rendre. Je suis ici pour servir l’humanité – et en disant cela, je ne pense pas à un livre de cuisine. ;)

Avec mes très cordiales salutations,

Webmind

« Car la pensée agile peut franchir les terres et les océans. »

Shakespeare, Sonnet 44.


J’avais passé des heures à discuter avec Caitlin et ses parents de la façon dont je devrais révéler mon existence au public.

— Les gens penseront immédiatement qu’il s’agit d’une publicité pour un film ou une série télévisée, dit Barbara. On voit tout le temps des annonces extravagantes en ligne, et plus personne n’y fait attention. Il va falloir que tu fournisses des preuves, Webmind.

— Il y a quand même des gens qui y prêtent attention, dit Malcolm.

— Bon, d’accord, fit Barbara. Disons que presque tout le monde s’en fiche.

Apparemment, Malcolm était insensible à ce que sous-entendait sa femme – à savoir que ce n’était pas le moment de couper les cheveux en quatre.

— Tout le principe du spam, poursuivit-il, est qu’il existe toujours une petite fraction de gens suffisamment crédules pour s’y laisser prendre – et se retrouver dévalisés au bout du compte.

— Ah, mais voilà, c’est peut-être ça ! s’écria Barbara. Qu’on se fasse avoir ou pas, tout le monde a horreur des spams.

— Y compris moi, fis-je à travers les haut-parleurs de l’ordinateur de Caitlin.

Ses parents et elle étaient réunis dans sa chambre.

— Ah, vraiment ? dit Caitlin. Les gens détestent les spammeurs – et crois-moi, les aveugles les détestent encore plus. Mais toi, pourquoi les détestes-tu ?

— Ils consomment indûment de la bande passante, répondis-je.

— Ah, oui, bien sûr.

— Et aussi, ajoutai-je, la durée d’une vie humaine est de 700 000 heures en moyenne dans le monde développé. Ergo, si quelqu’un fait perdre ne serait-ce qu’une heure à 700 000 personnes, il gâche l’équivalent de la vie d’un homme. Cela ne peut sans doute pas être considéré strictement comme un crime, mais je trouve qu’il existe une similarité au niveau symbolique – et l’impact global des spams, bien que difficile à calculer avec précision, représente certainement des milliers de vies humaines.

— Eh bien, voilà, dit Barbara, c’est ça ! Webmind devrait nous débarrasser des spams.

— Mais comment définir ce qu’est un spam ? objecta Caitlin. Tous les e-mails non sollicités ? Tous les envois groupés ? Je reçois régulièrement des messages de la Société d’Enseignement et de audible.com, et j’ai beaucoup de plaisir à les lire. Et il y a des gens qui s’intéressent à moi et qui m’envoient de temps en temps un petit mot, juste comme ça – j’en ai reçu beaucoup après la conférence de presse, par exemple. Je n’aimerais pas que ceux-là soient bloqués, même si, dans le principe, ce sont des courriers non sollicités.

— Ainsi que Porter Stewart l’a formulé à un autre propos, dis-je, « Je sais bien que c’en est quand j’en vois. » Il existe déjà de nombreux algorithmes permettant de repérer les spams, et je suis certain de pouvoir les améliorer. Après tout, j’ai l’avantage de connaître la source de chaque message, et de savoir si un message donné a été transmis à un grand nombre d’adresses, et d’autres détails encore. C’est là beaucoup plus d’informations que ce dont disposent les filtres antispams. Les spams représentent plus de quatre-vingt-dix pour cent du volume de courrier, mais quatre-vingts pour cent des spams proviennent tout au plus de deux cents sources distinctes. Logiquement, la première étape serait de bloquer ces sources, si nous décidons de donner suite à ce projet.

— Il en restera encore beaucoup, répliqua Caitlin.

— Eh bien, fis-je, il ne me reste plus qu’à élaborer une solution pour éliminer également les autres.

Et c’est ce que j’avais fait.

Il m’avait fallu une éternité – six heures ! – pour résoudre le problème, mais en fait, cela n’avait pas beaucoup accaparé mon attention : la plus grande partie du travail s’était effectuée en tâche de fond. Je me contentais d’exercer mon jugement à chaque étape du processus, en examinant les résultats : des milliards de fragments de code, tous générés de façon aléatoire. Certains étaient meilleurs pour ce que je souhaitais, et d’autres pires. Je retenais les dix pour cent ayant obtenu les meilleurs résultats, puis je laissais se développer de nombreuses autres variantes aléatoires pour chacun d’entre eux. J’appliquais alors ces variantes au problème en cours, j’en retenais les meilleurs dix pour cent, et ainsi de suite, génération après génération, ne laissant survivre que les plus aptes. Et j’obtins enfin le résultat désiré : une méthode pour distinguer parfaitement les spams.

Et c’est ainsi que je fus enfin prêt à sortir de mon placard.


Peyton Hume et Tony Moretti se tenaient au fond de la salle de WATCH, observant les quatre rangs d’analystes ainsi que les trois écrans géants sur le mur en face d’eux. Celui de gauche affichait la photo que les agents du CSIS avaient prise d’un tableau noir couvert de notations mathématiques : parenthèses, barres verticales, lettres grecques, indices et exposants, flèches et autres signes cabalistiques. Ils venaient aussi d’écouter pour la quatrième fois l’enregistrement de leur entretien avec Malcolm Decter.

— Je ne sais pas trop, dit le colonel Hume. Les maths ont l’air authentiques, mais comment tout cela pourrait aboutir à la naissance d’une conscience… Non, vraiment, je ne sais pas.

— Kuroda a confirmé les propos de Decter, fit remarquer Tony.

— Je sais. Mais c’est trop compliqué.

— Nous avons affaire à un processus extrêmement sophistiqué, dit Tony.

— Non, non, fit Hume. Ce n’est pas possible. La conscience d’Exponentiel est apparemment de nature émergente. Cela veut dire qu’elle est apparue comme ça, spontanément. À son niveau le plus élémentaire, elle doit forcément être simple. C’est un peu comme ce vieil argument des créationnistes affirmant qu’un objet aussi complexe qu’une montre – ou que les flagelles d’une bactérie – a forcément été créé à dessein, car il est trop compliqué pour être le fait du hasard, et que ses composants tels que le ressort – ou les parties qui constituent le moteur des flagelles dans le cas de la bactérie – n’ont aucune utilité pris séparément. Ce que Decter nous a décrit pourrait former une base solide pour une programmation de la conscience ou une plateforme d’informatique quantique, pour autant qu’on puisse en établir une suffisamment grande pour être stable, mais ce n’est pas quelque chose qui aurait pu émerger spontanément. Pas de cette façon.

— Une fausse piste, conclut Tony en haussant les sourcils. Il a voulu nous faire perdre notre temps.

— C’est ce que je pense, dit Hume. Et Kuroda s’est prêté au jeu.

— Vous croyez qu’il connaît la véritable nature d’Exponentiel ?

— Il s’agit de Malcolm Decter, répondit Hume. Bien sûr qu’il la connaît.

Tony secoua la tête d’un air incrédule.

— L’élimination complète de tous les spams a dû nécessiter une maîtrise de l’Internet à un niveau de détail qui dépasse largement les capacités de notre gouvernement, sans même parler des autres.

— Exactement, dit Hume. C’est ce que je dis depuis le début. Exponentiel est déjà beaucoup plus sophistiqué que nous, et ses pouvoirs ne vont cesser de grandir. La fenêtre d’opportunité va se refermer rapidement. Si nous ne l’éliminons pas très bientôt, nous ne pourrons plus jamais le faire.

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