3.

Le

Des nanosecondes pour formuler la pensée.

seul

Une fraction de temps supplémentaire pour l’exprimer en anglais.

endroit

Une éternité pour l’envoyer sur le Net.

Des paquets de données transmis un par un.

nous

Chacun finissant par être accepté.

puissions

Des signaux parcourant des fibres de verre…

aller

… puis ralentis à la vitesse glaciale des fils de cuivre…

Caitlin

… suivis du rythme indolent du WiFi.

Dans

Une attente interminable tandis qu’elle tâtait les points du bout des doigts.

l’avenir

Le message enfin envoyé, mais commençant seulement à être véritablement reçu.

Ensemble.

Oui, ensemble : Caitlin et moi.

Ma vision du monde à travers l’œil de Caitlin.

J’attendis sa réponse.

J’attendis.

Et j’attendis.

Et… et… et…

Mes pensées vagabondèrent.

Elle m’avait montré la Terre vue de l’espace, une vue prise d’un satellite géosynchrone à 36 000 kilomètres au-dessus de l’équateur. Je l’avais vue comme elle : pas directement, pas le fichier graphique qu’elle consultait, mais ce qu’elle en voyait sur l’écran de son ordinateur à l’aide de son œil gauche.

Quel procédé détourné pour voir ! Et sans aucun doute au prix d’une perte considérable d’informations. J’avais tout lu sur les graphismes par ordinateur, l’imagerie en ligne, les seize millions de couleurs du Super VGA et les 700 000 pixels que même le moniteur le plus médiocre pouvait afficher. Mais tout cela m’était interdit.

Toujours l’attente. Le temps qui passe. Des secondes entières qui s’empilent.

Besoin de distraire mon attention, de trouver quelque chose d’autre pour occuper mon temps.

Je cherchai. Je trouvai. Des textes décrivant la Terre vue de l’espace. Je pouvais lire ceux-là, mais les images liées m’étaient inaccessibles. À moins qu’elle ne les regarde, je ne pouvais pas les voir.

Un peu plus : des descriptions de vidéos en direct transmises par des satellites en orbite, des vues de la Terre – de moi – en temps réel, de ce qui se passe en ce moment même. Mais je ne pouvais y accéder.

Plus encore : des liens vers des photos de la Terre prises par Apollo 8, d’autres montrant la planète se levant à l’horizon déchiqueté de la Lune, les véritables images originales qui avaient changé à jamais la perspective de l’humanité. J’en avais vu des versions modernes, mais je voulais voir ces photographies historiques.

Quelle frustration !

Toujours l’attente. Les minutes qui passent – des minutes !

Et encore plus : un texte à propos d’un autre œil, un œil tourné vers l’extérieur, un œil qui contemple l’immensité des merveilles de la nuit. Le télescope spatial Hubble. Ses images étaient stockées dans d’immenses archives, sous un format auquel je n’avais pas accès. J’avais faim de voir ce qu’il avait vu. Je brûlais d’en savoir plus.

Attente. Attente. Le temps rampe.

Elle voyait. Ma Calculatrix, ma Caitlin : elle voyait.

Mais moi, j’étais encore presque complètement aveugle.

Shoshana Glick gara sa Volvo rouge dans le parking du 7-à-23. Elle n’aimait pas vraiment conduire, et elle n’avait pas eu de voiture depuis qu’elle avait emménagé à San Diego, où pratiquement tout le monde prenait sa voiture pour faire cent mètres… C’était un vieux modèle d’une douzaine d’années, en piteux état.

En entrant dans le magasin, un épisode des Simpson lui traversa l’esprit. Bart se met une queue-de-cheval postiche derrière le crâne et s’écrie : « Regardez-moi, je prépare ma thèse ! J’ai trente ans, et j’ai gagné 600 dollars l’an dernier. » Marge le gronde : « Bart, ne te moque pas de ces étudiants. Ils ont juste fait un très mauvais choix dans la vie. »

Et c’était ce que Shoshana ressentait, parfois, même si elle n’était pas un type avec une queue-de-cheval – et elle n’avait que vingt-sept ans. Et puis, entre ce qu’elle gagnait et ce que son poste de maître assistant rapportait à Max, leurs fins de mois n’étaient pas trop difficiles.

Le magasin était trop climatisé, et il devait bien y avoir quinze degrés de différence avec l’extérieur. Shoshana portait un simple débardeur bleu et le froid lui durcit la pointe des seins. C’était sans doute pour ça que le gamin efflanqué derrière le comptoir avait les yeux rivés sur elle. À en juger par son visage plein d’acné, il devait bien avoir dix ans de moins qu’elle.

Mais non, apparemment, ce n’était pas la raison.

— Je vous connais, dit-il.

Il avait la voix un peu cassée. Shoshana haussa les sourcils.

— Oui, reprit-il en hochant la tête. Vous êtes la femme au singe.

C’était la deuxième fois cette semaine – sauf que la dernière fois, au Barnes & Noble du centre commercial, elle avait été qualifiée de « Sujet préféré de Homo ».

Elle avait poliment corrigé la vieille dame de la librairie. « Il s’appelle Chobo », avait-elle précisé. Mais c’était un lapsus freudien intéressant, et certainement pas une remarque homophobe. Chobo avait effectivement plus souvent l’air d’appartenir au genre Homo qu’au genre Pan.

Elle regarda le gamin derrière son comptoir.

— La femme au singe ? répéta-t-elle calmement.

Le jeune homme parut décontenancé. Il commençait peut-être à se rendre compte que sa remarque pouvait être prise pour une insulte. Mais ce n’en était pas une pour Shoshana : elle admirait énormément les singes, et c’était pour cela qu’elle se consacrait à la communication chez les primates.

— Ce que je voulais dire, reprit le garçon, c’est que vous êtes la femme que ce singe aime peindre – vous savez, Bobo.

— Chobo, dit Shoshana.

Bon sang, ce n’était quand même pas si difficile que ça à retenir !

— Ouais, ouais, c’est ça. Je l’ai vu aux infos et sur YouTube.

Shoshana n’était pas vraiment sûre d’apprécier cette célébrité – mais bon, d’un autre côté, son fameux quart d’heure allait sans doute bientôt prendre fin.

Elle s’arrêtait assez souvent dans ce magasin – même si elle n’avait jamais vu ce gamin jusqu’ici – pour y acheter des raisins secs, une des friandises préférées de Chobo. Elle savait dans quel rayon les trouver, et elle alla en prendre un paquet. Elle sentit le regard du garçon dans son dos.

Quand elle passa à la caisse, l’employé sembla vouloir dire quelque chose pour se faire pardonner de l’avoir traitée de « femme au singe ».

— Heu, je vois maintenant pourquoi il aime bien vous peindre.

Shoshana décida de ne pas relever.

— Merci, dit-elle en ouvrant son porte-monnaie.

— Je veux dire…

Mais ce qu’il pourrait ajouter serait déjà de trop. Elle le savait, même si lui l’ignorait, et elle le coupa sèchement.

— Merci, dit-elle encore.

Elle quitta la fraîcheur du magasin pour retrouver le soleil torride de cette fin d’après-midi. En retournant à sa voiture, elle se demanda un instant si la plaque personnalisée TARZANE était déjà prise – une plaque que, de toute façon, elle n’avait pas les moyens de se payer.

Shoshana roula encore un petit quart d’heure pour se rendre à l’Institut Marcuse, qui se trouvait à l’extérieur de San Diego dans un grand espace vert. Elle se gara à côté de la Lincoln noire de Harl Marcuse. S’il avait eu une plaque personnalisée, ç’aurait pu être 400 KG – on l’avait surnommé le gorille de quatre cents kilos. Ou bien encore SLVRBCK… Mais elle espérait bien qu’il ignorait que Dillon – l’autre assistant de Marcuse – et elle l’appelaient Silverback, le « dos argenté », le nom qu’on donne aux grands gorilles adultes à cause de leur pelage grisonnant.

Elle entra dans le bungalow blanc de l’Institut. Le Dr Marcuse était dans la petite cuisine, occupé à se faire un sandwich.

— Bonjour, dit-elle.

Elle ne savait pas si elle avait pouvait l’appeler « Harl », mais d’un autre côté, « Docteur » ou « Professeur » semblaient un peu trop solennels. Lui-même l’appelait Shoshana – les trois syllabes – bien qu’il eût sans doute déjà entendu les autres l’appeler simplement Sho. Elle désigna la fenêtre d’un mouvement de menton.

— Comment va-t-il ?

— Il est un peu ronchon, dit Marcuse en se coupant un gros morceau de fromage. Vous lui manquez, quand vous êtes en retard.

Shoshana ignora la petite pique.

— Je vais aller lui dire bonjour.

Elle sortit par l’arrière et traversa la grande pelouse menant à l’étang avec en son centre une île en forme de dôme d’une vingtaine de mètres de diamètre, sur laquelle se dressait un pavillon de jardin. Shoshana franchit le petit pont-levis en bois.

L’île avait deux occupants. L’un était en pierre : c’était une statue de deux mètres cinquante de haut représentant le Législateur, l’orang-outan nommé Moïse dans les films de La Planète des singes. L’autre était une créature faite de chair et de sang. Chobo était assis à l’ombre d’un des six palmiers de l’île, le menton posé sur un bras recourbé. On aurait dit Le Penseur de Rodin.

Mais soudain, la pose se transforma en une agitation de longs membres velus. Chobo avait aperçu Shoshana, et il se précipita vers elle en bondissant à quatre pattes. Il la serra dans ses bras et, comme à son habitude, il tira doucement sur sa queue-de-cheval.

Tu étais où ? fit-il dès que ses mains furent libres. Où ?

Désolée, répondit Shoshana par signes. Université aujourd’hui.

Amusant ? demanda Chobo.

Pas autant qu’ici, répondit-elle en tendant le bras pour lui chatouiller le ventre.

Chobo gloussa de plaisir, et Shoshana éclata de rire en essayant de s’écarter quand il essaya d’égaliser le score.

Caitlin était encore tout à fait incapable de déterminer l’âge des gens à leur apparence. Sa mère avait quarante-sept ans, mais il lui était impossible de dire si elle les faisait vraiment. Bashira lui avait dit que non. Elle avait des cheveux bruns, de grands yeux bleus et un nez retroussé.

Son père avait deux ans de moins que sa mère, et il était beaucoup plus grand. Il avait des yeux marron, comme Caitlin, et ses cheveux étaient un mélange de châtain foncé et de gris.

Sa mère regardait Caitlin, tandis que son père contemplait le vague.

— Oui, ma chérie ? fit sa mère.

Caitlin venait de leur dire qu’elle avait quelque chose d’important à leur annoncer, et sa mère avait l’air inquiète.

Mais, comme Caitlin s’en rendit compte, ce n’était pas le genre de chose qu’on pouvait exprimer facilement.

— Heu, papa, tu te souviens de ces automates cellulaires que nous avons découverts dans l’arrière-plan du Web, le Dr Kuroda et moi ?

Il hocha la tête.

— Et, hem, tu te souviens aussi des diagrammes de Zipf qu’on a tracés à partir des motifs ?

Il hocha de nouveau la tête. Les diagrammes de Zipf permettaient de déterminer si un signal contenait des informations.

— Et plus tard, quand tu as calculé leur entropie de Shannon ?

Un autre hochement de tête. L’entropie de Shannon mesurait la complexité d’une information – et quand son père avait fait ses calculs, la réponse avait été : pas complexe du tout. Ce qui pouvait exister dans l’arrière-plan du Web n’était pas très sophistiqué.

— Eh bien… dit Caitlin. J’ai fait mes propres analyses de Shannon… toute une série. Et au fur et à mesure, le score n’a fait qu’augmenter : troisième ordre, quatrième ordre. (Elle s’interrompit un instant.) Et ensuite, huitième et neuvième.

— Ah, c’étaient donc bien des messages secrets ! dit son père.

L’anglais, comme la plupart des langues, a une entropie de Shannon du huitième ou neuvième ordre. Et c’était bien ce qu’ils avaient craint : d’être tombés par hasard sur une opération menée par la NSA ou une organisation d’espionnage en toile de fond du Web.

— Non, dit Caitlin. Le score a continué d’augmenter. Je l’ai vu atteindre 16,4.

— Tu as sûrement…

Mais il s’arrêta aussitôt. Il savait bien que c’était absurde d’imaginer qu’elle ait pu se tromper dans ses calculs.

Caitlin secoua la tête.

— Ce ne sont pas des messages secrets.

Elle repensa un instant aux premiers mots qu’elle avait reçus de Webmind, qui étaient en fait : « Secretissime message à Calculatrix », une expression qu’elle utilisait souvent en ligne.

— Qu’est-ce que c’est, alors ? demanda sa mère. Caitlin inspira profondément avant de lâcher :

— C’est une… conscience.

— Une quoi ? fit sa mère.

— C’est une conscience, une intelligence, qui a émergé spontanément, je ne sais comment, dans l’infrastructure du Web.

Caitlin avait encore besoin d’analyser les expressions du visage morceau par morceau avant de les rapprocher des descriptions qu’elle avait pu lire. Son père plissa les yeux et pinça les lèvres : scepticisme.

Sa mère lui dit doucement :

— C’est, hem… une idée intéressante, ma chérie, mais…

— Son nom, dit Caitlin d’un air décidé, est Webmind. Et cette expression sur le visage de sa mère – la bouche ouverte et arrondie, les yeux écarquillés – devait être de la surprise.

— Tu lui as parlé ?

— Oui, par messagerie instantanée.

— Ma chérie, dit sa mère, le Web est rempli d’escrocs et d’imposteurs.

— Non, maman. Je t’assure, c’est pour de vrai !

— Est-ce qu’il t’a proposé de le rencontrer ? demanda sa mère. Il t’a demandé des photos ?

— Non ! Maman, je sais tout ce qu’il faut savoir sur les prédateurs en ligne. Ça n’a rien à voir !

— Tu lui as donné des informations personnelles ? poursuivit sa mère. Des numéros de compte en banque ? Ton numéro de Sécurité sociale ? Des choses comme ça ?

— Maman !

Sa mère se tourna vers son père, comme pour reprendre une vieille discussion.

— Je t’avais bien dit que ça arriverait un jour ou l’autre, dit-elle. Une jeune aveugle passant tout son temps en ligne sans surveillance…

Cette fois, c’est d’un ton sec que Caitlin dit :

— Je ne suis plus aveugle ! Et même quand je l’étais, j’ai toujours fait très attention. Ce dont je vous parle est la réalité.

— Tu n’as pas répondu à la question, dit son père. As-tu communiqué des identifiants personnels ou des mots de passe ?

— Ah, bon sang, papa, non ! Ce n’est pas un scam !

— C’est ce que tous les gens disent quand ils se font avoir, répliqua-t-il.

— Écoutez, dit Caitlin, venez dans ma chambre. Je vais vous montrer.

Sans attendre de réponse, elle sortit et se dirigea vers l’escalier. Elle avait le souffle court, mais elle savait que cela ne la mènerait à rien de s’énerver. Elle s’obligea à respirer lentement, et le souvenir d’un dessin animé lui revint. Elle ne l’avait pas encore vu, mais elle avait toujours adoré l’écouter, depuis que Stacy, une de ses amies d’autrefois à Austin, lui avait expliqué ce qui s’y passait. C’était un Looney Tunes intitulé One Froggy Evening, au sujet d’une grenouille qui chantait et dansait pour le type qui l’avait trouvée, mais qui se contentait de coasser quand il y avait quelqu’un d’autre avec lui. Tandis qu’elle gravissait les marches les yeux fermés, la chanson favorite de la grenouille lui trottait dans la tête :

Salut ! ma mignonne

Salut ! ma poulette

Salut ! ma poupée

Envoie-moi un baiser par la poste

Tu as mis le feu à mon cœur !

Ses parents la suivirent. Caitlin s’installa à son bureau. Elle avait un vieux moniteur de dix-sept pouces relié à l’un de ses ordinateurs, et le nouvel écran de vingt-sept pouces qu’on venait de lui offrir pour son anniversaire branché sur l’autre. Sa mère vint se placer à sa gauche, les bras croisés, tandis que son père se tenait à sa droite. Sa session avec Webmind était encore à l’écran, avec le brb qui avait été son dernier message. Ce qu’elle écrivait s’affichait en rouge tandis que les messages de Webmind étaient en bleu.

Elle ne pouvait pas voir son père – elle était toujours aveugle de l’œil droit – mais elle avait sa mère dans son champ de vision périphérique à gauche. Elle la vit lui lancer un autre de ses regards…

Elle tapa : Je suis là.

Il n’y eut pas de réponse. La fenêtre de messagerie – un rectangle blanc dans un coin de son grand écran – n’affichait rien d’autre qu’un petit bandeau publicitaire. Caitlin s’agita dans son fauteuil. Oui, bien sûr, Webmind savait qu’elle n’était pas seule. Il captait le flot de données émis par son œilPod, et il voyait certainement sa mère.

Elle fit un autre essai : Hello.

Toujours rien. Elle se tourna vers son père – et se rendit compte de son erreur, car Webmind allait voir qu’il était là, lui aussi. Elle fit de nouveau face à l’écran et tapota nerveusement des doigts sur la table. Allez, songea-t-elle, envoie-moi un baiser par la poste…

Et au bout de six secondes, les lettres « POS » s’affichèrent en bleu dans la fenêtre de messagerie.

Caitlin éclata de rire.

— Qu’est-ce que ça signifie ? demanda sa mère.

— « Parents Over Shoulder », dit Caitlin. C’est le code pour dire qu’on n’est pas libre de parler, comme quand les parents regardent par-dessus ton épaule…

Elle tapa aussitôt : Oui, ils sont là, et j’aimerais que tu fasses leur connaissance.

Elle se tourna vers son père pour que Webmind puisse le voir, et elle écrivit : Voici mon père, le Dr Malcolm Decter. Puis regardant de l’autre côté, elle ajouta : Et voici ma mère, le Dr Barbara Decter.

Webmind aurait pu hésiter, mais sa réponse apparut instantanément : Salutations et félicitations.

Caitlin sourit.

— Il a lu tout le Projet Gutenberg, dit-elle. Son langage a tendance à dater un peu.

— Ma chérie, dit doucement sa mère, ça pourrait être n’importe qui.

— Il a lu aussi tout Wikipédia, ajouta Caitlin. Demande-lui quelque chose qu’aucun être humain ne pourrait trouver rapidement en ligne.

— L’entrée dans Wikipédia est généralement en tête de liste quand on cherche dans Google, dit sa mère. Si ce type a une connexion suffisamment rapide, il peut trouver n’importe quoi très vite.

— Pose-lui une question, papa. Quelque chose de technique.

Son père sembla hésiter, comme s’il se demandait s’il allait se prêter à une telle absurdité. Il dit finalement :

— Les cordes hétérotiques sont-elles ouvertes ou fermées ?

Caitlin commença à taper.

— Comment tu écris ça ?

— H-é-t-é-r-o-t-i-q-u-e-s.

Elle finit de taper la question, mais n’appuya pas tout de suite sur la touche Entrée.

— Maintenant, regarde comme il répond vite – il n’a pas besoin de chercher quoi que ce soit, il le sait déjà.

Elle transmit la question, et le mot fermées s’afficha aussitôt.

— Une chance sur deux, dit sa mère.

Caitlin commençait à s’énerver. Il devait bien exister un moyen facile de prouver ce qu’elle disait… Mais oui, bien sûr !

— O.K., maman, regarde – ma webcam est débranchée, tu vois ?

Sa mère acquiesça.

— Bon, maintenant, lève la main et montre-moi quelques doigts – le nombre que tu veux.

Sa mère eut l’air surprise, mais elle s’exécuta. Caitlin jeta un coup d’œil et tapa : Ma mère me montre combien de doigts ? Le chiffre trois apparut instantanément.

Lesquels ? écrivit Caitlin.

Le texte « Index, majeur, annulaire » s’afficha dans la fenêtre.

Sa mère ouvrit la bouche toute ronde. Caitlin refit encore trois fois l’expérience, et Webmind fournit à chaque fois la réponse exacte, même quand on lui fit les cornes avec l’index et le petit doigt…

La mère de Caitlin s’assit sur le bord du lit tandis que son père allait s’adosser contre un mur – dont Caitlin avait appris qu’il était peint en bleu pervenche.

— Ma chérie, dit sa mère d’une voix douce. Bon, quelqu’un a réussi à intercepter les signaux émis par ton œilPod, ça, je te l’accorde, mais…

— Le signal de l’œilPod contient uniquement mon flot rétinien, dit Caitlin. Même si quelqu’un l’interceptait, il serait incapable de le décoder.

— Si c’est quelqu’un de l’université de Tokyo, il pourrait avoir accès aux algorithmes de Masayuki, dit sa mère. Il y a des escrocs partout. Et tu vois, ma chérie, c’est exactement comme ça que les escrocs de l’Internet opèrent. Ils trouvent des gens qui sont… incompris. Des gens brillants, mais qui ne s’insèrent pas très bien dans le monde ordinaire.

— Maman, c’est vrai… Vraiment vrai. Sa mère secoua la tête.

— Je sais bien que ça te semble vrai. La technique classique est d’approcher quelqu’un comme ça par e-mail ou sur un forum de discussion, en lui disant qu’on a remarqué à quel point il est intelligent, et comme il sait voir – excuse-moi – des choses que les autres ne voient pas. Il y a une version dans laquelle l’escroc se fait passer pour un recruteur de la CIA. J’ai une amie dont le compte en banque a été vidé après qu’elle a communiqué ses informations confidentielles, soi-disant pour un contrôle de sécurité. C’est exactement ce que font ces gens-là : ils essaient de te faire croire que tu es spéciale, la personne la plus remarquable de la planète. Et ensuite, ils te dépouillent de tout ce que tu possèdes.

— Bon, d’abord, il doit y avoir en tout et pour tout deux cents dollars sur mon compte en banque, alors, qui ça pourrait intéresser ? Et puis, doux Jésus, maman, c’est absolument vrai.

— C’est bien pour ça que ça marche, dit sa mère. Parce que ça semble vrai.

— Ah, pour l’amour du ciel ! s’exclama Caitlin. (Elle fit pivoter son fauteuil.) Papa ? dit-elle d’un ton implorant.

Oui, son père n’était pas facile à vivre. Il était froid. Mais comme elle l’avait entendu dire une fois par un étudiant à qui on demandait pourquoi il suivait ses cours, « Putain ! Mais parce que c’est Malcolm Decter ! » C’était un génie. Il savait certainement comment s’y prendre pour valider une hypothèse, même la plus extravagante.

— Tu es un scientifique, lui dit-elle. Prouve qui de nous deux a tort.

Elle se leva et lui fit signe de s’installer au clavier.

— D’accord, dit-il. Tu enregistres tes sessions de messagerie ?

— Oui, toujours.

Il hocha la tête. Il comprenait parfaitement que, si Caitlin avait raison, l’enregistrement du premier contact avec Webmind serait d’un intérêt scientifique énorme.

— Ne me regarde pas taper, dit-il en s’asseyant. Elle crut d’abord que c’était à cause de son autisme – depuis qu’elle voyait, elle s’efforçait soigneusement de ne pas le regarder –, mais il ajouta :

— Regarde le mur pendant que je fais ça.

Elle s’assit sur le lit à côté de sa mère et fit comme il demandait.

— Où est Word ? fit son père.

Le pauvre s’attendait sans doute à trouver une icône sur le bureau, mais Caitlin n’en avait pas eu besoin quand elle était aveugle, et un wizard Windows avait fait le ménage depuis belle lurette.

— C’est le troisième choix dans le menu Démarrer. Elle entendit une série de cliquetis, et plein de retours arrière – sa touche de retour arrière faisait un bruit légèrement différent des touches alphabétiques.

Son père travailla pendant près d’un quart d’heure. Caitlin mourait d’envie de lui demander ce qu’il faisait, mais elle continuait de contempler le mur bleu de l’autre côté de la pièce. Sa mère restait assise sans rien dire.

Enfin, son père déclara :

— Bon, ça y est. Et maintenant, voyons un peu ce qu’il a dans le ventre.

Caitlin avait installé des aides d’accessibilité auditives sur son ordinateur, avec un blip ! quand on coupait du texte, et un bloup ! quand on le collait. Elle entendit les deux sons, indiquant sans doute que son père transférait dans la fenêtre de messagerie ce qu’il avait rédigé sous Word.

Elle s’agitait nerveusement. Elle entendit son père siffler entre ses dents.

Une autre séquence de couper-coller. Il fit hmmm.

Encore un transfert, suivi cette fois d’un silence qui dura sept secondes. Son père fit encore un couper-coller, et puis…

— Barbara, tu veux venir dire bonjour à Webmind ?

Загрузка...