24.

— Tu aimes bien qui ? demanda Bashira alors qu’elles étaient dans les toilettes des filles, après le cours d’anglais.

— Matt, répondit Caitlin.

Bash fit semblant d’avoir mal entendu.

— Ah, excuse-moi. Je croyais que tu m’avais dit Matt. Elles étaient devant la rangée de lavabos.

— C’est bien ce que j’ai dit.

— Le type que tu aidais tout à l’heure en trigo ? Matt… comment, déjà ? Matt Royce ?

— Reese, et effectivement, c’est bien lui. En fait, il n’avait pas vraiment besoin que je l’aide, il en sait presque autant que moi sur le sujet.

— Hem, ma chérie… Je sais que tout ça est assez nouveau pour toi, mais…

— Oui ?

— Il n’est vraiment pas très beau.

— Il est symétrique.

— Ça, c’est vrai – son bec-de-lièvre forme un bel axe de symétrie.

— J’aime bien comme il est. J’aime ses yeux. Une autre fille entra et Bashira baissa la voix.

— On dit que quand on tombe de cheval, on est censé remonter aussitôt dessus – mais il ne s’agit pas d’un vrai cheval, tu comprends ? Tu peux trouver tellement mieux.

— Mieux que quelqu’un qui partage mes centres d’intérêt ? Quelqu’un de gentil ?

Bashira pointa du doigt devant elle, au-dessus du lavabo.

— Cait, tu t’es déjà regardée dans la glace ?

— Oui, de temps en temps.

— Tu as tout pour toi, ma fille. Tu es canon.

— Ma foi, c’est gentil, enfin, j’imagine, mais…

— Tu pourrais avoir n’importe qui.

— Il n’y a donc que ça qui compte ? L’aspect qu’on a ?

— Heu, non, mais…

— Et puis, on en a discuté, ma mère et moi. C’est moi qui décide qui je trouve attirant.

— Tu ne peux pas simplement décider comme ça, dit Bashira.

— Ah non ? Qu’est-ce que tu vas faire quand tu vas te marier ? Tes parents vont s’occuper d’arranger ton mariage, hein, c’est ça ?

— Eh bien, oui, c’est leur intention.

— Bon, alors, imaginons que ce soit quelqu’un que tu ne trouves pas attirant au début. Tu vas passer ta vie à le trouver laid, ou tu vas choisir de trouver qu’il est beau ?

— Je… je ne sais pas, répondit Bashira. Je ne crois pas que… qu’on puisse se programmer comme ça.

— Oh, mais si, on peut, dit Caitlin. Absolument qu’on peut !

— Bon, mais de toute façon, il ne s’agit pas seulement de ce que tu penses. Il y a aussi ce que les autres pensent de l’aspect physique de Matt. On jugera ton statut en fonction de qui tu fréquentes.

— Tout n’est pas une question de hiérarchie. On n’est pas des singes, tu sais.

— Mais enfin, Cait, tu ne comprends pas ? Tu pourrais avoir Trevor !

— Je n’en veux pas. Plus maintenant. Je veux Matt. (Et là, elle ajouta, pas très gentiment :) Trevor, tu peux l’avoir, toi, si tu veux.

Une autre expression que Caitlin ne connaissait pas encore, mais qui devait correspondre à ce qu’on pouvait lire dans les livres : déconfite.

— Non, je ne peux pas, dit finalement Bashira à voix basse. Tu le sais bien. Mes parents me tueraient. Je… je suis obligée de vivre tout ça à travers toi.

Caitlin fut sidérée quand les mots Bienvenue au club apparurent dans son champ de vision.


Caitlin avait déjà manqué pas mal de cours, d’abord pendant son voyage au Japon pour se faire opérer, et ensuite à cause de toutes les journées passées à apprendre à interpréter ce qu’elle voyait, et aussi de la conférence de presse où Kuroda avait annoncé le succès de l’opération. Mais quand elle allait au lycée, elle déjeunait toujours à la cantine – et elle savait que Trevor y allait, lui aussi. C’est pourquoi, quand Matt et elle se retrouvèrent à l’entrée, elle lui dit :

— Et si on allait plutôt déjeuner quelque part ? Il haussa ses pâles sourcils.

— Heu, oui, d’accord. On pourrait aller chez Timmy’s, si tu veux ?

— Qu’est-ce que c’est que ça ? Matt sourit.

— Ah oui, c’est vrai. Tu es nouvelle au Canada. Timmy’s, c’est Tim Hortons. C’est la plus grande chaîne de donuts, mais ils ont aussi de très bons sandwichs, des soupes, des trucs comme ça. C’est juste à une centaine de mètres d’ici.

Caitlin avait entendu les pubs à la télé pour cette chaîne, et fan de hockey qu’elle était, elle savait qui était Tim Horton : il avait joué vingt-deux saisons comme défenseur en ligue nationale, dans l’équipe des Leafs, des Rangers, des Penguins et des Sabres.

Ils allèrent déposer leurs affaires dans leurs casiers et prendre leurs blousons. Caitlin dit à Matt de ne pas s’encombrer de son bouquin de maths, ce qui le fit sourire – et ils sortirent. Le ciel était très nuageux. Matt était à droite de Caitlin, mais c’était son côté aveugle. Soudain, très bêtement, elle n’eut pas envie d’en parler – là, sur le moment, elle ne pouvait supporter l’idée d’être moins que parfaite. Elle le laissa donc marcher de ce côté, et elle tournait la tête sans doute plus souvent que normal pour pouvoir le voir.

En s’approchant du restaurant, elle remarqua la grande enseigne et fut étonnée. Le nom était écrit en lettres assez difficiles à déchiffrer, mais surtout, la seule chose qu’elle aurait dû distinguer – l’apostrophe – semblait avoir disparu.

— Je ne comprends pas, dit-elle. Pourquoi ils ont mis Hortons, au pluriel ?

Matt éclata de rire.

— Eh bien, avant, c’était Tim Horton’s – avec l’apostrophe s du cas possessif, mais tu vois, ça fait trop anglais. Et le Québec a une loi qui réglemente l’utilisation des termes anglais. Alors, des tas de compagnies ont changé leur nom pour qu’il soit accepté partout au Canada. Tim Hortons sans apostrophe devient un simple nom – ni anglais ni français –, et il est donc autorisé. Mais regarde bien cette enseigne de Wendy’s, là-bas, fit-il en désignant une boutique de l’autre côté du trottoir.

— Laquelle c’est ?

— Ah, excuse-moi. Le bâtiment à gauche.

— Oui ?

— Regarde la fin du mot.

— Oh ! Qu’est-ce que c’est que ce machin ?

— C’est une feuille d’érable. Là où on aurait une apostrophe aux États-Unis, ici ils mettent une feuille d’érable. Applebee’s et Denny’s font pareil. A-p-p-l-e-b-e-e, feuille d’érable, s, et D-e-n-n-y, feuille d’érable, s.

— Tu sais que tu vis dans un sacré pays de dingues, Matt ?

— On arrive plus ou moins à le faire marcher, dit-il en riant de bon cœur. Tu comprends, ça ne gêne pas vraiment les anglophones, alors, si ça peut faire plaisir aux francophones, pourquoi pas ? Mais c’est vrai, le coup de Tim Horton est un peu dingue, je te l’accorde. N’empêche, les feuilles d’érable, c’est vraiment cool.

Ils entrèrent dans le Hortons et Matt lui lut le menu, en lui détaillant le genre de sandwichs qu’ils avaient. Caitlin aurait pu le lire toute seule, mais il lui aurait fallu un peu de temps et il y avait des gens qui faisaient la queue derrière eux. Elle commanda un sandwich poulet au pain complet, un beignet au chocolat et un Coca. Matt prit un sandwich à la dinde et un café.

Caitlin ouvrit son porte-monnaie – et écarquilla les yeux. Ses billets étaient encore pliés de façon différente pour l’aider à distinguer leur valeur au toucher. Mais elle pouvait maintenant voir les grands chiffres s’étalant sur les billets canadiens – sans parler du fait que les billets de cinq dollars étaient bleus, les billets de dix violets et les billets de vingt verts. Les miracles cesseraient-ils un jour ?

Se rendant compte qu’elle faisait attendre tout le monde, Caitlin sortit un billet de dix, prit sa monnaie et suivit Matt jusqu’à une table dans un coin de la salle – le genre de table modulaire avec les chaises attachées.

— Bon, dit-elle après avoir échangé quelques propos dont la banalité l’effrayait elle-même, est-ce que… hem, est-ce que tu as une copine ?

Elle était étonnée d’avoir soudain la gorge aussi sèche.

Elle fut également surprise de voir son expression – blessée, peut-être ? Il croyait peut-être qu’elle voulait le taquiner. Mais il finit par dire simplement :

— Non.

Elle détourna les yeux, craignant de le gêner. Elle fut très contente de pouvoir lui dire, au sens propre comme au sens figuré en cet instant précis :

— Moi non plus, je ne vois personne.

Il mordit dans son sandwich, et elle aussi. Elle avait peur d’ajouter quelque chose, mais…

Mais elle était quand même la fille de Barbara Decter, que diable ! Et quand Caitlin lui avait posé la question, sa mère lui avait dit que c’était elle qui avait proposé à son père de sortir ensemble, et que dix-huit mois plus tard, c’était encore elle, et non lui, qui avait posé la question à cent mille dollars…

Alors, bon sang, elle ne serait même pas là en ce moment si sa mère avait été trop timide pour faire le premier pas – ainsi que le deuxième, et le troisième, et…

— Hem, fit-elle.

Et puis « Ah…», et enfin, déçue de la qualité de sa rhétorique, elle conclut par un autre « Hem ». En ligne, elle n’avait peur de rien – elle était Calculatrix ! Mais ici, dans le monde réel, elle était simplement Caitlin, et parfois, surtout quand cela portait sur les relations personnelles, elle se sentait plus proche de son père que de sa mère. Elle s’obligea à respirer lentement et s’efforça de rassembler les forces de son alter ego. Puis elle regarda son sandwich, et quand elle se décida à parler, les mots jaillirent tout d’une traite :

— Ça te dirait de sortir avec moi un de ces jours ? Et Caitlin se mit à compter les secondes, naturellement. Un. Deux. Trois.

Elle résista à l’envie de le regarder, redoutant l’expression qu’elle pourrait lire sur son visage. Quatre. Cinq. Six.

— Tu veux sortir avec moi ? dit-il enfin, l’air ébahi. Elle releva les yeux.

— Oui, bien sûr, que t’es bête !

— Je, heu, je croyais que tu étais avec Trevor. Enfin, je veux dire, c’est bien lui qui t’a accompagnée au bal, non ?

— Tu y étais ?

— Moi ? (Il sembla dégoûté rien qu’à l’idée.) Non.

— Trevor est un crétin, dit-elle. Et puisque tu veux le savoir, non, je ne sors pas avec lui. Alors, qu’est-ce que tu en dis ? On sort ensemble un de ces jours ?

— Ma foi… dit-il.

Et « hem », et enfin : « Oui ».

— Super, dit Caitlin. (Elle attendit, espérant qu’il proposerait quelque chose, mais voyant qu’il restait muet, elle ajouta :) Il y a une série de conférences géniales au Perimeter Institute. C’est gratuit. Tu y es déjà allé ?

— Non. J’ai essayé, mais pas moyen d’avoir un billet. Ils partent comme des petits pains.

— Moi, j’ai des entrées. Mon père fait partie du comité des conférences.

— Ton père travaille au PI ?

— Oui. Il étudie la gravité quantique.

— Cool !

Caitlin sourit. Qui aurait cru que son père serait un jour qualifié de « cool » ?

Soudain, des caractères braille défilèrent devant ses yeux. Si je peux me permettre, Caitlin, tu devrais lui demander ce qu’il ambitionne de faire après le lycée.

Caitlin, elle, avait bien envie de demander à Webmind de quoi il se mêlait, mais elle ne pouvait rien faire devant Matt. N’empêche, c’était sans doute une bonne façon d’alimenter la conversation, et elle posa donc la question.

— Je veux faire de l’informatique.

Demande-lui où.

— Où ça ?

— Ici, répondit-il. Il n’y a pas de meilleur endroit au monde que l’université de Waterloo.

— Ah, vraiment ? Moi, j’ai toujours rêvé du MIT.

— Eh bien, fit Matt, tu devrais regarder aussi ce qu’ils proposent ici.

Demande-lui quelle est sa couleur préférée.

Caitlin ne put en supporter davantage.

— Mais qu’est-ce que tu fais ? dit-elle à voix haute.

J’ai lu l’intégrale du Projet Gutenberg, répondit aussitôt Webmind, et en particulier Cyrano de Bergerac. J’ai pensé te donner un coup de main.

— Désolé, fit Matt. Je, heu, je mange toujours mon sandwich comme ça.

Caitlin avait encore vu trop peu de gens manger à table pour identifier ce que Matt avait pu faire de bizarre.

— Ah, dit-elle en lui souriant. Pas de problème, je trouve ça adorable.

Загрузка...