38.

LiveJournal : La Zone de Calculatrix

Titre : 1+1 =2 (dans tous les systèmes de numération sauf le binaire)

Date : Jeudi 11 octobre, 11 :55 EST

Humeur : heureuse heureuse heureuse

Localisation : Waterloo

Musique : Colbie Caillat, Bubbly


Alors, est-ce que les choses pourraient aller encore mieux ? Hein, les amis, je vous le demande ? Je crois bien que NON. Regardez plutôt ma liste de buts dans la vie :


1. Mémoriser les 1 000 premières décimales de Π : fait.

2. Être capable de voir : fait.

3. Atteindre mes seize ans sans avoir fait de trop grosses bêtises : fait.

4. Voir les Stars gagner la coupe Stanley : ça ne dépend pas vraiment de moi.

5. Me trouver un petit ami : fait.

6. Faire un voyage dans l’espace : je continue d’y travailler.


Pas mal, comme progrès, non ? Quatre sur six, c’est déjà bien, et…

Hein, que dites-vous, les amis ? Vous aimeriez en savoir plus sur le point 5 ? Ha ha !

Eh bien, oui : Calculatrix s’est dégoté un mec ! Et non, ce n’est pas le Beauf, que vous avez pu rencontrer dans mes billets précédents. Ça, c’était quand j’avais quinze ans, c’est très loin… ;)

Non, c’est un garçon tout neuf, très gentil et fort en maths. Je crois bien que je vais l’appeler… hmm, voyons… Bon, il est délicieux, mais je ne vais quand même pas l’appeler mon « Sirop d’érable »… Même moi, ça me fait gerber ! Non, comme il est bon en maths, et que j’aime ses yeux, je vais tout simplement le baptiser « MathYeux »… oui, ça me plaît bien ! ;)

(Et secretissime message à BB4 : tu vas l’adorer quand tu le connaîtras mieux – tu peux me croire !)

MathYeux et moi, on s’est connus en cours de maths, comme de bien entendu, et il habite pas très loin de chez moi. Et il a déjà rencontré mes parents… et il a survécu ! ;) Alors, tout baigne. Ce qui veut dire, malheureusement, avec le bol que j’ai, que les choses ne vont pas tarder à aller très mal !


Pour l’instant, j’avais reçu plus de 2,7 millions d’e-mails. La plupart d’entre eux me demandaient quelque chose, mais la grande majorité ne satisfaisaient pas au critère de la somme non nulle – car ils auraient conduit à faire le bonheur d’une personne au détriment d’une autre –, et je ne pouvais donc pas donner suite à ces requêtes. J’y répondais par une lettre type, légèrement modifiée si nécessaire, en y joignant souvent quelques liens utiles.

Beaucoup de gens écrivaient mon nom avec un M majuscule au milieu : « WebMind », une pratique très courante dans les milieux informatiques. L’un des e-mails qui m’avaient été ainsi adressés me posait cette question :


Salut, WebMind

Bon, je comprends que tu ne peux pas me dire ce qu’un individu donné pense de moi, mais tu dois quand même avoir une idée générale de ce que les gens pensent de moi.

Autrement dit tu sais ce que les gens disent sur moi derrière mon dos – enfin, quand ils le disent électroniquement en tout cas.

Alors, dis-moi : qu’est-ce qu’ils pensent ? Si j’agace les gens, ou s’ils ne m’aiment pas, tout simplement, j’aimerais vraiment le savoir.


Je fis part de ce message à Caitlin, qui était dans sa chambre.

— Ben dis donc ! fit-elle. Qu’est-ce que tu vas lui répondre ?

J’avais l’intention de lui dire la vérité.

— Tu connais le film Des hommes d’honneur ?

Regarder des films me prenait un temps considérable.

Je n’en avais vu que sept pour l’instant, en plus de ceux que j’avais vus à travers la vision de Caitlin. Mais pour ce qui était des films sur DVD avec sous-titres – ce qui était le cas pour la plupart –, les textes avaient été copiés et pouvaient être téléchargés séparément. De plus, tous les films importants avaient une page sur Wikipédia et faisaient l’objet de critiques sur rottentomatoes.com, amazon.com, et bien d’autres sites encore. Je pus donc répondre : Oui.

— Je l’ai écouté avec mon père il y a bien des années. J’aimais beaucoup les films qui se passent en grande partie dans un tribunal, parce qu’il y a peu de scènes d’action et beaucoup de dialogues. Bon, tu te souviens de la réponse de Jack Nicholson quand Tom Cruise lui dit : « Je veux savoir la vérité » ?

Vous n’êtes pas capable de la supporter.

— Exactement ! Tu dois faire très attention à ce que tu dis aux gens. La moitié du temps, tu sais, c’est une chose que quelqu’un a dite qui plonge une autre dans la dépression, ou qui la pousse même à se suicider. Quoique…

Oui ?

— Eh bien, j’imagine que, si ça le préoccupe tant de savoir ce que les autres pensent de lui, il ne doit pas se comporter trop souvent comme un connard…

Oui, tu as raison. Il est apparemment bien apprécié, bien que sa façon de se tenir à table laisse un peu à désirer.

Caitlin éclata de rire.

— N’empêche, tu dois faire attention. Il faut que tu comprennes la psychologie des gens.

Je la comprends.

— Je veux dire la comprendre vraiment – comme un expert.

Ainsi que tu m’as exhorté à le faire, j’ai maintenant lu tous les ouvrages classiques. J’ai lu tous les manuels modernes et les œuvres de vulgarisation que Google a pu numériser dans les différentes branches de la psychologie. J’ai lu toutes les revues scientifiques en ligne. J’ai lu plus de 70 000 heures de transcriptions de séances de psychothérapie, et j’ai lu chaque publication de l’Association américaine de psychologie et de l’Association américaine de psychiatrie, y compris le Manuel de diagnostic et de statistiques concernant les désordres mentaux, ainsi que le manuscrit de la prochaine révision à paraître. Il n’y a pas un seul spécialiste humain qui soit mieux informé que moi.

— Hmm… J’imagine que c’est maintenant le cas pour pratiquement n’importe quel sujet.

Oui.

— Bon, n’empêche, sois très prudent. Réfléchis deux millisecondes avant d’envoyer ta réponse à ce genre de demandes.

Merci. C’est ce que je ferai.

Et les questions continuaient d’arriver :

Est-ce que je vais être licencié ?

Est-ce que mon mari me trompe ?

Ils m’ont dit que je faisais partie des meilleurs candidats pour le poste, mais est-ce que c’est vrai ?

Est-ce que je devrais investir dans [insérer le nom d’une entreprise] ?

Et aussi, avec une fréquence étonnante, des variations sur le thème :

Quel est le sens de la vie ? Et surtout, ne me réponds pas une connerie du genre « 42 »…

Et elles arrivaient dans de nombreuses langues. Certains de mes correspondants me reprochaient d’avoir adopté un nom aussi manifestement anglais. C’était un reproche légitime, et je m’en excusais chaque fois que l’occasion s’en présentait. Mais à part des termes complètement inventés, aucun nom ne pouvait être dépourvu d’une origine culturelle, et je ne tenais pas à être connu pour l’éternité sous le nom de Zakdorf.

Je faisais de mon mieux pour répondre à chaque question, ou pour expliquer poliment, mais fermement, pourquoi il m’était impossible de le faire.

Très rapidement, des blogs et des newsgroups apparurent pour commenter mes réponses, avec toutes sortes de gens qui en analysaient le contenu. J’en fus tout d’abord surpris, et malgré l’expertise psychologique dont je me targuais, ce fut Malcolm Decter qui m’en expliqua la raison : « Ils ont peur que tu ne te livres à des expériences, me dit-il. Ils craignent que tu ne t’amuses à fournir, pour une question donnée, une réponse A à certains et une réponse B à d’autres, afin d’observer les différents impacts que cela peut avoir sur les gens. »

Je ne me servais pas des humains comme de souris de laboratoire. J’étais aussi honnête et sincère que possible. Mais il fallait qu’ils arrivent à s’en convaincre par eux-mêmes, manifestement.

Et vint enfin le message que nous avions redouté :


Webmind

Vous avez révélé à quelqu’un le contenu de mes messages privés. Vous n’auriez pas dû faire ça.


L’expéditeur était évidemment Ashley Ann Jones. Jusque-là, je n’aurais jamais imaginé que je pouvais ressentir une sorte de crispation à l’estomac… Le message continuait ainsi :


Il se trouve que ce que vous avez dit à Nick était exact. Je l’aime bien, et en fait nous sommes en train d’envisager, peut-être, de sortir ensemble.

Mais il n’empêche que vous avez empiété sur ma vie privée. J’ai décidé de n’en parler à personne, mais vous m’êtes redevable. Vous devrez me rendre un service de mon choix, quand je vous le demanderai.


Au moins, elle ne me demandait pas d’exaucer trois vœux. Je lui répondis par un simple mot : Entendu. Je caressais l’espoir qu’elle attendrait éternellement avant de me demander ce service, en se disant qu’elle en aurait davantage besoin plus tard.

Caitlin n’était pas encore couchée, et je lui parlai de ce message.

— Ma foi, dit-elle, c’est plutôt bon signe, tu sais ?

Comment cela ?

— Elle ne te considère pas comme malveillant, sinon elle ne t’aurait même pas contacté. Elle aurait eu trop peur que tu la fasses disparaître, ou quelque chose comme ça.

Je me dis que Caitlin avait probablement raison.

Tous les e-mails ne débouchaient pas forcément sur une simple réponse de ma part. Certains nécessitaient des échanges avec une tierce personne. L’un des premiers messages que j’avais reçus, quatre-vingt-trois minutes seulement après mon annonce publique, avait été :


J’ai 22 ans, et je vis en Écosse. J’ai été adopté très peu de temps après ma naissance. Tous mes détails personnels se trouvent ici, dans mon LiveJournal. Pendant des années, j’ai essayé en vain de retrouver ma mère biologique. Je pense que vous-même, avec toutes les données dont vous disposez, pourriez facilement l’identifier. Auriez-vous la bonté de lui demander de me contacter ?


Il me fallut onze secondes pour retrouver cette femme, et je pus constater, d’après le contenu de certains de ses e-mails, qu’elle était curieuse de savoir ce qu’était devenu son fils. Je lui écrivis donc pour lui demander l’autorisation de communiquer son adresse e-mail à ce garçon, ou d’organiser une rencontre entre eux. J’attendis près d’une journée avant de recevoir sa réponse. Mais en fait, elle n’avait pas hésité : elle avait ouvert mon message neuf heures après son envoi, et neuf secondes seulement s’étaient écoulées avant qu’elle ne commence à rédiger sa réponse.

J’étais heureux de pouvoir contribuer à ce genre de retrouvailles entre des membres d’une famille qui s’étaient perdus de vue, ou entre d’anciens amants, ou de vieux amis. J’en vins rapidement à déplorer la coutume en usage dans de nombreuses sociétés consistant à ce que les femmes prennent le nom de leur mari. Cela me compliquait souvent les recherches.

Je ne réussissais pas toujours. Certaines personnes n’avaient pratiquement aucune trace sur l’Internet. D’autres étaient mortes, et il me revenait de communiquer cette triste nouvelle à la personne qui avait demandé mon aide. Cependant, parfois, on me remerciait quand même, car c’était une sorte de consolation de savoir qu’il n’était plus nécessaire de chercher.

Mais la plupart de ces requêtes étaient assez faciles à satisfaire, dans la mesure où la personne recherchée acceptait d’être retrouvée, naturellement.

En fait, je fus très surpris quand Malcolm lui-même me demanda de procéder à une telle recherche. Quand il avait neuf ans, il avait eu un ami – un autre garçon autiste – du nom de Chip Smith. Je fus désolé de lui annoncer que j’avais été incapable de le retrouver. Il savait maintenant que « Chip » était un surnom, et n’avait aucune idée du véritable prénom de son camarade. C’était un indice largement insuffisant pour effectuer une recherche.

Le bruit se répandit rapidement que j’étais capable d’aider les gens à se retrouver. Diverses émissions de télévision annoncèrent qu’elles feraient venir prochainement des bénéficiaires de mes services. Cela ne fit qu’augmenter le volume des demandes, et je fus heureux de pouvoir les satisfaire. J’étais particulièrement content lorsque des sollicitations croisées me parvenaient presque en même temps. C’est ainsi qu’un certain Ahmed, qui cherchait à retrouver son amour de jeunesse, Ramona, m’adressa son message seulement dix minutes après que Ramona m’eut demandé de le retrouver…

Je faisais particulièrement attention lorsque quelqu’un recherchait un parent disparu. Je vérifiais d’abord les données personnelles du demandeur afin de voir s’il avait besoin d’une greffe de moelle osseuse ou d’un rein, ou d’une opération similaire. Ce n’était pas que je voulais refuser d’emblée une telle demande, bien au contraire. Mais je tenais à informer la personne recherchée qu’elle devait peut-être s’attendre à être sollicitée pour un très grand service. Je prenais les mêmes précautions avec les gens riches, lorsque des relations en difficulté financière cherchaient à retrouver leur trace. Il faut dire à leur honneur que soixante-trois pour cent des gens recherchés sans doute pour des raisons médicales, et quarante-quatre pour cent de ceux qui l’étaient pour des motifs financiers, acceptaient que j’établisse le contact.

Dans l’ensemble, c’était une activité extrêmement satisfaisante, et bien qu’il me fut impossible de le quantifier, je contribuais effectivement à un accroissement global du bonheur dans le monde.


Tony Moretti était épuisé. Il avait un petit réfrigérateur dans son bureau, où il stockait des cannettes de Red Bull. Il se disait qu’il devrait avoir le droit de les passer en note de frais, avec toutes ces heures qu’il passait au bureau. Mais en ce moment, il y avait une campagne de réduction des dépenses dans les services de renseignements… Il serait intéressant de voir s’il y aurait du changement, après l’élection présidentielle du mois prochain.

Le téléphone noir posé sur son bureau fit entendre sa sonnerie spéciale indiquant la priorité maximum. L’identifiant de l’appelant était : MAISON BLANCHE.

Il décrocha le combiné.

— Anthony Moretti.

— Nous avons Renégat en ligne pour vous, dit une voix de femme.

Tony inspira profondément.

— Merci.

Il y eut un long silence – près d’une minute – avant qu’il n’entende la célèbre voix de basse :

— Docteur Moretti, bonjour.

— Bonjour, monsieur le Président.

— Je sors à l’instant d’une réunion avec les chefs de l’état-major interarmées. Nous avons pris une décision.

— Oui, monsieur le Président ?

— Webmind doit être neutralisé. Tony sentit un pincement au cœur.

— Monsieur le Président, avec tout le respect que je vous dois, vous avez très certainement remarqué tout le bien qu’il semble avoir fait jusqu’ici ?

— Dr Moretti, croyez-moi, cette décision n’a pas été prise à la légère. Mais les fait sont là : Webmind a réussi à pénétrer nos systèmes les mieux sécurisés. Il accède manifestement à toutes les informations de la Sécurité sociale, entre autres, et Dieu sait quelles autres bases de données il peut consulter à livre ouvert. Mes conseillers me disent que le risque est trop grand qu’il en vienne à révéler à une puissance hostile des informations sensibles.

Tony regarda par la fenêtre : la ville était plongée dans la nuit.

— Nous n’avons pas encore trouvé de moyen pour l’arrêter, dit-il.

— J’ai une confiance absolue dans les compétences de votre équipe, Dr Moretti, et comme vous l’avez dit vous-même à mes conseillers, le temps nous est compté.

— Oui, monsieur le Président. Je vous remercie.

— Je vais vous passer Mr Reston, qui sera votre lien direct avec moi.

Une autre voix se fit entendre :

— Mr Moretti, vous avez vos instructions. Collaborez avec le colonel Hume, et faites le boulot.

— Oui, fit Tony. Merci.

La sonnette de son bureau retentit au moment même où il raccrochait.

— Oui, qui est-ce ? demanda-t-il dans l’interphone.

— Shel.

Il le fit entrer.

— Désolé de te déranger, dit Shel.

— Oui, qu’y a-t-il ?

— Caitlin Decter vient d’annoncer au monde entier qu’elle s’est trouvé un petit ami.

Tony pensait encore aux ordres que le Président venait de lui donner.

— Et alors ? demanda-t-il d’un air distrait.

— Et alors, si elle sait comment marche Webmind, elle l’a peut-être dit à son copain.

— Ah, oui, bien sûr. Très bien. Qui est-ce ?

— C’est un élève de sa classe de maths. Il y a dix-sept candidats possibles, et nous les avons tous mis sous surveillance.

Tony but une grande gorgée de son remontant. Le goût était amer.

Il avait choisi ce métier pour changer le monde.

Et apparemment, c’était exactement ce qu’il s’apprêtait à faire.

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