27.

Le pavillon au centre de la petite île de Chobo était alimenté en électricité par un câble passant sous le canal circulaire, pour que le singe ne puisse pas escalader un poteau et se servir du câble aérien pour s’échapper. C’est ce qui permettait de faire fonctionner les caméras d’observation ainsi que les radiateurs et les plafonniers, que Chobo pouvait allumer ou éteindre à sa guise à l’aide de gros boutons.

En principe, c’était Dillon qui s’occupait des installations électriques de l’Institut, mais l’île lui était désormais interdite. Ce fut donc Marcuse et Shoshana qui y installèrent l’ordinateur : un vieux système avec une tour qui avait pris la poussière dans un placard, et un écran plat de dix-neuf pouces dont plusieurs pixels étaient morts. Ils y fixèrent une vieille webcam sphérique. Si Chobo décidait de fracasser le matériel, ce ne serait pas une bien grande perte.

Ils placèrent l’ordinateur sur une petite table à côté du chevalet de Chobo. La toile montrant le Dillon démembré avait déjà été emportée dans le bungalow et remplacée par une toile vierge, qui n’attendait plus que le bon vouloir de l’artiste.

Shoshana ouvrit deux fenêtres à l’écran, une petite montrant la vue de la webcam et une plus grande affichant la vue de l’installation équivalente de Virgile, à Miami. Celui-ci disposait de beaucoup de place, avec trois grands arbres artificiels, dont l’un avec un vieux pneu accroché à une branche par des chaînes, pour lui servir de balançoire. Contrairement aux chimpanzés, les orangs-outans vivent dans les arbres, et Virgile pouvait se balancer de l’un à l’autre s’il le voulait. Il était tard, à Miami, mais Virgile ne dormait pas encore. Ce nouvel ordinateur excitait manifestement sa curiosité. Il regardait fixement la caméra, et l’on pouvait voir son visage en gros plan sur l’écran.

Shoshana n’avait jamais parlé à Virgile, mais elle n’avait aucune raison de ne pas le faire. Hello, dit-elle.

Qui toi ? répondit Virgile.

Amie de Chobo.

Chobo ! Bon singe, bon singe ! Où Chobo ?

Shoshana fit un geste pour montrer la nuit qui tombait. Il est dehors. Peut-être il viendra te parler.

Bon, fit Virgile en agitant rapidement ses bras orange. Bon, bon, bon. Chobo gentil singe !

Shoshana ne répondit pas en ASL, mais elle fit quand même un signe particulier : elle croisa les doigts derrière son dos et se tourna vers le Dr Marcuse.

— Si ça marche, dit-elle, il redeviendra peut-être un gentil singe.


J’avais eu plaisir à regarder la vidéo que Caitlin m’avait indiquée sur YouTube, montrant les deux singes Chobo et Virgile communiquant par webcam. J’entrepris aussitôt de chercher d’autres informations sur eux, et découvris que Chobo semblait être dans une situation difficile : un article du San Diego Union-Tribune à ce sujet venait juste d’être mis en ligne. Il ne disait sans doute pas tout, et je me rendis donc sur le site de l’Institut Marcuse où je trouvai les adresses e-mail de son personnel, et j’entrepris d’explorer.

Caitlin m’avait dit que je devais privilégier le bonheur net global de l’espèce humaine. Mais il me semblait que, peut-être, une perspective plus large s’imposait…


* * *

Caitlin se sentit fébrile en s’installant à son ordinateur le mercredi matin. Qui pouvait dire à quel point Webmind avait changé pendant la nuit ? Elle avait dans la tête le souvenir d’une vieille histoire de SF, dans laquelle un ingénieur construit un superordinateur et lui pose la question : « Dieu existe-t-il ? », à laquelle la machine répond d’une voix menaçante : « Oui… maintenant. » Elle fut soulagée de voir que Webmind ne semblait guère différent de la veille.

Après le petit déjeuner, sa mère la conduisit au lycée Howard-Miller. Comme elle en avait pris l’habitude, sa mère était branchée sur CBC Radio One et Caitlin écoutait d’une oreille distraite : elle s’intéressait surtout à ce qu’elle voyait du monde autour d’elle, les voitures, les maisons, les arbres…

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-elle en désignant un grand machin bleu rectangulaire.

Sa mère eut l’air amusée.

— C’est une toilette de chantier.

Caitlin décida de se lancer dans une blague un peu risquée :

— J’ai encore un peu de mal à me démerder, hein ? Elle fut soulagée quand sa mère éclata de rire.

Elles s’arrêtèrent à un feu rouge, et Caitlin regarda autour d’elle, et…

Là-bas ! Marchant vers elles dans une rue transversale ! C’était… oui, oui ! C’était Matt !

Le feu passa au vert et sa mère franchit le carrefour. Caitlin tourna la tête pour regarder Matt.

— Qu’est-ce que tu as remarqué, cette fois ? demanda sa mère.

— Oh, rien. C’est juste que tout est tellement beau… Sa mère la déposa devant l’entrée du lycée et attendit que Caitlin soit à l’intérieur pour repartir.

— Hé, Cait !

C’était Bashira. Aujourd’hui, elle portait un foulard rouge. Elle posa la main sur le coude de Caitlin, comme elle le faisait d’habitude pour la guider… mais elle la retira aussitôt.

— Oh, excuse-moi, dit-elle. C’est la force de l’habitude.

— Pas de problème.

Elles montèrent à l’étage, et Caitlin fut étonnée de voir devant la porte de leur classe trois hommes qui regardaient les élèves entrer.

— Caitlin ? demanda l’un d’eux.

Elle ne l’avait encore jamais vu, mais elle le reconnut à sa voix : c’était le proviseur du lycée, Mr Auerbach.

— Oui, monsieur ?

Auerbach agita la main, et – ah, il lui faisait signe de le suivre. Elle échangea un regard avec Bashira avant d’obéir.

— Ces messieurs aimeraient te parler, dit-il une fois qu’ils se furent un peu éloignés dans le couloir.

— Oui ?

— Je m’appelle LaFontaine, dit l’un des deux hommes. (Il avait un accent canadien français, et des cheveux très bruns.) Mon collègue Mr Park et moi-même faisons partie du CSIS.

— Du quoi ?

— Le Canadian Security Intelligence Service, répondit LaFontaine.

Mais Webmind avait réagi plus vite que lui, et Caitlin avait déjà vu les mots s’afficher en braille devant elle.

— C’est comme un service d’espionnage ? demanda Caitlin.

— En fait, c’est un service d’espionnage, dit Lafontaine. Rien de métaphorique là-dedans.

La vision que Caitlin avait du monde se mit à tanguer, et elle comprit que c’était l’effet que ça faisait quand on levait les yeux au ciel. Manifestement, LaFontaine se croyait beaucoup plus intelligent qu’elle… et dans son expérience, en général, les gens qui croyaient ça se trompaient.

— Allons dans un endroit plus tranquille, dit Mr Auerbach.

Il les emmena dans le couloir, et alors que les premières notes de Ô Canada se faisaient entendre, ils arrivèrent devant une porte portant l’inscription : « Salle d’Histoire ». Le proviseur l’ouvrit et ils entrèrent dans une pièce comportant quelques grands bureaux repoussés contre les murs, une longue table centrale et une fenêtre aux rideaux marron à moitié tirés.

— Merci, Mr Auerbach, dit Park. Nous vous préviendrons quand nous en aurons fini.

— Je ne sais vraiment pas si je dois vous laisser seuls, dit le proviseur.

— Comme je vous l’ai déjà dit tout à l’heure, répliqua Park, il s’agit d’une affaire de sécurité nationale, que seules les personnes concernées ont le droit de connaître – et avec tout le respect que je vous dois, monsieur, vous n’avez pas le droit. (Il sortit un petit appareil de sa poche.) Nous enregistrons tout – pour la protection de mademoiselle Decter aussi bien que la nôtre. Et maintenant, si vous voulez bien nous laisser ?

Caitlin vit que Mr Auerbach n’était pas très content d’être congédié de la sorte, mais il finit par hocher la tête et quitter la pièce.

Ils attendirent la fin de l’hymne national – mais Caitlin nota que ces agents fédéraux n’avaient pas hésité à s’asseoir sans attendre – et quand ce fut terminé, La Fontaine dit :

— Et maintenant, mademoiselle Decter, nous aimerions vous poser quelques questions à propos de Webmind.

Le cœur de Caitlin faillit littéralement jaillir de sa poitrine, et Webmind lui transmit un Putain de merde tout à fait approprié… Mais elle s’efforça de prendre un air innocent.

— Qui ça ?

— Allons, mademoiselle Decter, dit LaFontaine. Mr Park et moi, nous avons déjà eu une dure journée – nous avons pris le premier vol pour Toronto ce matin, et il nous a fallu encore une heure pour venir de Pearson. Ne jouons pas à ces petits jeux, d’accord ? Nous sommes parfaitement au courant de l’existence de Webmind et de votre implication, et nous aimerions vous poser quelques questions à ce sujet.

Essaie d’en apprendre un peu plus sur ce qu’ils savent déjà, transmit Webmind.

Caitlin hocha la tête.

— Ma foi, oui, bien sûr, dit-elle, mais… Je ne comprends pas très bien. Vous pensez que Webmind est… qui ? Moi ?

— N’essayez pas de jouer les imbéciles, mademoiselle Decter, dit LaFontaine. Nous savons qu’il s’agit d’une intelligence émergente sur le Web, et nous savons que vous le savez aussi. Nous aimerions entendre ce que vous savez d’autre sur ce Webmind. Comment il est physiquement constitué, par exemple. Dans quelle partie de l’infrastructure du Web il réside, et…

— Je n’en ai pas la moindre idée, dit Caitlin. Park intervint.

— Mademoiselle Decter, j’ai lu un dossier sur vous dans l’avion. Je sais l’intérêt que vous portez aux mathématiques et à l’informatique. Vous ne pouvez pas nous faire croire que vous n’avez pas exploré ces questions jusqu’à obtenir des réponses. En fait, vous deviez déjà avoir une bonne idée de ce qui se passait, pour vous être ainsi trouvée impliquée avec Webmind.

Caitlin plissa les yeux.

— Pourquoi voulez-vous savoir tout ça ?

— Je sais que vous êtes enregistrée à SETI@home, mademoiselle Decter, dit LaFontaine. C’est exact, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Eh bien, connaissez-vous les protocoles internationaux concernant la suite à donner en cas de détection de signaux extraterrestres ?

— Non, pas comme ça de tête.

— Ils précisent que les radiofréquences des signaux extraterrestres doivent être isolées de toute utilisation humaine, afin de ne pas risquer d’être noyées. (Les coins de sa bouche se relevèrent légèrement.) Notre directive est de procéder de la même façon en ce qui concerne Webmind : veiller à protéger convenablement les ressources dont il a besoin pour exister. Nous voulons être sûrs que rien n’interfère avec lui.

— Ma foi, si… commença Caitlin.

Mais des mots en braille apparurent soudain devant ses yeux : Il ment.

Caitlin fut tellement surprise qu’elle dit à voix haute :

— Comment ça ?

LaFontaine répondit quelque chose, mais elle se concentra sur le texte que Webmind lui transmettait maintenant : Analyse des tensions du spectre vocal et des micro-expressions en arrêt sur image.

Elle secoua la tête. Encore un talent que Webmind avait acquis apparemment sans effort.

— Je ne sais rien de l’infrastructure physique de Webmind, dit-elle.

— Voyons, mademoiselle Decter, dit LaFontaine. Nous sommes ici pour aider Webmind. Alors, je vous en prie, dites-nous sur quels serveurs spécifiques se trouve Webmind, ou son code source.

— Je ne sais pas.

— Mademoiselle Decter, il vaudrait mieux pour vous et pour lui que vous coopériez.

— Écoutez, je suis une…

Elle s’arrêta aussitôt, mais LaFontaine avait correctement deviné ce qu’elle s’était apprêtée à dire.

— Une citoyenne américaine ? Oui, c’est exact. Ce qui signifie que vous n’êtes pas canadienne. Ici, vos droits sont plutôt limités, mademoiselle Decter. Et je crois comprendre que votre mère essaie d’obtenir un permis de travail. Je sais aussi que le permis de votre père est provisoire et révocable à tout moment. Nous vous serions vraiment reconnaissants si vous collaboriez pleinement avec nous.

— Ça, c’était une grosse erreur, dit Caitlin d’une voix très calme. De menacer mes parents. De les menacer dans leur travail.

— Le Dr LaFontaine essaie seulement de mettre en évidence la gravité de la situation, intervint Park.

— Ah, c’est donc « docteur » LaFontaine ? dit Caitlin. Webmind avait dû être intrigué, lui aussi, car il lui transmit aussitôt : Trouvé : c’est un informaticien, employé par le CSIS spécifiquement pour traiter des affaires de terrorisme basées sur le Web.

Terrorisme ! songea Caitlin, profondément vexée. Mais elle se contenta de dire :

— Est-ce que c’est même légal que vous me parliez en ce moment ? Je n’ai que seize ans. Vous ne devriez pas plutôt parler à mes parents ?

— C’est parfaitement légal, et par ailleurs, comme vous l’avez vu, votre proviseur sait que nous sommes ici.

Caitlin les regarda tous les deux.

— Je ne cherche pas à faire des difficultés, mais je ne peux vraiment pas répondre à vos questions.

— Vous ne pouvez pas ? Ou vous ne voulez pas ? demanda LaFontaine.

— Écoutez, j’ai cours, là, et c’est ma matière préférée. J’aimerais vraiment pouvoir y aller, maintenant.

— Comme Mr Park l’a dit, il s’agit d’une affaire touchant à la sécurité nationale. En fait, il y a même des aspects qui s’étendent au niveau international. Il faut absolument que vous vous fassiez une idée plus large de la situation.

Caitlin repensa à la photo de la Terre vue de l’espace qu’elle avait montrée récemment à Webmind.

— Oh, ne vous inquiétez pas pour ça, dit-elle, je m’en fais une idée très large. Et je sais que vous ne cherchez pas à protéger Webmind.

— Notre seul souci est sa sécurité.

— Non, ce n’est pas vrai. Et de toute façon, il ne s’agit pas de sécurité américaine ou canadienne, ni même occidentale. Webmind est un cadeau offert à l’espèce humaine tout entière. Et je ne laisserai personne le pervertir, le convertir, le subvertir ou n’importe quel autre « vertir »… Les deux hommes échangèrent un regard.

— Nous avons vraiment besoin de votre aide, mademoiselle Decter, dit LaFontaine. Et je crois que vous m’avez mal compris, tout à l’heure. Je ne menaçais pas vos parents. Je disais simplement que nous pourrions les aider – pour régler ces affaires de paperasse.

Il ment encore, dit Webmind.

— Ah, fit Caitlin, ce serait très gentil de votre part, mais comme je vous l’ai déjà dit, je n’ai tout simplement pas les réponses à vos questions, et donc… (elle déglutit et s’efforça de garder une voix posée)… et donc, je vais vous quitter, maintenant, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

— Je suis navré, mademoiselle Decter, dit LaFontaine, mais nous avons absolument besoin de ces informations. Nous nous voyons dans l’obligation d’insister.

Caitlin se demanda s’ils étaient armés. Elle pensa un instant ouvrir la porte et s’enfuir en courant – mais elle n’était pas une championne dans ce domaine… On n’a guère l’occasion de s’entraîner à la course quand on est aveugle. Elle dit donc à voix très basse :

— Fantôme ? (C’était le premier nom qu’elle avait trouvé pour l’intelligence émergente.) Aide-moi.

Puis, d’une voix haute et claire, elle reprit :

— Messieurs, il n’est pas question que je rate mon cours préféré. Je vais franchir cette porte et continuer ma journée.

— Non, dit LaFontaine, les choses ne vont pas se passer comme ça.

Et les deux hommes se mirent en travers de son passage.

— Désolée de vous contredire, répliqua Caitlin tandis qu’un texte en braille commençait à défiler sous ses yeux. Vous, docteur LaFontaine, avez qualifié votre patron de tête de merde dans un e-mail la semaine dernière. Je commence tout juste à apprendre le français, mais j’ai quand même une petite idée de ce que cela signifie. Vous avez une maîtresse du nom de Veronica Styles – que vous préférez d’ailleurs appeler « ma chatounette » – qui habite au 1433 Bank Street, à Ottawa. Vous avez deux billets d’avion sur Air Canada la semaine prochaine – vol 163 pour Vancouver, et vol 544 pour Las Vegas.

Elle tourna la tête pour s’adresser poliment à l’autre agent, comme sa mère lui avait appris à le faire quand elle était aveugle.

— Et vous, Mr Park, vous possédez des comptes sur penthouse.com, twistys.com et brazzers.com. Vous avez une prédilection pour les photos de femmes urinant en public. Quand vous avez postulé au CSIS, vous avez prétendu être diplômé de l’université McMaster, mais en fait, vous n’avez pas terminé vos études. Ah, j’oubliais… Dans un e-mail envoyé la semaine dernière, vous avez qualifié le Dr LaFontaine, ici présent, de « brute bornée de second ordre ». Et maintenant, à moins que vous ne souhaitiez que ces informations – ou d’autres tout aussi croustillantes concernant le Premier ministre – soient rendues publiques, vous voudrez bien vous écarter pour que je puisse sortir d’ici.

Encore des expressions fascinantes qu’elle n’avait jamais vues : les joues rouges et les yeux exorbités de LaFontaine devaient correspondre à quelqu’un sur le point d’exploser. Quant au regard détourné et aux yeux plissés de Park, ils traduisaient certainement un profond embarras.

LaFontaine parvint à peine à maîtriser sa rage :

— Mademoiselle Decter, je…

— J’ai commencé à prendre des cours de français en arrivant au Canada, dit Caitlin en le regardant droit dans les yeux. Je vous donne dix secondes, et je vais les compter dans cette langue : dix, neuf, huit, sept…

— Bon, d’accord, fit Park en s’écartant.

Au bout d’un instant, LaFontaine fit de même.

— Merci, dit Caitlin en se dirigeant d’un pas assuré vers la porte.

Arrivée sur le seuil, elle se retourna et salua LaFontaine d’un bref hochement de tête :

— Au revoir.

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