5. JEUDI 3 MAI, 10 H 26
Vic s’étonna qu’une façade si banale, parmi d’autres constructions anonymes, puisse protéger un intérieur d’un tel standing, lumineux, avec des espaces gigantesques, meublés avec goût. Une profusion de chrome, d’albâtre et d’ébène. A vue de nez, quatre à cinq fois la surface de son soixante-cinq mètres carrés.
Après avoir traversé une salle de fitness – tapis de course, banc de musculation, vélo elliptique -, une odeur âcre lui fouetta les narines.Vic s’immobilisa, le temps d’enfiler son masque. Jamais il n’avait senti l’odeur de la mort, mais il savait, d’instinct, que celle-ci s’y apparentait : un remugle de viande abandonnée au soleil.
Avant de pénétrer dans la chambre, il se massa les tempes et souffla un bon coup. Il brûlait d’excitation et mourait de trouille, comme avant une partie d’échecs. En route pour sa première scène de crime. Il songea à Brad Pitt dans Seven, à sa volonté de bien faire malgré son inexpérience.
Sur le lieu du carnage, les images s’enchaînèrent très vite. Le lieutenant Wang, installé devant un ordinateur portable. Les deux techniciens penchés sur leur matériel, à gauche. Puis, au fond à droite, le matelas, étoilé de sang. Dans de grands plastiques, les draps maculés. Au-dessus du lit, sur le poster d’une créature nue, une inscription à la craie : « 78/100 ». Et, sur le sol, les poupées enchevêtrées, disposées en tas ou enlacées. Parmi elles, des poupées adultes, pareilles à des mères protégeant leurs enfants. Leurs pupilles de verre dansaient avec la lumière artificielle, réfléchissaient des bleus, des verts, des marrons.Vic eut l’impression étourdissante que ces êtres de caoutchouc cherchaient à crier.
Une voix, derrière lui, l’interrompit dans ses pensées.
— Impressionnant, non ? Elles n’ont pas été jetées au hasard, cet enfoiré a vraiment pris son temps pour les disposer avec soin.
C’était Moh Wang. Chinois, un demi-quintal de muscles, 1 m 57. Les cheveux noir pétrole. Il paraissait trente ans, en avait quinze de plus. Il se pencha, empoigna une poupée et la fit cligner des yeux. Les deux hommes ne se serrèrent pas la main.
— C’est marrant, fit Wang, comme s’il parlait seul. Chez nous, la plupart des poupées n’ont pas de paupières. Ou quand elles en ont, les cils manquent. Jamais su pourquoi.
— Par contre, elles ont énormément de cheveux, aussi noirs que les tiens. Mon épouse en possède une à l’appartement. Elle vient de sa grand-mère.
Le regard de Wang se troubla. Il ne portait pas de masque et fit signe àVic d’approcher.
— T’as vu celle-là ?
Il désigna un baigneur au corps déformé, aux membres boursouflés, au visage grêlé. Une jambe était plus courte que l’autre, et il manquait l’avant-bras gauche, tranché net.
— Il a volontairement fait fondre le caoutchouc pour provoquer les déformations. Avec un chalumeau, probablement. Il a étiré l’arrière du crâne, la jambe droite, et créé des bosses partout, notamment sur le côté droit de la tronche. Et il lui a coupé l’avant-bras, d’un coup net. Il y a dix-huit poupées, et seule celle-là est mal formée.
À voir ces mères pétrifiées, ces bébés fragiles, Vic songea à Céline. Son ventre. Les os propres du nez, invisibles. L’écho bourdonnant des déformations et des maladies congénitales. Il détourna la tête vers l’entrée.
— Je ne sais pas comment tu réussis à supporter une telle odeur. Ne me dis quand même pas qu’on s’habitue à ça aussi ?
Le lieutenant Wang se redressa et se frotta la bouche. L’ongle de son auriculaire gauche mesurait bien deux centimètres et perçait son gant en latex.
— Mon père travaillait dans un restaurant bas de gamme, le My Phuong. Je t’assure qu’à côté de leurs cuisines, ça sent la rose.
— C’est pour cette raison que je n’irai jamais en Chine.
— Le resto est toujours ouvert. C’est avenue d’Ivry, dans le 13e.
Vic eut soudain très soif. Et très chaud.
— J’ai vu brièvement le cadavre, signala-t-il avant de s’humecter les lèvres sous son masque. Pas le visage, juste le corps. Je n’y connais pas grand-chose, mais il ne paraissait pas si décomposé.
— Il ne l’était pas. Selon les premières approximations, le décès remonte à cette nuit.
— Mais alors ? Cette puanteur ?
— On n’en sait rien. Tout comme ces poupées, on n’en sait rien. Qu’est-ce qu’elles foutent là ? Pourquoi dix-huit ? Pourquoi des bébés et des poupées adultes ? Et pourquoi il en a amoché une ? J’aime pas ça. C’est jamais bon signe, des assassins avec un semblant de cervelle.
Vic, à son tour, se releva. Il se sentait un peu faible, mais pas nauséeux. Il regarda en direction du lit maculé, où le sang avait pris la couleur sombre de la mûre. En définitive, il était content de son retard. L’absence de corps dépersonnalisait la scène. Oui, il était honteusement heureux d’avoir échappé au pire.
Il se tourna vers Wang, en montrant du doigt une béquille, dans un coin.
— C’est à elle ? Jambe cassée ?
— On verra à l’autopsie. Le plus drôle, c’est que la béquille porte trois ou quatre empreintes de personnes différentes.
— Et les petites flaques d’eau, sur le carrelage ? J’en ai aussi vu une à l’entrée de la pièce.
— À ton avis…
— On ne sait pas ?
— Bien. T’apprends à une vitesse. Hallucinant.
Vic inspira, puis il se lança :
— Raconte-moi ce que tu as vu en arrivant. En détail.
Moh Wang laissa les techniciens de scène de crime quitter la chambre.
— Je ne sais pas pourquoi ils t’ont branché là-dessus. C’est pas bon pour toi.
— Et pourquoi ?
— Parce que c’est un cadeau empoisonné. T’es tout jeune, tout marié, tout bien rasé. Ta femme, elle va pas aimer.
— Ça ne concerne que moi.
— T’es un bleu, mec. Chez les Japs, on donne des coups de bâton sur le crâne des apprentis sumotoris, des mômes, pour les forcer à s’améliorer. Et tu sais quoi ? La plupart abandonnent dès le début.
Après avoir enfilé un gant en latex, Vic se dirigea vers l’interrupteur et essaya d’allumer.
— La vie est faite de coups de bâton, répliqua-t-il. Je sais les encaisser.
— Toi, t’as eu une belle vie, bien française, avec du pognon qui rentrait au foyer. De quels coups de bâton tu parles ?
Il haussa les épaules avant de continuer :
— N’insiste pas avec la lumière, elle marche pas. C’était déjà comme ça à notre arrivée. Tu ne trouveras plus un seul fusible dans la baraque. Et me dis pas que c’est bizarre, je le sais déjà.
Wang s’approcha du lac de sang et désigna le poster : une femme, baignée de soleil et de sable blanc.
— La victime, c’est elle. Annabelle Leroy.
— Merde.
— Merde, ouais. Une ancienne star du X, devenue pute de luxe indépendante. Quand je dis ancienne, elle n’avait que vingt-six ans. Et quand je dis de luxe, c’est vraiment de luxe. Uniquement du gros poisson. PDG, hommes d’affaires, avocats.
Il flotta un silence éloquent.
Vic fixait les lèvres siliconées, la peau brunie par les UV, sur le papier glacé.
— Une sacrée bombe.
— Et elle a explosé. Elle était attachée au lit, jambes écartées.
— Tête vers le haut ? Yeux bandés ou pas ? Elle était nue ?
— Oui, non, oui. Joue pas trop les profilers, mec, tu vas vite comprendre que ça ne marche pas comme ça. Je suis pas ton prof. Tu sors de l’école et t’es affamé, rien de plus normal. Mais ça disparaîtra vite. Demain, peut-être, tu préféreras rester chez toi.
Wang fit craquer les jointures de ses doigts, geste qu’il répétait à longueur de journée.
— Tu verras sur les photos. Le légiste a compté plus d’une centaine d’aiguilles, plantées partout dans la chair de la victime. Front, pommettes, épaules, torse, jambes.
Vic se massa le bras.
— Acupuncture ? Jeu sadomaso ?
— Boucherie. C’est rarement autre chose. Il lui a aussi coupé la dernière phalange de chaque doigt, la langue et les lèvres. Elle était nue, mais il avait enroulé un drap autour de sa taille, de manière à constituer une robe et cacher le sexe. Ses mâchoires étaient maintenues ouvertes par un Vieil engin rouillé, une espèce de… Merde, comment on dit ?
Vic regardait le matelas, immobile. Les mots crus de Wang tapaient déjà dans sa tête.
— Eh, Marchai, comment on dit ?
— Un écarteur de mâchoires ?
— Oui, c’est ça, un écarteur. A la vue des différents niveaux de cicatrisation des plaies, la façon dont la victime a sué, Demectin pense que le supplice a duré pas mal de temps.
— Demectin ?
— Le légiste.
Vic n’accueillit que tardivement le reste de la phrase : « pas mal de temps ». Comme dans les films ou les romans. Quels assassins s’attardaient sur les lieux du carnage, hormis les plus sadiques ?
Il tenta de rester académique. « Pas d’émotions », expliquaient les cours de psychologie. Comme si on pouvait aussi contrôler ses tripes.
— Sévices sexuels ?
— Non, même pas. Ah, autre chose. On a retrouvé des squames de peau, dans sa main droite. De la drôle de peau, d’ailleurs, comme… celle d’un serpent.
Dans la foulée, il désigna le tapis, à côté du lit.
— Ces trois renfoncements en triangle… Ça ne te dit rien ?
Le jeune flic s’accroupit.
— On dirait… les traces d’un trépied ?
— Ouais. Crime filmé, probablement.
— C’est pas vrai.
Moh Wang s’orienta vers des tiroirs.
— A priori, Leroy loue ce loft depuis seulement deux mois. On a retrouvé des factures d’une agence immobilière du 17e. La première date de mars.
Vic arracha son masque, il étouffait. Il désigna le mur, derrière le lit.
— Et là, sur le poster, ce « 78/100 ». Une idée ? 78 sur 100 ? 78% ? 78 centièmes ?
Il se rapprocha de la photo. L’écriture des chiffres, bien droite, ne laissait transparaître ni peur, ni panique, ni colère.
— Trop tôt pour le dire, répondit Wang. Peut-être une note ? Moi, perso, j’aurais mis 100 sur 100. C’est mon genre, les bombasses blondes. Le problème, c’est que ça marche pas dans l’autre sens.
— Il avait laissé la craie ?
— Elle a cassé sur le sol et un morceau a roulé sous une armoire. Et c’est peut-être là sa connerie, parce qu’on a des empreintes partielles dessus. Pas vraiment exploitables pour le fichier, mais bon… Et puis arrête avec tes questions, ça me gave maintenant.
Dans le groupe, Wang entretenait une réputation de sanguin. Dès qu’il avait dû s’approcher de lui – un peu forcé, ils partageaient le même bureau −, Vic avait embrayé sur Céline, ses origines asiatiques, le Vietnam. Et lorsqu’il lui avait montré la photo de sa femme, le Chinois avait changé de ton.
— On se met en route, ordonna Wang. On doit traverser Paname, une franche partie de plaisir.
— Pour asticoter sa… nana, c’est ça ?
— Juliette Poncelet. Elle bosse dans le porno.
— Elle est actrice ?
— Tout dépend de la définition que t’en donnes. Attends… Viens voir deux minutes.
Vic s’avança vers l’ordinateur portable.
— On a fouillé dans les papiers, expliqua Wang. Cette Juliette Poncelet recevait déjà son courrier ici, elle allait sûrement bientôt emménager.
Il démarra une vidéo, qui secouaVic instantanément.
— Bon sang, arrête ça !
— C’est crade, hein ? Je comprends pas bien ce qu’un canon comme Leroy fichait avec un boudin pareil.
Wang éteignit l’écran et montra un agenda.
— Notre pute de luxe semblait avoir un carnet d’adresses plein à ras bord.
— Si le tueur n’a pas volé le carnet, c’est qu’il n’est pas client.
— Ben voyons. Ou alors, il est intelligent. Ça arrive rarement, mais ça arrive. Et il a laissé ces adresses pour se disculper.
— Il est entré comment ?
Wang fronça les sourcils. Son collègue leva les bras en l’air.
— OK, j’arrête. Porte fracturée, je suppose. J’ai vu en entrant.
— Tu vois, quand tu réfléchis… Faut toujours réfléchir avant de parler. Allez, on se tire. J’ai pas de bagnole, on prend la tienne.
— Je veux bien. Mais on se passera de gyrophare.
— Putain, mec, je crois qu’on va pas être d’accord tous les deux.
Vic l’interpella alors qu’il s’éloignait.
— Eh, Moh !
— Quoi encore ?
— Merci de pas m’appeler V8. Après vingt jours, même « mec », ça me fait du bien.
Wang fit craquer sa nuque d’une rotation de la tête.
— J’ai qu’un copain sur Paris, et c’est un poisson-chat.
Vic accéléra pour se retrouver à sa hauteur.
— Je n’ai pas été pistonné.
— Et t’es arrivé à la première direct ? C’est un gag ?
— J’ai obtenu de bons résultats. Les meilleurs en psycho.
— La psycho, ouais… T’aurais dû faire psy, alors. T’as complètement foiré au tir et en combat, il paraît.
— Les nouvelles vont vite.
— Tu sais, on va pas loin avec la psycho. Par contre, avec un paternel ancien directeur adjoint de la DIPJ, c’est…
— Je n’ai pas été pistonné, je te dis.
Wang fit un geste de la main.
— Moi non plus. Te plains pas s’ils t’appellent V8. Moi, ça a été Moh Viet pendant plus de trois ans.
— Police et subtilité, ça ne rime pas vraiment. Mais t’es bien chinois, non ?
— Viet, Chinois, Jap… Pour eux, c’est pareil.
Juste avant qu’il monte dans sa Peugeot, Vic voulut poser une main sur l’épaule de son collègue, mais il se brûla au regard incendiaire de Wang. Il retira son bras et dit :
— Un dernier truc. Qu’as-tu ressenti en entrant dans la pièce, ce matin ?
— Pourquoi tu veux savoir ?
— Pour savoir comment… comment je serai, dans quelques années. Mon père, à la maison, il ne racontait jamais. L’image qu’il m’a toujours donnée des flics, c’est quelque chose qui n’existe pas.
— Et tu t’en rends compte que maintenant ?
— On dirait. Alors, tes sensations ?
Une fois installé, Wang suivit du doigt la grande fissure qui traversait presque tout le pare-brise.
— J’ai rien ressenti. Absolument rien. Il paraît que c’est pas normal chez moi. Que j’ai un truc qui déconne. Mais bon…
Il piocha une cigarette dans son paquet et dit :
— Tout à l’heure, j’ai remarqué, t’as pris une boîte d’allumettes dans ta poche. T’es un ancien abonné de la sucette à cancer ?
Vic sortit une vieille boîte, qu’il ouvrit.
— Il y a deux allumettes. L’une grillée le jour de mon mariage, pour mon ultime cigarette…
— Et l’autre ?
— Elle est intacte et représente beaucoup. S’il me reprenait un jour l’envie de fumer, j’ouvrirais cette boîte, je gratterais cette allumette, et j’aurais alors conscience de la gravité de mon acte.
Wang tourna la molette de son briquet.
— Ton vieux dopait ?
— Il fume toujours.
— On clope tous. Cloper, ça évite d’avoir envie de se laver les paluches jusqu’au sang tous les jours. Si ton père ne te montrait rien, c’était sûrement pour ton bien. Et te faire croire que notre job, c’est chouette.