11. VENDREDI 4 MAI, 02 H 26
Au pied de son immeuble, dans la nuit et le froid, Vic se sentait mal, retourné, traversé par une furieuse envie de boire un verre, quelque chose de fort.
Tout là-haut, au troisième étage, une petite lumière jaunissait la vitre. Le jeune lieutenant s’engagea en silence dans la cage d’escalier, espace confiné et impersonnel qui le dégoûtait déjà.
Céline était assise à table, la tête entre les mains, devant une tasse de thé froid. Elle ne se retourna même pas lorsqu’il entra. Elle avait laissé volontairement une assiette vide et des couverts.
Vic vint enlacer son épouse par-derrière, et enfouit son menton dans le creux de son épaule.
— Ça va, puce ? Hum… Tu t’es parfumée ?
— Ce n’est pas ton cas. Tu sens le… le… le rance.
Elle se leva, l’étrangla d’un regard tout en versant son thé dans l’évier, puis, ondulant dans son parfait kimono bleu, partit dans la chambre.
— Pas possible… chuchota Vic pour lui-même.
Il oublia le verre qu’il aurait aimé boire. Il enleva ses baskets sans les délacer, se déshabilla en quatrième vitesse, jeta à l’aveugle ses habits sur le rameur, plongea sous la douche deux minutes et se faufila sous les draps. Il se colla à son épouse, qui lui tournait le dos, et lui caressa délicatement le bassin, jusqu’à naviguer vers le nombril. Mais elle lui serra le poignet avant de le repousser vers l’arrière.
— Alors la voilà, ma future Vic? Patienter sagement avec un gosse que mon mari rentre à des heures impossibles ? J’attendais ton appel !
— Je t’ai appelée depuis la brigade ! Il y avait l’autopsie !
Il marqua un long silence, puis reprit :
— Mon collègue, Moh Wang, il est spécial mais assez gentil, on s’ent…
— Je m’en fiche de ton Moh Wang. C’est avec moi que tu aurais dû dîner, pas avec lui. Tu ne m’as jamais fait un coup pareil. Que t’arrive-t-il ?
— Quoi ? Tu me fais une scène parce que, pour une fois, je ne mange pas à la maison ?
Vic passa une main dans ses courts cheveux mouillés.
— Je suis nouveau et ils m’ont forcé à assister à… à l’autopsie. C’est une espèce de… de baptême du feu. Ce ne sera pas tout le temps ainsi.
— C’est aussi ce que racontait ton père à ta mère.
Vie roula sur le dos et posa ses mains derrière sa nuque. Enfin allongé, il se sentait bien. Mais même les yeux ouverts, il distinguait parfaitement chaque détail morbide de la journée. Ce sang, partout. Juliette Poncelet, reine du SM. Le corps dépouillé de Leroy. Le mikado des aiguilles. La ronde insoutenable des odeurs.
Il se massa longuement les tempes.
— Je pense avoir tapé dans l’œil du commandant, aujourd’hui. En interrogeant quelqu’un, j’ai découvert un indice important pour l’enquête.
— Tant mieux. Tu feras peut-être un bon policier, après tout.
— T’en doutais ?
— Si j’en doutais ? Tu n’y crois pas toi-même. On dirait que tu te forces.
— Si, j’y crois ! Je serai un bon flic !
— Tu as toujours fait ce que « papa » voulait ! C’est un peu de sa faute si tu es policier, non ? Et qu’on se retrouve dans ce… dans cet horrible endroit !
Elle alluma la veilleuse et le fixa durement.
— Qu’es-tu venu chercher dans cette ville pourrie, à la première division, sinon la carrière voulue par ton père ?
— Ce n’est pas une ville pourrie.
— C’est une ville pourrie.
Après une si pénible journée, il lui fallait encore se justifier.
— On ne pouvait pas rester à Avignon ! Tu me vois coller des PV ou poursuivre des voleurs de sacs à main jusqu’à la fin de ma vie ?
Les yeux fixés sur le plafond, Céline effleurait inconsciemment son ventre.
— Pourquoi pas ? On ne peut s’obliger à faire des choses que l’on déteste seulement pour le regard des autres, ou même pour l’argent. J’avais un job convenable, Vic, et ils me reprendront si…
— Ici, tu retrouveras tout de suite. Les magasins de prêt-à-porter ne manquent pas.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire. En continuant tes cours de psycho, tu aurais pu travailler au cabinet de mon frère. Et puis, je… je parle aussi de notre vie. Notre qualité de vie. Toi, moi, un jardin. Notre futur enfant…
Vic retint un soupir.
— Deux ans. Laisse-moi deux ans à la première division. Après, tout ira très vite. On vivra bien. Tu ne vas pas nier que mon père a une bonne qualité de vie ?
— Pour un divorcé, oui. Pour un type amoureux de Paris, oui. Pour un forcené qui a élu domicile dans son bureau, oui. Je refuse que tu tournes comme lui.
Elle eut un regard plein de tristesse.
— Je suis allée me promener devant une école maternelle, tout à l’heure.
— Encore ? C’est pas vrai…
— Et j’ai compté le nombre de Blancs. Tu veux savoir combien…
Vic aurait aimé se retenir, mais il la coupa :
— Tu n’es peut-être pas la mieux placée pour en parler. Qu’étais-tu pour les autres, quand ton père t’a jetée dans une école de Marseille, si ce n’est la fille d’un Viêt ?
Le coup partit sans prévenir. Après la gifle, Céline jeta les draps par terre, explosa les pièces du jeu d’échecs et disparut dans la chambre du futur bébé, l’oreiller à la main.
— Sale con !
Une porte claqua. Vic frappa dans le matelas.
— Merde ! Merde, merde, merde !
Il se releva, se dirigea vers la porte, revint sur ses pas. Non, non, pourquoi demander pardon ? Il hésita, aigri. Non. Après tout, était-ce sa faute si elle ne comprenait pas ? Elle n’avait même pas demandé comment il allait, qui il avait rencontré ni pourquoi. Il avait vu aujourd’hui plus d’horreurs qu’elle n’en croiserait dans toute son existence. Et elle s’en fichait.
Il se baissa et ramassa les pièces en marbre, qu’il reposa méticuleusement sur son échiquier. Il faudrait lui trouver une place digne, à ce jeu. Mais où ? Ce foutu appartement était plus petit qu’une boîte d’allumettes.
Il partit se verser un cognac dans le salon. Une bouteille à peine entamée par son père. Depuis combien de temps n’avait-il pas avalé une seule gorgée d’alcool ? Depuis le mariage ? Cette nuit, il ferait une exception. Un peu de détente, après une journée en enfer.
Il alluma l’ordinateur, écarta le tas de revues Europe Echecs et s’écrasa sur le siège à roulettes. Aucune envie de dormir. Il revit les traits usés de Moh Wang, sa lassitude extrême, et piocha une aspirine qui traînait dans une boîte, derrière l’écran.
Les dernières paroles du légiste ne cessaient de tourner dans sa tête. La sudation de la victime, le corps enduit de vinaigre, l’odeur de décomposition, inexplicable.
Dans quoi avait-il mis les pieds ?
Il espérait de tout cœur qu’il aimerait ce job. Avec tous ses engagements – le déménagement, le bébé, son père −, il le fallait.
Il but une gorgée de cognac en grimaçant. Une infection.
Après avoir déverrouillé son compte protégé par un mot de passe, il ouvrit un navigateur Internet et déroula la barre des favoris. De nombreuses entrées apparurent. « Trisomie », « Amniocentèse », « Gynécologie ». Puis des énoncés, plus précis. « Douleur musculaire dans l’avant-bras », « Névralgie cervieo-brachiale ».Vic déplaça la souris et cliqua sur un forum médical, où, après identification sous le pseudo « neb », il lança de nombreuses recherches. « Sudation », « Putréfaction », « Vinaigre », « Aiguilles dans les nerfs », « Hémostatique ». Il n’obtint rien de probant. Pour la sueur, on parlait par exemple d’hyperhidrose, la maladie des individus qui transpirent en permanence. Mais Juliette Poncelet n’avait jamais parlé de cela à propos de sa partenaire. Alors pourquoi Annabelle Leroy avait-elle tant sué ? À quel effort son bourreau l’avait-il contrainte ? Combien d’heures de torture ? Pourquoi l’avoir filmée ? Des questions sans réponses, rien que des questions sans réponses. Selon Wang, le métier de flic revenait à brasser des tripes et des questions. Il n’avait peut-être pas tort, finalement.
Vic détourna légèrement la tête. Un bruit dans la chambre du futur bébé. Sur le côté, il aplatit un cadre avec la photo de Céline, seule devant un merveilleux manoir qu’ils avaient toujours rêvé d’acheter. L’un de ces rêves qui ne se réalisent jamais.
Les autres gorgées d’alcool passèrent mieux, ce n’était pas si mauvais, finalement. Son mal de crâne s’estompa. Il regarda sa montre, cliqua sur une icône, lança un logiciel de jeu d’échecs en ligne et se fit éclater en dix-huit coups par un inconnu. Tout se perdait si vite.
Dix-huit coups… Dix-huit poupées, dont l’une déformée, hideuse. Qu’est-ce que cela signifiait ? Vic se sentait perdu, débarqué sur la planète police. Il n’avait jamais rencontré d’expert en psychiatrie criminelle, de spécialiste du comportement, détestait la vue du sang et, ce soir, il avait croisé un légiste pour la première fois. Il avait tant à apprendre, là, immédiatement. Ce meurtrier, il voulait le comprendre, le sentir, prédire ses gestes, mais il ne discernait qu’une silhouette noire, glaciale, capable de regarder sa victime en face, de lui couper les lèvres et les doigts en la filmant. Était-il un psychopathe, un prédateur ? Tuait-il par passion, haine, volonté de domination, pouvoir, vengeance ? Allait-il recommencer ? Quand ? Où ? Et pourquoi ?
Le jeune lieutenant ferma son logiciel et, torse nu, se massa l’avant-bras droit. Même pas fichu de tenir un flingue correctement. S’ils s’en apercevaient, à la brigade…
Il s’avança vers la fenêtre. Le long de la Seine, sous la lune gibbeuse, la tour de TF1, avec ses quelques bureaux encore allumés, ressemblait à un totem affamé d’images et de rendement. Qui travaillait encore à une heure pareille ?
Il se demanda s’il existait des personnes pour qui cette vue paraissait belle, si réellement on pouvait apprécier ce monde de tôle, de béton et de fumée.
Il observa la forêt d’antennes sur les toits, toutes orientées dans la même direction. L’assassin d’Annabelle Leroy regardait-il la télé, à cette heure-ci ? Avait-il une maison, un appartement, une femme, des enfants ? Saluait-il tous les jours ses voisins en caressant leur chien ? Le soir tombé, s’isolait-il dans une cave pour contempler la vidéo de son ignoble crime ? Se mettait-il alors à fantasmer, là où n’importe qui aurait vomi ?
Hier, à cette heure, ce sadique venait d’officier, après avoir planté une à une plus de cent aiguilles dans le corps d’une jeune femme. Et aujourd’hui, cette nuit, il se tenait replié quelque part, seul détenteur des clés de son meurtre.
Et il leur revenait, à eux, Wang, Mortier, Joffroy, de déchiffrer son délire. Et de remonter son itinéraire de sang.
Un peu désemparé, Vic retourna à son ordinateur, dans l’obscurité du salon, et poursuivit sa quête sur Internet, le verre ballon à proximité. Il adorait fouiner, depuis toujours. Et Internet, pour les fouineurs, c’était vraiment le pied. Dans ce domaine là, au moins, il excellait.
Quelques heures plus tard, les yeux hors des orbites, l’haleine chargée, il naviguait sur un site traitant de la médecine au Moyen Âge.
Un dernier reflux d’adrénaline le maintint encore un temps éveillé, avant que la fatigue l’emporte.
Il partit se coucher, le PC allumé et l’écran figé sur le visage d’un homme ravagé par la maladie.
Sur le site, on parlait de vinaigre. De putréfaction. De lèpre. Et de peste noire.