78. MARDI 15 MAI, 07 H 26
Arrivé devant l’hôpital Necker, dans le 15e arrondissement, où l’avaient orienté ses recherches sur Internet, Vic se gara en catastrophe sur une place de livraison et sortit en courant. Cet hôpital s’occupait, entre autres, des maladies génétiques et congénitales chez les enfants.
Sur son portable, comme sur sa ligne fixe, Stéphane demeurait injoignable. Pourquoi ne répondait-il pas ?
Vic parvint, non sans mal, à se frayer un chemin à travers le dédale de l’établissement, jusqu’au service de pédopsychiatrie et à trouver un interlocuteur, le professeur Shaffran. Le jeune lieutenant expédia rapidement les présentations. Il étala devant lui les captures d’écran des radiographies, imprimées à l’aide de son ordinateur depuis le DVD. L’ensemble était de qualité médiocre, mais on y voyait clairement les multiples fractures.
— Mes déductions m’ont mené chez vous, expliqua-t-il. Je recherche ce patient.
Shaffran, la quarantaine, jouait avec son stylo qu’il faisait tourner entre ses doigts.
— Et c’est tout ce dont vous disposez ? Des photocopies de radios ?
— Oui, celles d’un enfant qui a peut-être été soigné dans votre hôpital, plusieurs années durant.
— Peut-être ?
— Vous suivez ici les enfants atteints de maladies rares, je me trompe ?
— Oui, entre autres… Même si c’est loin d’être l’essentiel de notre activité.
— Et l’insensibilité congénitale à la douleur en fait partie ?
L’expression de Shaffran changea. Il prit les photocopies bien en main et fronça les sourcils.
— Insensibilité congénitale à la douleur, évidemment. Ces clichés sont malheureusement typiques. De quand datent-ils ?
— 87,89,90,92.
Shaffran lâcha les feuilles sur son bureau.
— Presque vingt années plus tard, il est fort probable que ce patient soit mort. Désolé.
— Il n’est pas mort.
Le professeur regarda Vic, l’air sceptique.
— Les patients souffrant de cette maladie atteignent rarement l’âge adulte, vous savez. Regardez ces radios, elles parlent d’elles-mêmes. Toutes ces fractures… Et ce n’est pas tout. Dès le plus jeune âge, les enfants atteints d’ICD se sectionnent la langue avec les dents, se mordent les doigts jusqu’à l’os ou posent les mains sur des plaques brûlantes sans même s’en apercevoir. J’ai eu le cas, voilà quelques semaines, d’un bébé de dix mois qui continuait à marcher à quatre pattes, avec les deux jambes cassées. Tant que les parents sont extrêmement vigilants, ces gamins s’en sortent. Mais imaginez-les à l’école, dans la rue, en proie à toutes sortes d’agressions dont ils n’ont pas conscience. Imaginez-les adultes, seuls, confrontés au monde réel. Une simple coupure peut entraîner la mort. Quoi que l’on pense, la douleur est utile. Elle nous avertit des agressions pour le bien de notre organisme.
Vic songea à l’épisode de l’usine d’équarrissage relaté par Mortier, à cette blessure sur les tiges d’acier, qui n’avait pas empêché le Matador de détaler comme un lapin et de se recoudre seul une dizaine de mètres plus loin.
— Ces malades conservent le sens du toucher, n’est-ce pas ? Grâce aux thermorécepteurs et aux mécanorécepteurs ?
— En effet. Leurs nocicepteurs, ces terminaisons nerveuses sensibles à la douleur, sont défectueux, mais les récepteurs du toucher demeurent opérationnels.
— Et ne peuvent-ils pas, grâce à cela, se représenter ce qu’est la douleur ? L’approcher ? Par exemple en plongeant leur main dans de l’eau glacée, puis de l’eau bouillante ?
— Dès 45 degrés ou en dessous de 0 degrés, les thermorécepteurs ne donnent plus d’informations supplémentaires. Ce sont normalement les nocicepteurs qui prennent le relais. Mais vous avez raison, poser une main sur une surface très chaude, puis juste après très froide, est un moyen biaisé de stimuler au maximum les thermorécepteurs et de savoir à quoi peut ressembler la douleur. Un peu comme un élastique que l’on tendrait au maximum, sans qu’il se rompe. D’autre part, ces patients adorent palper la matière, cela leur permet de compenser, de ressentir, d’avoir conscience de leur propre corps et des dangers qu’il encourt.
Vic se redressa et posa ses deux mains à plat sur le bureau.
— Disposez-vous d’un fichier regroupant ces patients ?
— Evidemment, vous pensez bien. Mais cela est confidentiel et…
Le flic sortit trois photographies de sa poche, qu’il plaça sous les yeux du professeur.
— Voilà ce que ce gentil garçon a fait, et il s’apprête à recommencer. Alors s’il vous plaît, ne me parlez pas de secret médical pour un dossier Vieux de vingt ans. Je veux des noms. Tout de suite.
Shaffran poussa les photos sur le côté en grimaçant, sembla hésiter, puis finit par s’emparer de sa souris.
Il tapa un code, ouvrit un dossier, puis un autre… Très vite, une liste d’une trentaine de personnes apparut.
Vic s’arrêta immédiatement sur une identité. Sur un prénom, plus précisément.
Un prénom qui ne pouvait être qu’un signe du destin. Une coïncidence annonciatrice d’une existence de souffrance.
Vic disparut avant même que le professeur n’ait eu le temps de relever la tête de son écran.