39. DIMANCHE 6 MAI, 10 H 23


Vic s’en voulait. Sur le trajet entre Boulogne-Billancourt et Chevreuse, il n’avait cessé de penser à Céline, à la manière dont il l’avait encore abandonnée ce matin, sans un mot. Leur dispute de la veille, très violente, les avait de nouveau contraints à dormir séparés. Lui dans la pièce du futur bébé, plié en deux sur un matelas gonflable. Et elle, dans leur chambre, en pleurs, recroquevillée sous la couette. Elle menaçait déjà de partir quelques jours chez sa mère à Avignon.

Et ce matin, quand Mortier l’avait interrompu dans son petit déjeuner en solo pour lui annoncer la découverte d’une nouvelle victime, Vic avait tout simplement fui le foyer. Il avait prévu de passer le dimanche à tenter de réparer la casse, mais il était finalement en route vers une scène de crime.

À peine trois semaines de travail, et son couple partait déjà en vrille. Heureusement, dans quelques mois, le bébé allait arriver. Wang avait raison, cette affaire-là n’était pas pour un débutant.

Après quatre jours d’enquête, Vic commençait sérieusement à le constater.

Le jeune lieutenant s’engagea sur le chemin qui menait à la maison de Cassandra Liberman, une belle construction en brique à l’orée de la forêt, sans aucun voisin à proximité. Côté témoins, ça risquait encore d’être léger…

Vic descendit de sa Peugeot et se fraya un passage entre les différents services qui s’affairaient déjà, dont notamment le SRPJ de Versailles, la Scientifique et la gendarmerie. Les hommes au képi bleu étaient en effet arrivés les premiers sur les lieux, suite à l’appel d’une jeune femme rousse nommée Amandine Gosselin, qui avait découvert le corps.

Wang et Joffroy fumaient une clope à l’entrée. Mortier discutait avec le capitaine du SRPJ de Versailles. Partout, des hommes s’activaient, chacun concentré sur sa tâche. Dans le jardin, sur l’allée, aux portes, aux fenêtres et, bien évidemment, dans la demeure. Tous les visages, sans exception, étaient fermés, cadenassés, hermétiques. Vic rejoignit les deux lieutenants de son équipe et les salua.

— Alors, même tueur, il paraît ? demanda-t-il d’une voix sans entrain.

— Non, tu crois ? répliqua sèchement Joffroy. J’espère que tu n’as pas petit-déjeuné.

— Cette fois, si. Je n’avais pas vraiment prévu de me pointer ici un dimanche, tu vois ?

— Le genre de choses auxquelles il faudra t’habituer. Ton paternel te l’a jamais dit ?

— Mon père ne me disait pas grand-chose concernant la face noire du boulot.

— Il devait te parler autant qu’une carpe, alors.

Vic fixa leurs cigarettes avec une envie dangereuse. Cette fois, il faudrait entrer là-dedans, sur une scène de crime toute fraîche, et le corps serait encore présent, bien au chaud dans son bain de sang. Il mâcha un chewing-gum, puis essaya de se préparer au pire.

— Que s’est-il passé ? demanda-t-il.

Wang écrasa son mégot du talon. Même lui ne paraissait pas dans son assiette.

— Faut voir par toi-même, mec. Parce que cette fois, je ne peux pas t’expliquer.

— Franchement rassurant, rétorqua Vic en se frottant les mains.

— On n’est pas là pour te rassurer.

Un technicien livide sortit sur le palier et aspira une grosse bolée d’air. Après quelques secondes, il pénétra de nouveau à l’intérieur.

Vic déglutit en silence.

— Deux victimes en moins d’une semaine. Ça vous suggère quoi ?

— Un type qui a pété un câble, et qui frappe sur tout ce qui bouge, répondit Wang.

— Un rapport entre elle et Leroy ?

Joffroy se tapa la tempe avec l’index.

— T’es con ou quoi ? On vient de découvrir son corps, V8 ! Tu piges ça ? Le boulot, c’est toi qui le fais ! T’es plus le spectateur niais devant sa télé qui attend que ça se passe !

D’ordinaire, Joffroy n’était pas à prendre avec des pincettes, mais là, il battait des records. Après tout, lui aussi avait sûrement ses problèmes personnels. Vic s’adressa à Wang.

— Moh ? Tu m’accompagnes à l’intérieur ?

Il secoua la tête.

— Je fume d’abord une nouvelle clope. Faut au moins ça. Tu peux rejoindre Demectin, elle termine les prélèvements avant qu’on emmène le corps. Normalement, elle ne se déplace pas trop. Mais là, depuis quelques jours, c’est la fête.

Vic hésita, jeta un œil vers Mortier, qui discutait avec son homologue de Versailles, et se décida à entrer. Dans le hall, il se débarrassa de son chewing-gum dans une poubelle et récupéra une combinaison auprès d’un technicien.

— Que s’est-il passé ? répéta-t-il d’un ton pincé, à cet homme qu’il ne connaissait pas.

— C’est à l’étage qu’il faut aller. Prenez aussi le masque.

— Pour l’odeur de putréfaction ?

— Oui. Une puanteur ignoble.

Vic enfila en silence le surpantalon, les gants, la charlotte, la blouse, les surchaussures, et le masque.

Il fallait y aller. Tout oublier. Les sourires, les sentiments, l’humanité. Et affronter le Mal. Faire honneur à ce métier horrible.

Une fois à l’étage, l’odeur vint lui tordre l’estomac, comme la première fois. Vic suivit précautionneusement le périmètre fixé par les services de la Scientifique. Il n’était plus certain de vouloir poursuivre. On était dimanche, merde, le jour où les gens se reposent, pratiquent leur sport ou boivent une bière devant la télé.

Il s’autorisa quelques secondes devant la porte de la chambre, ferma les yeux, les rouvrit, essaya de se vider l’esprit, puis entra.

Il se focalisa d’emblée sur le lit, sa couette en plumes, mais ce n’était pas le théâtre du carnage, cette fois. Une inimaginable toile morbide était exposée à sa droite, contre le mur.

Vic fit une grimace et parvint à retenir ses tripes. Des mines graves se tournèrent vers lui, puis chacun se remit au travail. Photos, relevés, mesures, prises de notes. Tout cela formait un contraste surprenant dans cette chapelle d’horreur. La technologie la plus avancée face à la barbarie la plus primitive.

La fille était attachée avec du barbelé à une robuste armoire, debout, les bras pendant mollement sur le côté, les pieds nus et joints, déchirés par les liens en métal. Les dernières phalanges de ses doigts avaient été coupées, s’en échappaient à présent des stalactites de sang.

Mais là n’était pas le pire. Le pire, c’était la tête.

Elle était inclinée sur la droite, le crâne recouvert d’un drap marron qui tombait jusque sur les épaules, où un autre tissu, bleu cette fois, prenait le relais jusqu’aux chevilles. Visage en bouillie. Les lèvres et la langue étaient coupées, mais surtout, un crochet énorme perforait le menton et resurgissait sous la lèvre inférieure. À l’extrémité de cet arc de métal était nouée une corde, au bout de laquelle pendaient des sacs de toile, de tailles et de poids différents. L’ensemble, tellement lourd, avait démantibulé la mâchoire inférieure. Quand au regard, il se perdait dans le néant, replié sur sa propre souffrance.

Vic n’osa imaginer le calvaire des dernières secondes de cette femme. Le barbelé qui laboure la peau, le crochet, la chair arrachée, et surtout, la terreur.

Gisèle Demectin s’approcha du jeune lieutenant.

— Pas beau à voir, n’est-ce pas ?

Elle hocha la tête en direction des IJ, qui arrivaient avec un brancard et des pinces coupantes. Vic s’avança à son tour. Au-dessus de la victime était noté à la craie sur l’armoire : « 82/100 ».

— Quand est-elle décédée ? demanda Vic.

— À vue de nez, je dirais entre huit et douze heures. Morte étouffée, probablement, on le voit aux pétéchies. Au moment où sa mâchoire inférieure s’est brisée, elle a dû se trouver incapable d’évacuer le sang provoqué par cette rupture. Le liquide s’est alors introduit dans ses poumons. Elle s’est noyée dans sa propre hémoglobine.

L’odeur était insupportable. Vic s’efforçait de respirer par la bouche. Il demanda à Demectin :

— Elle présente aussi des traces de piqûres sur l’avant-bras ?

Le légiste acquiesça.

— On peut supposer qu’il lui a injecté de la morphine, à elle aussi. Regardez les sacs de grain qui pendent à sa mâchoire inférieure, observez bien les différents poids. Il a d’abord placé des gros sacs, les plus lourds, de manière à bien écarter la mâchoire et solliciter les muscles maxillo-faciaux. Puis il a « réglé » avec des poids beaucoup plus légers, afin d’atteindre la limite d’élasticité des muscles, juste avant le point de rupture. Je vous laisse alors tranquillement imaginer la douleur provoquée au moment où la morphine a cessé d’agir.

Demectin retira ses lunettes et se frotta le front avec un mouchoir.

— Cette région du visage contient une multitude de muscles et de nerfs, c’est un terrain particulièrement sensible à la douleur. Vous noterez aussi que, comme la première fois, elle a énormément sué, ce qui laisse supposer qu’elle a vécu un très long calvaire. Et il l’a également couverte de vinaigre.

Vic étouffait. Il ressentait une envie furieuse d’arracher son masque, de le balancer sur le sol, et de rentrer serrer sa femme contre lui.

— Et… Elle a été violée ?

— Non.

Le légiste ôta ses gants et ordonna aux IJ d’emporter le corps, avant d’ajouter :

— Ah, autre chose. Comme la première fois, il y avait un objet à côté de sa main droite, posé sur la poignée de l’armoire. Un objectif d’appareil photo 35-200 mm.

Vic sentit une présence dans son dos. Wang.

— Alors ? fit son collègue. Deuxième scène en quatre jours, et même pas un mois de Criminelle. Tu fais partie du haut du classement, mec.

— Pour une fois, j’aurais préféré le bas.

Demectin les salua et quitta la pièce.

— Je me demande si je suis fait pour ce job, putain, reprit Vic.

— On se pose tous la question au moins une fois. Sauf que pour toi, c’est vachement tôt.

Wang sortit de sa poche un bonbon au piment.

— L’enfoiré a brisé tous les miroirs, dans toutes les pièces, dit-il avant de l’avaler. De la cave au grenier.

Vic fronça les sourcils.

— Quoi ?

— T’as bien entendu. Tu me parlais de Dragon rouge, l’autre fois. Ben là, c’est pareil. Miroirs en miettes.

— Il avait fait ça chez Leroy ?

— Non. Mais bon, à mon avis, le Matador n’aime pas sa propre tronche. C’est peut-être pour cette raison qu’il les mutile, pour qu’elles lui ressemblent. Et celle-là, il ne l’a pas manquée. D’ailleurs, t’as vu la note ? 82 sur 100. C’est peut-être une note artistique, qui sait ? Ou un indice de ressemblance ? Ouais, un indice de ressemblance avec lui, après qu’il les a mutilées. Leroy n’avait obtenu qu’un maigre 78. Il progresse…

Wang désigna le linoléum.

— Je ne sais pas si tu as remarqué, mais comme chez Leroy, il y a des petites flaques, à certains endroits. Dans la cuisine, devant la chambre et à proximité de la victime.

— De l’eau du robinet ?

— Sûrement, à confirmer. Et on ne sait pas ce qu’il fiche avec.

— On a la craie ?

— Pas cette fois. Zéro empreinte pour le moment. Là aussi, il progresse. Mais on a toujours nos marques de trépied, sur le seul tapis de la pièce. Il a encore filmé, et il veut nous le faire savoir. Parce que son matos, il aurait pu le poser n’importe où ailleurs.

Vic était incapable d’avoir l’esprit clair, d’assimiler les informations. Il s’appuya sur le mur.

— T’es pas vraiment bavard, remarqua Wang.

— J’ai super mal dormi. Et puis ça me tourne, à l’intérieur.

— Ça vaut encore le coup que je te parle ?

Vic souffla longuement.

— Vas-y… Je t’écoute… Je n’ai peut-être pas l’air, mais je t’écoute.

— Il n’y a plus d’électricité, nulle part.

— Les… Les fusibles ?

— Volatilisés, comme chez Leroy. Là, je dois t’avouer qu’on cale tous. Incompréhensible. Il craint peut-être la lumière ? Un vampire ?

— Je peux ouvrir la fenêtre ? demanda Vic à un IJ.

— Allez-y. On a terminé pour ce coin-là.

Vic retira son masque et s’enivra d’air frais. Il baissa les paupières, s’envola ailleurs. Avignon, son soleil, ses grillons. Puis il se retourna, l’esprit un peu moins embrouillé.

— Pourquoi l’a-t-il habillée de cette façon ? Pourquoi ces espèces de draps sur la tête ? Apparemment, il a cherché à lui faire prendre une pose. Enfin, c’est ma première impression. Ses vêtements, le mouvement de sa tête n’étaient pas naturels.

— Avec une vingtaine de kilos accrochés à la mâchoire, difficile d’avoir un mouvement naturel.

— Non, ce n’est pas ce que je voulais dire, mais… mais rappelle-toi Leroy, avec les poupées. Ça faisait comme… comme une mise en scène. Là, il pose un objectif d’appareil photo à côté du corps. Elle est photographe ?

— Elle l’est, bien vu.

— Il cherche peut-être à nous montrer quelque chose en disposant comme ça ces objets.

— Ton ami médecin, ou historien, je sais plus, il n’a toujours rien trouvé concernant les poupées et Leroy ?

— Pas de nouvelles. Et cette saloperie de portable qui est encore déchargé.

— Faudra peut-être songer à en racheter un. Comme il faudra penser à changer le pare-brise de ta voiture.

— Ah oui ? Et quand ?

— Toi, t’as des soucis, fit Wang, les mains dans les poches.

— Moins qu’elle. Moins qu’elle, putain. Son amie, celle qui a découvert le corps, on l’interroge ?

— On a commencé. Un psy, Joffroy et des mecs du SRPJ de Versailles sont avec elle. Je ne te raconte pas le choc. On va voir ce que l’interrogatoire va donner, mais… il y a quand même un truc louche.

— De quel genre ?

— La victime est photographe, certes. Mais a priori, c’est un peu particulier. Amène-toi.

Ils descendirent les escaliers jusqu’au rez-de-chaussée, puis d’autres marches encore, qui les menèrent à la cave. Là, ils s’enfoncèrent dans un antre protégé par une épaisse porte en bois, forcée par le serrurier. Des hommes y étaient occupés à prendre des photos et à relever des empreintes.

Une fois au centre de la pièce, Vic tourna sur lui-même. Les murs étaient couverts de posters. Des montages numériques. Mickey Rourke avec une main à six doigts, Johnny Depp la face aussi déformée qu’Elephant Man, Bruce Willis manchot.

— Les monstres, encore, murmura Vic en serrant les poings. C’est pas vrai.

Il donna un coup de pied dans le vide.

— Moh ?

— Quoi ?

— Donne-moi une clope.

— Sûr et certain ?

Vic remua sa boîte d’allumettes dans sa poche, du bout des doigts.

— Oui… Donne…

Wang lui tendit une cigarette avec un sourire pervers.

— On savait que tu tiendrais pas longtemps.

— Qui ça ?

— Tout le monde.

— Même toi ?

— Surtout moi.

Vic s’en empara, la renifla avec nostalgie puis s’approcha du portrait de Mickey Rourke. Il la plaqua alors sur la figure en papier glacé.

— Il a quand même plus la classe avec une clope qu’avec une main à six doigts, non ?

Il jeta la cigarette en l’air, Wang la rattrapa.

— Allez vous faire foutre, toi et les autres. Je ne refumerai jamais. Même si je devais regarder le diable dans les yeux.


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