57. MERCREDI 9 MAI, 20 H 36
La radio diffusait One, de U2. Une torpeur feutrée envahit Darkland. Du haut de son escabeau, Sylvie donnait des coups de rouleau dans tous les sens, recouvrant de peinture rouge les horribles phrases inscrites sur les murs. Cela lui était pénible, mais elle devait absolument s’occuper les mains, se vider l’esprit, et effacer les rêves de Stéphane. Laisser cette pièce en l’état, c’était, encore, subir la folie de son mari. Toute trace de délire devait disparaître, au plus vite.
D’un coup, ses yeux tombèrent sur la description d’un songe bien étrange. Elle se figea, lut avec attention, et fixa son rouleau de peinture, interloquée. Comment était-ce possible ? Ses jambes flageolèrent, elle dut se retenir à l’escabeau pour ne pas tomber.
One se terminait, quand Sylvie crut percevoir un bruit, provenant du fond du sous-sol.
— Il… Il y a quelqu’un ?
Les sourcils froncés, elle descendit, posa son matériel et avança doucement vers la porte. Elle jeta un regard dans le long couloir sombre et poussiéreux, puis haussa les épaules. Le chat, sans doute.
Cependant, lorsqu’elle se retourna, elle eut la certitude d’une présence dans son dos. Pas le temps de faire face. Une main lui écrasa le visage. Elle hurla.
— Oh ! Du calme ! lança une voix d’homme. Ce n’est que moi !
Sylvie se dégagea, avant de serrer contre elle Hector Ariez.
— Tu devais frapper à la porte, bon Dieu ! J’ai failli crever d’une attaque !
— C’était ouvert.
Elle poussa un long soupir de soulagement.
— Merci… Merci pour ta visite. Je…
Hector la regarda au fond des yeux.
— Je ne pourrai pas rester. Ma femme m’attend, c’est notre anniversaire de mariage.
— Oh non…
Il l’embrassa fougueusement, elle répondit à l’étreinte avec passion.
— Comme tu m’as manqué, chuchota-t-il. Tu me manques tout le temps.
— Bientôt, tout ceci sera terminé. J’ai… J’ai vraiment tout fait pour le sauver. Je l’aimais tellement. Tellement…
— Ce malade aurait pu te tuer. Tu as fait ce qu’il faut pour l’internement ?
— Oui… Je signe les papiers demain.
Elle baissa les yeux. Ses lèvres tremblaient.
— Quoi ? fit Ariez. Qu’est-ce qui te tracasse à ce point ?
— Les notes, sur ces murs. Suis-moi.
Ils s’avancèrent au milieu de la pièce. Elle éteignit la radio.
— C’est… monstrueux, constata le décorateur. Comment a-t-il pu écrire des choses pareilles ?
— Il n’a fait que raconter dans le détail les rêves qu’il fait depuis presque une semaine.
— Les rêves ? Tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi ?
Elle hésita avant de répondre :
— Quand je suis entrée ici, mon premier réflexe a été de regrouper ces six horribles monstres dans un coin et de les couvrir de draps blancs. Je ne voulais plus les voir. Puis… Puis j’ai récupéré ce pot de peinture rouge, pour… pour tout faire disparaître.
— Tu as bien fait.
Sylvie désigna une phrase du doigt.
— Lis… Lis ce qui est marqué là-haut. Je l’ai vu alors que je m’apprêtais à l’effacer.
— « Cassette de »…
— Non, juste à côté.
— « Hauntedmouth, Peperbrain, Darkness, disparus sous des draps blancs. Puis la peinture rouge, partout, étalée grossièrement sur les murs de Darkland »…
Ariez fronça les sourcils.
— Et alors ?
— Et alors ? Je suis en train d’étaler grossièrement de la peinture rouge ! Il avait inscrit cela bien avant que je le fasse. Et je n’avais pourtant jamais lu ces phrases.
— Juste une coïncidence, voilà tout.
— Et puis, il y a d’autres petits détails. On dirait que… certains événements se réalisent, en ce moment même.
Hector se dirigea vers un drap et le souleva. Darkness apparut.
— Dans ce cas, perturbons le destin ! Il suffit de tirer tous ces draps pour faire mentir ces idioties.
Sylvie courut et remit le linge blanc en place, les doigts tremblants.
— Non ! Laisse-les, je t’en prie. Regarde, il est inscrit que tous les monstres sont recouverts, sauf Darkness. Et tu viens d’ôter son drap, justement. Tu ne trouves pas cela incroyable ?
Ariez se jeta sur elle et la plaqua contre le bureau. Sylvie s’abandonna à ses caresses. Ils firent l’amour entre les bocaux et les masques en latex.
— Tu n’as pas été comme d’habitude, dit Ariez en réajustant ses habits.
— Comment voudrais-tu ?
Il lui caressa délicatement le menton du dos de la main.
— Je reviendrai dans deux jours si tu veux. Demain, je passe la journée avec ma femme, à la maison. Il faut bien faire des sacrifices. Et puis, mieux vaut rester discret pour le moment. Tu es sûre que ça va aller ?
— Pour une femme dont le mari affirme qu’elle va mourir cette nuit… Tu ne peux pas rester ? Invente une excuse, je ne sais pas… Un appel du boulot de dernière minute. Tu fais ça tout le temps !
— Non, désolé. Ce soir, impossible… Pourquoi tu ne dormirais pas à notre hôtel ?
— Non, non… Je règle tous les papiers pour demain, puis j’irai habiter chez Nathalie, une semaine ou deux.
Ariez tomba sur les phrases du deuxième rêve, où Stéphane expliquait qu’il débarquait chez lui, à Sceaux, l’arme au poing. C’était censé se produire le lendemain. Il reboutonna sa veste, soudain mal à l’aise.
— Je t’appelle quand même demain, en fin d’après-midi.
— Je n’ai plus mon portable, ils l’ont gardé à la brigade de police. Je te donne mon nouveau numéro de ligne fixe. Tu notes ?
Il s’exécuta. Sylvie le raccompagna jusqu’au rez-de-chaussée et le regarda s’éloigner.
— Au fait ! s’écria-t-il en montant dans sa voiture. Ça sent vraiment mauvais dans le coin. Tu vérifieras demain matin, mais il doit y avoir une bête crevée quelque part devant ta maison.
Il n’alluma ses phares que bien plus loin, avant de piquer une grosse accélération sur la N16.
Sylvie referma à double tour, traversée de frissons. Hector avait raison, une puissante odeur de rance se répandait dans le hall. Une canalisation bouchée ?
Elle courut jusqu’au sous-sol, ralluma la radio, et se remit à couvrir les murs de peinture. Effacer, tout effacer.
Sur les ondes, on annonça le tirage imminent du loto. Sylvie s’arrêta net. Elle descendit en quatrième vitesse de son escabeau et chercha sur le mur. Oui, là. À gauche. Des numéros. 4-5-19-20-9-14.
— Le loto, le loto… Pourquoi maintenant ?
Le tirage venait de démarrer, et Sylvie eut l’impression, à cet instant, que plus rien n’existait, hormis la voix du commentateur qui résonnait dans la pièce.
— 4…
Quatre. Un choc dans la poitrine. Il y était, ce fichu numéro y était. Sylvie se frotta les lèvres d’un geste nerveux. Pas grave, juste une coïncidence, une de plus. Après tout, il n’était pas rare d’avoir quelques numéros.
— 5…
Un coup de scalpel, ce chiffre. Sylvie suivit des yeux les mots encore intacts.
« Le petit mouchoir rose, brodé… Ne plus avoir confiance en Sylvie… Hector Ariez va peut-être tuer Mélinda. »
— 19…
Il se dressa en elle comme une vague puissante, un raz-de-marée acide qui la submergea. Elle se rappelait à présent toutes les coïncidences troublantes de ces derniers jours. Cette plaque d’immatriculation dont Stéphane avait rêvé, qui était celle de la voiture de Hector. Puis ce moment terrible où elle avait cru découverte sa liaison, alors qu’il ne s’agissait que de rêves, de visions.
« Six jours et vingt heures de décalage. Premier rêve : jeudi 10 mai, 2 h 35 du matin… Le sang sur les mains. »
Sylvie regarda sa montre. Mercredi 9 mai, presque 21 h 00. De rage, elle reprit son rouleau et donna de grands coups de peinture sur ces mots. Plus rien ne devait exister ! Rien !
« Vingt, pensa-t-elle. Vingt, vingt, vingt. »
— 20…
Tout s’entrechoquait dans sa tête. Les détails, les infimes détails. La statuette jumelle, qu’elle avait remise en place en rentrant. Sa coupe de cheveux. Les bouteilles de vin inversées. Les cauchemars… Ces horribles cauchemars se réalisaient.
— 9…
Non ! Toute sa vie semblait partir en fumée. Des flashes jaillirent sous son crâne. Stéphane qui saute du train. Stéphane qui freine sans raison. Stéphane, en morceaux. Ces endroits inconnus, qu’il paraissait pourtant connaître. Et s’il n’avait jamais été fou ? Et s’il avait réellement eu toutes ces visions ?
« Tu es en danger Sylvie. Le tueur va s’en prendre à toi », lui avait-il dit en l’emmenant de force dans la voiture.
Elle n’écoutait plus, elle savait que le 14 allait sortir. Immanquablement.
— Et pour finir, le numéro 14…
Elle lâcha son rouleau sur le sol, fonça dans la cave et, dans l’obscurité, inversa rapidement les bouteilles de vin, comme si, subitement, elle pouvait contrer les rêves, changer le cours des choses, alors que son mari s’y escrimait, dans l’incompréhension, depuis des années et des années. Pourquoi venait-elle de positionner la statuette comme dans le rêve, alors que, justement, Stéphane avait brisé sa jumelle ? Pourquoi avait-elle d’ailleurs acheté des jumelles ? Tout n’avait-il pas été prévu dans ce sens ? Elle se prit la tête dans les mains. Devenait-elle cinglée, elle aussi ?
Une certitude l’envahit. Il fallait appeler ce lieutenant, Victor Marchal. Lui expliquer que Stéphane n’avait rien d’un malade mental. Que, sans doute, il possédait une certaine forme de don, de sensibilité. Que ses rêves devaient être mêlés à leur histoire, leurs meurtres incroyables. Elle fonça de nouveau dans Darkland pour y chercher le numéro du policier, se rua sur un tiroir, mais quelque chose la bloqua dans sa course.
L’odeur. Cette terrible odeur de cadavre, qui émanait à présent de Darkness.
Sylvie se retourna, le cœur à l’envers. Ses yeux parcoururent alors l’espace obscur : les bocaux, le vieux matériel entassé, les six monstres, couverts de…
La jeune femme cessa de respirer. Darkness la fixait avec ses pupilles abominables. Son drap avait disparu. Comme l’indiquait le message sur le mur.
Alors, incapable de bouger, Sylvie compta les fantômes recouverts. Un… Deux… Trois… Quatre… Cinq… Et six…
Il aurait dû y en avoir seulement cinq.
Lentement, l’un des draps se mit à remuer et progresser vers elle, oscillant comme une marionnette.
Sylvie voulut s’enfuir, mais le fantôme fondait déjà sur elle et l’enveloppait dans une dernière danse macabre.