30. SAMEDI 5 MAI, 14 H 07
— À toi Marchal…
Wang, Joffroy, Mortier et Vic se tenaient dans une petite pièce sans fenêtre. Ils avaient dû quitter leurs bureaux pour cause de travaux de plomberie, d’électricité et de rénovation. D’ici quelques jours, ce bâtiment serait entièrement vide et rutilant, prêt à accueillir les nouveaux arrivants du ministère de la Justice.
Vic avala son café – payé au distributeur – et prit la parole.
— Côté indices, d’abord. On poursuit les recherches concernant le bébé sirène : musées, hôpitaux, expositions. Pour la morphine, c’est trop large pour le moment. Idem pour l’écarteur de mâchoires et les poupées, trop vague là aussi, il va falloir plus de temps. La piste des membres gangrenés n’a pas donné grand-chose. Enfin, on sait quand même maintenant que Leroy se rendait occasionnellement dans une auberge appelée Les Trois Parques, afin d’y assouvir ses fantasmes. Comme Moh et Jérôme ont pu le constater ce matin, il s’agit d’un lieu de rencontres de… de « monstres » entre guillemets, et d’adorateurs de monstres… Accidentés, brûlés, estropiés.
— On va récolter pas mal d’informations sur ce point, intervint Joffroy. On a mis deux hommes là-dessus, pour rechercher les anciens clients et les interroger. Le Matador est peut-être lui aussi un adepte des pratiques sexuelles déviantes, ça ne m’étonnerait pas qu’il connaisse cette auberge.
— Et Juliette Poncelet, notre sado assoiffée de tequila, demanda Mortier, elle connaissait l’endroit ?
— Non, affirma Wang. Pour elle, le SM n’a rien à voir avec ces… délires sur l’apparence physique.
— Ouais, je ne sais pas ce qui est mieux. Se faire écraser les burnes par Poncelet ou baiser une femme à barbe.
Ils sourirent de la plaisanterie. Puis le commandant relançaVie:
— Continue Marchal.
— Euh… Côté indices, je suis à sec. On parle motivations ?
Mortier fit rouler une cigarette éteinte entre ses doigts.
— Joffroy va s’en charger, plutôt. Vas-y, Joffroy.
Vic se recula sur son siège, les lèvres pincées. Le lieutenant au Perfecto prit la parole.
— Je crois qu’on est tous d’accord sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une simple vengeance mais de quelque chose de plus complexe ?
— Comme quoi ? demanda Mortier.
— Comme l’acte d’un criminel qui a pris plaisir à tuer sa victime. Qui voit le meurtre comme l’assouvissement d’une pulsion ou d’un fantasme. Un truc en rapport avec le physique, la souffrance, la perversion. Parlons de l’acte en lui-même. D’abord, il accorde une grande importance au toucher. Il a dû la masser longuement pour lui enduire le corps de vinaigre, avant d’en explorer chaque partie, très lentement, avec ses aiguilles. La présence d’amidon de maïs prouve qu’il a enlevé ses gants pour la toucher entre les cuisses. Il a besoin du contact charnel. Par contre, il ne veut pas que sa proie puisse explorer son corps à lui. Alors non seulement il l’attache fermement, mais en plus, il la prive du sens du toucher, en lui ôtant les trois éléments les plus sensibles : la pulpe des doigts, les lèvres et l’extrémité de la langue.
— Je vais la jouer ignare et poser une question con, pour m’assurer que V8 comprenne. Pourquoi refuse-t-il qu’elle le touche ?
La question fit rire tout le monde, sauf Vic. Joffroy reprit la parole :
— Peut-être parce qu’elle le répugne. Le vinaigre est un pur symbole. Le Matador ne cherche pas à protéger sa victime de la contamination mais il la désinfecte. Il la considère comme sale, souillée, parce qu’elle baise avec des estropiés, des monstres.
Vic enrageait. Joffroy reprenait mot pour mot ce qu’il venait de lui raconter avant la réunion. Ce qui semblait amuser Wang.
— Tout dans cette affaire nous ramène aux maladies congénitales, aux déformations physiques : la poupée mutilée, les goûts de Leroy, ainsi que le choix d’un bébé sirène. Ce qui laisse supposer que notre assassin est atteint d’une malformation grave, douloureuse s’il utilise de la morphine. Mais a priori, il n’a pas bandé les yeux de sa victime, c’est donc que, s’il refuse qu’on le touche, il supporte en revanche très bien le regard d’autrui. On peut supposer qu’on a affaire à quelqu’un d’âge mûr, qui a accepté sa différence. Ou alors, son mal est invisible, intérieur, ce qui compliquerait notre tâche.
— Intérieur ? C’est-à-dire ?
— Je n’en sais rien. Il faudra demander à un spécialiste. N’empêche qu’aujourd’hui le Matador n’a pas honte, il veut montrer sa force en tuant. Si on va jusqu’au bout de cette hypothèse d’un Matador infirme, on peut penser que sa maladie a dû le faire souffrir plus jeune : les brimades, les moqueries, surtout au collège ou au lycée. Et après tout, ces dix-huit poupées peuvent très bien représenter à ses yeux, par exemple, les gamins de sa classe quand il était enfant. Ou un public. Avec des gens normaux et lui-même, différent des autres.
— Pas con, admit Mortier. Au passage, notez qu’il faudra fouiller dans le passé de Leroy. Il la connaît peut-être depuis le collège, ou un truc dans le genre. Vous imaginez, les photos de classe avec Eléphant Man au milieu ?
— Aujourd’hui, le Matador ne supporte plus les gens comme Leroy, qui profitent de la misère humaine pour nourrir leurs propres fantasmes. Elle symbolise pour lui toutes les moqueries passées et il a décidé d’en faire un territoire de vengeance. En ce sens, le choix de la sirène n’est pas anodin. Derrière une apparence merveilleuse et ensorcelante, elle reste une créature amorale qui existe dans l’unique dessein de piéger les malheureux. Et Leroy est pour lui l’incarnation en personne de ce monstre mythologique.
— On punit le mal par le mal.
— Exactement. Notons finalement que le Matador a un besoin de maîtrise absolue, il est organisé et ne panique pas. Le clochard, même si on ne peut pas vraiment se fier à lui, nous a tout de même parlé d’un véhicule gris d’où le Matador aurait sorti son matériel, les poupées et le bébé sirène, tranquillement, comme si de rien n’était.
Il se tut un instant, puis ajouta :
— Nous devons aussi prendre en compte le fait qu’il s’agit peut-être d’une femme.
— Une femme ? Tu vois une nana faire ça ?
— Pas plus que je ne voyais, jusqu’à ce matin, une femme forcer son partenaire à s’amputer les doigts ou la main.
— C’est ce que nous a raconté le gars des Trois Parques, souligna Wang, ce Grégory Mâche. Une femme qui venait baiser avec lui régulièrement, et qu’il ne voit plus depuis quelques semaines, l’a contraint à se mutiler. On possède son signalement, on va la rechercher.
— C’est tout ?
— C’est tout.
— Et le fait qu’il filme sa victime ?
— Un moyen de prolonger l’acte, répondit Joffroy. De revivre son meurtre indéfiniment.
Mortier applaudit mollement.
— Pas mal. C’est du baratin de psy, mais il faut avouer que ça colle assez bien à mon idée. Un truc de pervers, ma foi assez élaboré. Bon… Quelqu’un a bossé sur les anomalies congénitales ?
Personne ne réagit.
— Je veux savoir si les individus atteints passent par des centres spécialisés, quelles maladies peuvent provoquer des malformations physiques fortement visibles, peu visibles, pas visibles du tout, et pourquoi. Il me faut la liste des instituts, des patients, on recoupera avec la morphine, ça peut fonctionner. Joffroy, tu prends le passé de Leroy, Wang, tu gères les gars sur Les Trois Parques, tu mènes les interrogatoires qu’il faut, partout où il faut. Marchal, t’as déjà commencé à fourrer le nez dans les maladies, tu t’en occupes. Autre chose ? La sueur ? L’odeur de putréfaction ? Le 78 sur 100 ? Tous ces fusibles volés ? Des idées ?
Les trois hommes secouèrent la tête.
— Mouais… Marchal, autre chose ?
— Le lieutenant Joffroy a tout dit. Je n’aurais pas fait mieux.
Vic hésita, puis il ajouta :
— Ah si… Je me suis permis d’envoyer la copie d’une photo de… de la scène de crime à mon ami médecin passionné d’histoire.
— Tu te fous de ma gueule ?
Vic se tassa un peu. Le commandant le démolissait du regard.
— Je voulais qu’il jette un œil dessus au plus vite. C’est un type balèze. Il nous a mis sur la voie pour le vinaigre. Écoutez, si le tueur a voulu abandonner un message, il a pu le faire dans l’agencement de la scène de crime. La position des poupées n’a rien de naturelle, on dirait des mères qui protègent leurs enfants. Je suis certain qu’il s’agit d’une mise en scène. Quant à l’expression du visage de la victime, elle semble hurler. L’assassin suivait peut-être un schéma précis ?
— Ne recommence plus jamais ça. Ou je te vire sur-le-champ. Vic acquiesça timidement, tout en s’emparant du portable qui vibrait dans sa poche. Il s’excusa et sortit de la pièce.
À peine trente secondes plus tard, il ouvrait de nouveau la porte.
— Commandant ?
— Quoi ?
— On sait, pour le bébé sirène. Il s’agit d’un vol. Un conservateur a porté plainte voilà trois mois, il a retrouvé la porte de son musée fracturée.
— Bingo ! Quel musée ?
— Dupuytren. Un musée sur les maladies congénitales.