75. LUNDI 14 MAI, 20 H10


De retour dans la forêt d’Halatte, un endroit où il s’était pourtant juré ne jamais revenir, Vic reconnut enfin la demeure de Noël Siriel. Il se gara sur le bas-côté.

— C’est dingue, dit-il à Stéphane. À l’heure près, je me trouvais ici, lundi dernier. Et la maison était en train de brûler.

Il fixa l’interphone depuis l’habitacle de la Peugeot.

— Siriel attend l’arrivée de la police tôt ou tard. Il est armé. Il se tiendra sur ses gardes, prêt à se suicider et à tout faire flamber. Mais le plus important, c’est que je récupère le DVD qu’il porte sur lui. Toi, tu attends ici. Si, dans dix minutes je ne sors pas, tu… Viens voir, OK ?

— D’accord. Fais gaffe.

— Toi aussi, tu fais gaffe et tu ne bouges pas d’ici. Lors de ma dernière visite, le tueur rôdait dans le coin, il m’a assommé.

— C’est rassurant. Mais normalement, avec mes visions…

— Il ne devrait encore rien t’arriver, je sais.

Vic sortit. Il sonna à l’interphone et, comme la première fois, montra sa carte de police en direction de la petite caméra.

Une voix un peu rocailleuse demanda :

— Oui ?

—Vic Marchal, police judiciaire. Je souhaiterais parler à monsieur Siriel.

Après un court silence, l’interphone chuinta.

— Je vous ouvre. Franchissez ensuite la porte d’entrée de la maison. Le salon sera droit devant vous.

Alors que les battants du portail s’écartaient, Vic s’avança rapidement. C’était réellement hallucinant, ce n’était plus une impression de déjà-vu, c’était du déjà-vu.

Il traversa le jardin et dégaina son arme. Surprendre Siriel, le plus vite possible.

La porte d’entrée était ouverte, le lieutenant s’engagea dans le hall orné de ses magnifiques tableaux, le Sig Sauer devant lui. Il s’arrêta un moment au centre de la galerie, espérant que Siriel apparaîtrait dans son champ de vision comme la première fois. Mais il n’en fut rien.

Vic s’avança prudemment, puis surgit dans le salon. Siriel se tenait à l’autre bout de la pièce, à côté de la cheminée, et tenait le DVD dans sa main.

— Alors c’était lui… fit-il en désignant d’un geste de la tête l’écran de surveillance. Le brun aux cheveux longs qui a surpris mon ami à l’usine d’équarrissage.

Vic jeta un rapide coup d’œil vers l’image. Ce crétin de Stéphane était sorti de la voiture et attendait en plein dans le champ de la caméra. Le jeune lieutenant braqua Siriel de plus belle.

— Posez immédiatement ce DVD sur le sol ou je tire.

— C’est donc uniquement ce DVD que vous êtes venu chercher ? Vous ne vous posez aucune question ? Vous n’attendez aucune réponse ?

— J’ai déjà mes réponses.

La réplique sembla le déstabiliser.

— Savez-vous seulement ce qu’il contient, ce DVD ?

— Votre fantasme, et la souffrance de l’assassin.

Siriel inclina la tête, les lèvres serrées. Il passa quelque chose dans ses yeux, de la surprise mêlée à de la haine. Brusquement, il lâcha le DVD dans la cheminée et voulut s’emparer de l’arme posée devant lui, mais un coup de feu retentit. Une balle en pleine poitrine projeta le vieil homme sur le sol.

Le flic se précipita et, avec le tisonnier, poussa le DVD hors des flammes. Il le ramassa. Apparemment, le disque n’était pas endommagé.

Vic se tourna vers Siriel, qui gisait à ses pieds, baignant dans son propre sang. Ses lèvres remuaient faiblement.

— Comment… Comment vous avez su… chuchota-t-il dans un râle.

Les mâchoires serrées, Vic lui écrasa le visage avec sa semelle.

— Je t’ai déjà vu mourir une fois, espèce de salopard. Tu ne t’en sortiras pas mieux maintenant.

Et le vieux rendit son dernier souffle.

Un bruit, derrière la porte.Vicse retourna, à bout de nerfs, à deux doigts de tirer.

Stéphane accourait, haletant. Il s’immobilisa. Alors, celui à qui on avait tout pris, tout arraché, tout volé, s’abattit sur la dépouille du vieil homme, comme un loup affamé, et frappa, frappa encore. Le maigre corps bondissait sous les coups.

— Pourquoi ? Pourquoi, espèce de fumier !

Vic rengaina son arme et tira son ami par le bras.

— Laisse-le. Ça ne sert plus à rien.

Stéphane se redressa, les yeux rouges de colère. Il désigna le DVD que Vic tenait au bout des doigts et se tourna vers un large écran plat.

— Mets-le.

— Tu devrais d’abord me laisser le regarder seul.

Stéphane le lui arracha des mains et partit le glisser dans le lecteur.

Il alluma l’écran.

Ça démarrait. L’impensable.

Comme des flashes subliminaux, apparurent une multitude de séquences, dont certaines n’étaient qu’images fixes, d’autres des fragments à peine plus longs, d’autres encore, de simples inserts, véritables coups de scalpel visuels. Se mélangeaient du noir et blanc, de la couleur, du sépia. De l’accéléré, du ralenti, des fondus. Les victimes aux différents stades de leur calvaire. Entre ces plans s’intercalaient des radiographies de fractures, des photos de plaies, de brûlures. Les deux spectateurs plissaient les yeux, secouaient la tête, voyaient sans voir, entendaient sans entendre. Des sons – bruits de scie, de marteau, hurlements, flammes – accompagnaient les images. Tout n’était qu’explosion de sang, de tripes, de souffrance. Stéphane s’effondra quand il aperçut, un instant à peine, une bouche qui hurlait, dans laquelle on fourrait un chiffon.

La bouche de sa femme.

Puis, quelques secondes plus tard, entre des plans immondes, vint une image de ses grands yeux bleus. Puis une autre de sa poitrine, alors que défilaient de nouveaux supplices, les souffrances d’autres victimes. Puis encore des fractures, des radiographies. Crâne, tibia, poignet en miettes, tandis que des rires d’enfants éclataient, des moqueries, des sifflements. À nouveau, des photos d’un corps de môme, dardé d’aiguilles. Des pleurs, des gloussements. Un fakir qui se transperçait la langue. Des Indiens qui marchaient sur des braises ou se baignaient dans du verre.

Les deux amis restaient figés. Sur l’écran, un visage monstrueux. Une main, posant des chauffages électriques face à un corps trempé. Un gant qui touchait, explorait la chair. Un long souffle de jouissance se mêlait aux lamentations des victimes. Des doigts puissants plongeaient dans un bol de glaçons, malaxaient la chair. Des cris. L’éclat d’un scalpel. Le sang, partout.

Durée du film, deux minutes et vingt-quatre secondes.

L’écran se mit alors à cracher des parasites bleutés.

Vic, à la limite de vomir, s’avança vers le lecteur et arrêta le DVD. Une pulsation battait sous son crâne. Il plaça ses mains sur son visage, incapable de dire un mot. Stéphane se tenait replié sur lui-même, les yeux dans le vide. Il écarta enfin les lèvres pour demander :

— Qu’est-ce… Qu’est-ce que c’était…

Vic le regarda, les larmes aux yeux.

— Un fantasme… Nous… avons vu le fantasme de… Siriel, mêlé à… la souffrance de l’assassin…

Stéphane redressa la tête.

— La… La souffrance de l’assassin ? Quelle souffrance ?

— Je n’en sais rien. Je n’en sais rien, bon Dieu.

Ils restèrent là un moment, inertes. Enfin, Vic se décida à sortir le DVD du lecteur et le mit dans sa poche.

Puis il s’approcha du corps de Siriel, le retourna, déchira sa chemise et enfonça son doigt dans le trou causé par la balle. C’était trop profond. Il dénicha un coupe-papier sur le bureau et, dans une grimace, parvint à récupérer le morceau de métal. Ensuite, il attrapa le tisonnier, prêt à disperser les braises et les bûches enflammées sur le sol.

Stéphane lui agrippa le bras.

— Pourquoi ? Pourquoi tu veux tout brûler ? Pourquoi on… on n’appelle pas ta brigade ?

— Parce que encore une fois j’ai franchi les frontières. Je ne veux pas me retrouver en taule à cause d’un tel monstre, séparé de ma femme et de mon futur enfant. Je veux rentrer à Avignon et reprendre une vie normale. Dis-moi que tu me comprends, Stéphane. Dis-le-moi.

Sans répondre, Stéphane le lâcha, et Vic accomplit son geste destructeur. Au moment où s’élançait la première flamme, il murmura :

— Dans un autre passé, ces lieux ont déjà brûlé une fois. Rendons au destin ce qui lui appartient.


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