29. SAMEDI 5 MAI, 10 H 34


Au volant de la Ford, Stéphane enrageait. Rien n’avait fonctionné comme prévu. Il ne se rappelait presque pas de son rêve. Sans doute sa sérieuse biture au whisky de la veille, après sa dispute avec Sylvie. Ne lui restaient, en tête, que des bribes. Des tons rouges, de la fumée, des gens hors d’haleine, une paire de rangers noirs dans un escalier. Rien d’autre. Stéfur avait-il reçu le tatouage sur la hanche, était-il retourné dans la chambre 6 découvrir les messages sur le mur ?

Stéphane se maudissait, une pièce du puzzle lui échappait. Il passait son temps à retourner dans tous les sens les propos de Jacky, le chercheur. Ces histoires de paradoxes, de boucles, de mondes parallèles, de destin. Plus il y réfléchissait, moins il comprenait. Dans le cauchemar de l’hôtel, par exemple, Stéfur avait annoncé à ce Victor, au téléphone, qu’il ne rêvait plus. Visualisait-il le futur dans ses songes, lui aussi ? Agissait-il en conséquence ? Dans ce cas, existait-il un autre Stéfur, que Stéfur voyait évoluer dans un avenir encore plus lointain ? Stéphane songea à cet anneau de Mœbius dont lui avait parlé Jacky, à toutes ces impressions de déjà-vu, et fut pris d’une terrible envie de hurler. Pire que des poupées gigognes, ce truc. Après tout, une séance avec un psy vaudrait sans doute le coup.

Son téléphone sonna.

— Sylvie ?

— Non, Everard. À quoi tu joues ? Ça fait deux jours que j’essaie de te joindre ! La prothèse est prête ?

Everard, le cadet de ses soucis.

— Je bosse dessus. Tu l’auras bientôt.

— Quand, bientôt ? On tourne mardi prochain, je te signale !

— Tu l’auras, j’ai dit ! Je te l’apporte aux studios lundi, au pire, d’accord ?

— T’as intérêt. Martinez est une vraie tête à claques, elle ravage le moral du réal et de toute l’équipe. Tu sais ce qui te guette si, toi aussi, tu nous mets en retard ? C’est contractuel, bébé. Alors fais vite.

Stéphane grilla un feu orange bien mûr sans s’en rendre compte.

— Attends ! Attends avant de raccrocher ! s’écria-t-il. Hector Ariez, alias John Lane, travaille bien sur le film ?

— Sur deux décors, pourquoi ?

— Et il est à côté de toi ?

— Non, chez lui à Sceaux, je crois.

— File-moi son numéro.

Stéphane le mémorisa et ajouta :

— Pour le buste, lundi, dernier délai. Ciao ciao.

Il raccrocha, entra le numéro d’Ariez dans son portable, alors que la Ford franchissait un pont sur l’Oise. Il était tellement inattentif qu’il venait de sortir de Méry. Demi-tour.

Trop d’images, d’interrogations trottaient dans sa tête. Avant de venir ici, il était passé à la poste de Lamorlaye pour essayer d’y louer la boîte postale 101, cette fameuse inscription « BP 101 » sur le mur de l’hôtel. Il n’était pas sûr qu’il s’agisse d’une boîte postale, encore moins qu’elle soit située à la poste de Lamorlaye.

N’empêche que la BP 100 et la BP 102 étaient déjà prises, mais pas la BP 101. Il l’avait réservée, sachant qu’elle ne lui serait attribuée que lorsqu’il aurait apporté les papiers nécessaires et rempli les formulaires.

Il était bien conscient d’avancer à l’intuition. Pourquoi ce Stéfur manquait-il de clarté dans ses fichues inscriptions ?

« Parce que Stéfur c’est toi, crétin, et que les explications claires et objectives n’ont jamais été ton fort. Tu as passé ta vie à avaler des médocs, ça a dû laisser des traces. »

Stéphane aperçut la gendarmerie, freina et opéra une marche arrière. Puis il resta là, longuement, à s’interroger. Ces gens en uniforme, ou plutôt leurs doubles futurs, étaient probablement en train de traquer Stéfur.

Il se gara plus haut, marcha un peu et, avant de pénétrer dans le bâtiment, enfila sa casquette, de manière à cacher ses yeux et sa longue chevelure.

— J’aimerais parler au capitaine Lafargue, demanda-t-il au brigadier à l’accueil.

Stéphane se souvenait par cœur du nom de ce gendarme qui, dans l’un de ses rêves, avait été interviewé à la radio et dirigeait l’enquête sur Mélinda.

— Qui dois-je annoncer ?

Stéphane se sentit brusquement désarçonné.

— Alors… Alors il existe vraiment ?

— Qui ?

— Lafargue.

Le brigadier le jaugea avec un drôle d’air.

— Je vous le garantis.

— Et… Sur quoi travaille-t-il ?

L’homme plaça ses mains sur ses hanches.

— Que désirez-vous, exactement ?

— Au revoir. À jamais, j’espère.

Stéphane fila en quatrième vitesse, rejoignit sa Ford, démarra et se dirigea vers la première des cinq écoles primaires dont il détenait les adresses. À la recherche de Mélinda.

Il pénétra dans l’établissement aux toits verts et aux murs de brique avec un pincement au cœur. Depuis combien de temps n’avait-il plus traversé une cour de récréation ? Depuis quand n’avait-il pas entendu des enfants rire ?

Il voyait les marelles, au sol. Les billes en verre, cassées, dans les rigoles. Les premières châtaignes déjà bourgeonnantes, en haut des arbres secoués par le vent. Tout un univers resurgit, celui des cavalcades et des courses entre les troncs. Celui des boules magiques, qui teignent les dents en mauve et explosent la langue. Sa route vers la maison de ses parents adoptifs, avec, en arrière-plan, le relief des Vosges.

Il s’arrêta devant une classe, un sourire nostalgique sur les lèvres. L’institutrice écrivait lentement au tableau : « chou, genou, hibou ». Et les élèves s’appliquaient à recopier ces mots, en glissant leur langue entre leurs dents. Derrière eux, des vivariums, peuplés de phasmes et de coccinelles. Et autour, une ronde de dessins colorés.

Il appesantit son regard sur une fillette blonde, avec de beaux yeux bleus, comme ceux de Sylvie. Comme ceux, aussi, de Ludivine Coquelle. Juillet 92.

— … sieur… Monsieur ?

Stéphane se retourna.

— Vous cherchez quelque chose ? lui demanda une femme avec les cheveux noués en queue-de-cheval.

Il ôta sa casquette.

— Vous êtes la directrice de l’école ?

— En effet. Vous savez qu’il est interdit de s’introduire dans l’enceinte de l’établissement ?

À travers la vitre, Stéphane désigna les dessins sur le mur.

— Môme, je dessinais souvent des arcs-en-ciel. Et à chaque fois, dessous, je griffonnais aussi un bonhomme, habillé en gris, et tout petit. Quasiment invisible. Pour les maisons, c’était pareil. Comme sur chacun de mes dessins, d’ailleurs. Tantôt ce bonhomme se trouvait dans le ciel, tantôt sous terre, une autre fois caché quelque part, mais il était toujours là. Je n’ai jamais su pourquoi je le dessinais, et jamais personne n’a pu me l’expliquer clairement. Vous pourriez, vous ?

La jeune femme croisa les bras, légèrement ahurie.

— Non. Mais peut-être que vous, vous pourriez me donner la raison de votre présence ici, devant la classe des CM1 ?

Stéphane la considéra avec un sourire.

— Je recherche Mélinda. J’aimerais savoir si elle se trouve dans votre école.

— Mélinda comment ?

— Je l’ignore, sa mère s’est remariée et je ne connais pas le nom de famille de son mari. Je sais juste qu’elle a dix ans.

— Qui êtes-vous ?

— Son oncle. Un oncle qui ne l’a plus vue depuis ses trois ans. Et… je ne m’entends plus vraiment avec ma sœur. Je voulais juste l’apercevoir. Me rendre compte de la manière dont elle a changé. Je prends l’avion pour New York ce soir, alors…

La directrice adopta un air sévère.

— Désolée, nous devons protéger nos élèves et je ne peux rien vous dire. Si vous voulez récupérer un enfant à l’heure de la sortie, il nous faudra une autorisation signée des deux parents, remise par les parents eux-mêmes.

— Mais je ne veux pas la récupérer ! Juste la voir !

Elle poussa légèrement Stéphane dans le dos pour l’inciter à prendre la direction de la sortie. Mais il se rebiffa et lui serra le poignet un peu fort.

— Donnez-moi au moins son nom ! Dites-moi juste si elle se trouve dans votre établissement !

Elle se dégagea d’un geste ferme.

— Sortez monsieur, s’il vous plaît ! Ou j’appelle la police !

Stéphane voulut hurler que, bientôt, on retrouverait peut-être Mélinda morte au fond d’une carrière, mais il dut se retenir. Il obéit, sans plus protester. Cette vieille chouette n’avait pas lâché la moindre miette.

Il s’éloigna à pied et s’enferma dans sa voiture, garée un peu plus loin. Pas question qu’on relève son numéro de plaque, il fallait rester prudent, surtout quand on traînait près des établissements scolaires.

Il choisit une autre école, plantée sur les hauteurs de Méry, à proximité d’un petit bois, et se gara en retrait, derrière une camionnette, de manière à guetter la sortie des classes.

A 11 h 30, ce fut une explosion de couleurs, de cris, de têtes blondes et brunes. Les parents riaient, discutaient, demandaient à leur progéniture comment s’était déroulée la matinée. Quelle joie d’aller chercher son enfant, de le voir grandir, s’épanouir. Stéphane serra son volant. Lui n’avait plus de parents, ni biologiques – il ignorait tout de ses origines −, ni adoptifs – il ne les côtoyait plus. Et il n’aurait jamais d’enfant.

Il regarda un à un les écoliers passer devant lui. Des mômes éclatants, auréolés de vie, aux cheveux chahutés par les bourrasques. Parmi eux se trouvait peut-être la petite Mélinda. La camionnette se mit en route et disparut doucement à l’angle de la rue. Plus rien ne dissimulait la Ford à présent. Stéphane décida de quitter son véhicule et de se poster un peu plus loin.

Il était presque midi quand, enfin, un homme sortit et ferma à clé la grille de l’entrée.

Stéphane remonta la rue rapidement, se précipita vers la grille et entreprit de l’escalader. Il glissa et chuta de l’autre côté sur le flanc gauche. Son carnet vola devant lui, et des feuilles détachées se mirent à danser dans le vent.

— Non !

Il se redressa pour tenter de les rattraper mais cinq ou six feuilles disparaissaient déjà dans la rue.

— C’est pas vrai.

Le carnet dans une main, des feuilles dans l’autre, il courut alors en boitillant derrière l’établissement. À cet endroit, on ne pouvait le repérer.

Il reprit son souffle, se massa longuement la cuisse, puis fouilla dans sa poche. Il attrapa son portable, en ouvrit le clapet. L’écran était brisé.

Il eut alors envie de se laisser choir, de tout abandonner. La coupe de cheveux de Sylvie, l’écran en miettes, à présent, comme dans les rêves. Les événements les plus anodins et improbables se réalisaient.

Il fallait tout arrêter, maintenant. « Rester loin de Mélinda. »

Il manqua de rebrousser chemin, mais se décida néanmoins à poursuivre. Le destin voulait qu’il abandonne. Mais peut-être était-ce en abdiquant, justement, que tout allait se produire. Comment savoir ?

Il continuerait !

Stéphane inséra les feuilles rattrapées dans son carnet. Que manquait-il ? Une partie du second rêve, « Route vers Sceaux », celui où il fonçait chez Ariez avec le Sig Sauer. Et aussi la fin du passage aux Trois Parques, où il fuyait dans les bois.

Une fois le carnet dans sa poche, il ôta rapidement sa veste, l’enroula autour de son poing et cogna dans le coin d’un carreau. Des morceaux de verre s’éparpillèrent sur le sol.

Quelques minutes plus tard, il pénétrait dans le bureau du directeur. D’un grand coup de pied, il défonça la porte d’une armoire verrouillée.

Les dossiers scolaires.

Il utilisa sa veste pour ne pas toucher directement quoi que ce soit.

Mélinda, dix ans, devait étudier en CM1 ou en CM2. Heureusement, ce n’était pas un prénom très répandu. Pas Claire, ni Marie. Il dénicha des listings, qu’il parcourut attentivement. Il dénombra deux Mélinda, chacune dans une classe différente.

Manque de bol.

Il fouilla encore dans les tiroirs et récupéra le dossier personnel de chaque gamine.

Il s’intéressa d’abord à Mélinda Potier. Rousse, le visage rond et éclaboussé de taches de rousseur jusque sous le menton. Très mignonne. Elle habitait Méry, avec un père dentiste et une mère au foyer.

Ensuite, il se pencha sur l’autre dossier. Mélinda Grappe souriait, avec une dent en moins. Visage encadré de boucles châtain clair, yeux verts, une croix autour du cou. Irrésistiblement, il s’établit comme un contact entre la gamine et Stéphane. Une impression inexplicable de déjà-vu. Il sut alors que c’était elle.

Stéphane nota l’adresse et remit les dossiers en place. Il y aurait certainement une enquête après son effraction, mais on croirait à des jeunes. Jamais on ne remonterait jusqu’à lui.

Le front en sueur, il rejoignit son véhicule sans croiser personne.

Il la tenait, sa Mélinda. Ce sentiment de porter le destin de la gamine dans le creux de sa main…

Dix minutes plus tard, il se garait devant un bar-tabac, en face de la maison des Grappe, une belle construction de pierres blanches, avec un jardin donnant sur l’Oise. Ils devaient être chez eux car deux voitures étaient garées dans l’allée.

Et maintenant, que faire ? Entrer en expliquant, la bouche en cœur, ses visions ? Que l’enfant allait probablement mourir noyée au fond d’une carrière interdite au public ? Et que, de surcroît, il serait le principal suspect ? Impossible.

Et lui, pourquoi le suspectait-on, pourquoi la radio avait-elle livré son signalement ? Quel rôle jouait-il dans cette histoire ? Il songea au message noté par Stéfur sur la tapisserie de sa chambre, aux Trois Parques : « Rester loin de Mélinda ». Stéfur ne pouvait-il pas donner plus de précisions ? Mais non, les raccourcis, les messages incompréhensibles, le brouillard cérébral, c’était tout lui, Stéphane Kismet.

Alors ? Rester à l’écart et la laisser mourir ? Permettre à un sadique de l’enlever, la violer, et la noyer ?

Quelqu’un avait placé cette petite fille adorable sur son chemin. Peut-être le petit bonhomme en gris qu’il barbouillait toujours sur ses dessins, depuis l’âge de six ans. Peut-être ce fantôme n’était-il rien d’autre que Stéfur, qui essayait de lui parler, de le prévenir de malheurs à venir, depuis des années et des années, au travers de songes dont il ne se souvenait jamais.

Stéfur l’avait peut-être tout le temps accompagné, avec un décalage d’environ six jours.

Stéphane s’effondra au fond de son siège, comme si, soudain, il comprenait le sens de sa propre vie. Comme si s’éclairaient toutes les traces noires de son existence.

13 h 30. Son cœur accéléra dans sa poitrine.

Mélinda sortait de chez elle, habillée d’une robe claire, de chaussettes blanches et de bottines rouges. Sa croix reposait au-dessus de sa robe. Une si jolie fillette…

Depuis l’habitacle de sa Ford, Stéphane la photographia discrètement et posa le numérique sur le siège passager.

Il jaillit alors de son véhicule, prêt à traverser la rue, quand il entendit une voix masculine.

— Mélinda ! Attends-nous, s’il te plaît !

Stéphane changea subitement de direction. Après s’être suffisamment éloigné, il se retourna. Mélinda et ses parents montaient dans un 4x4.

La voiture passa devant lui. La gamine colla sa main sur la vitre et jeta vers Stéphane un regard indifférent, avant de se coiffer d’un casque audio.

Puis le véhicule disparut au coin de la rue.

Stéphane regarda sa montre et décida qu’il n’irait pas à son rendez-vous chez le psychiatre. Il resterait ici, à patienter, guetter, surveiller. Un monstre voulait s’en prendre à Mélinda dans quelques jours à peine. Peut-être ce salaud repérait-il déjà le terrain.

Si tel était le cas, Stéphane le trouverait. Et agirait en conséquence.


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