2. JEUDI 3 MAI, 6 H 32
Vic Marchal rabattit le clapet de son téléphone portable, les mâchoires serrées. Au fond de la petite chambre, il s’empara à l’aveugle de sa chemise, son jean noir, son ceinturon Levi’s et son holster en cuir, suspendu au bras d’un rameur pneumatique. Il ouvrit la porte qui donnait sur le hall, un baiser de clarté embrassa le linoléum. Boulogne-Billancourt se réveillait sous le soleil.
— C’était Mortier, dit-il en entendant le lit grincer.
— Et ?
— Tu veux connaître ses derniers mots, à ce con ?
Il rendit sa voix plus grave, plus sèche :
— « Tu te magnes, V8, on a du lourd. Mais avant, je te conseille d’avaler un bon petit déjeuner. »
— V8 ?
Dans la pénombre,Vic enfila son pantalon.
— Je ne t’ai pas dit ?
— Tu es rentré tard, hier…
— Leur dernière trouvaille. Un moteur V8, c’est plein de pistons.
Céline alluma une veilleuse, s’assit sur le lit en bâillant et chassa sa longue chevelure noire sur le côté. Vic la regarda avec envie. Il aimait ce geste féminin, cet imperceptible mouvement de tête qui la rendait toujours aussi désirable. La jeune femme s’étira comme un chat, les paumes de ses mains offertes au plafond.
— Ça va aller ?
Vic enjamba le carton d’une poussette encore emballée, contourna une table d’échecs en marbre et se posa à ses côtés.
— Hormis l’ambiance pourrie ?
— Hormis l’ambiance pourrie.
— C’est le grand jour. Ils me branchent sur une affaire. Un vrai crime de sang à Saint-Ouen. Il paraît que…
Quand il perçut le regard inquiet de sa femme, il préféra changer de sujet.
— Tu sais où se trouvent mes baskets ?
— Tes baskets ?
— Ils portent tous des baskets, dans l’équipe. Ils n’arrêtent pas de me charrier, mon surnom oscille entre V8 et Mulder.
— Tu ne dois pas changer pour eux, mon amour.
— Je cherche juste à m’intégrer, c’est tout.
Il se pencha et caressa le ventre de Céline.
— Je l’ai sentie bouger, cette nuit. Tu étais serrée contre moi, et la coquine m’a donné des coups dans le dos.
— Vic… Cela ne fait que quatre mois, tu ne peux rien sentir. La coquine, tu dis ?
— Il n’y a que des filles pour faire ça si jeune à leur père. Pas encore née, et déjà tigresse.
— Ce sera un garçon.
Du bout de l’index, le flic suivit délicatement la courbure de ses seins.
— On a les échographies, chuchota-t-il. Il suffirait de…
— Non ! On attend ! Et on n’y verra rien, de toute façon !
— Je n’arriverai jamais à te convaincre, toi, même quand tu dors à moitié, hein ?
Elle se dressa et tortilla les poils de ses pectoraux. Il observa attentivement ses mains, fines, interminables. Il aimait les regarder, en déchiffrer les secrètes intentions.
— J’ai changé d’avis, pour le prénom, murmura-t-elle.
— Ben voyons.
— Qu’en penserais-tu si on l’appelait Tao, comme mon grand-père ?
— Tao ? Une idée de cette nuit ?
— Oui, justement. Un drôle de rêve. Tao, ça signifie « création » en Vietnamien.
Il appuya avec plus de fermeté sur la poitrine offerte.
— Hum… C’est joli comme prénom. Très moelleux, rond, doux… Ça changera de Théo ou de Matéo. Mais on n’aura pas ce souci, puisque ce sera une fille.
Céline se perdit dans un sourire qui s’estompa trop rapidement. Elle rabattit les draps sur sa poitrine, comme pour se protéger. Pas très grande, elle avait gardé de sa mère vietnamienne l’éclat froid de ses longs cheveux, la malice de ses yeux, l’ovale adouci de son visage.
— J’ai peur, Vic.
— Arrête de psychoter, s’il te plaît. Pas dès le matin.
— Oui, mais c’est tout ça… Ce petit appartement, tous ces gens pressés, dehors. On dirait un poulailler géant.
— Tu as quelque chose contre les poulets ?
Elle répondit doucement :
— J’ai un mauvais pressentiment pour le bébé.
Il souleva ses petits poings, qu’il enveloppa avec tendresse.
— Un pressentiment… Encore…
— Tu as beau faire, j’y crois.
Céline éprouvait un besoin constant d’être rassurée. Depuis le début, elle vivait sa grossesse comme une épreuve, un calvaire. « Le bébé ne bouge plus, le bébé ne respire plus, le bébé va naître mal formé. » Vic se mit à réciter :
— OK, alors je vais te la refaire. Il est fréquent qu’on ne voie pas les os propres du nez à l’échographie des quatre mois. La piqûre dans ton ventre, c’est juste pour prendre un peu de liquide amniotique et s’assurer que le fœtus n’aura pas de maladie congénitale. Ils ne vont pas lui transpercer la tête, ni lui trouer l’estomac. Aujourd’hui, presque toutes les futures mères passent par là. D’accord ?
— Il y a quand même une chance pour que cela se passe mal.
— Elle est infime !
— Tu viendras avec moi, lundi ?
Vic eut un léger mouvement de recul.
— On arrive juste, puce ! Voilà à peine trois semaines que je bosse ! Imagine si je m’absente déjà !
— Donc, tu ne m’accompagneras pas. D’accord, message reçu. Tes baskets sont dans le placard de la salle de bains.
Et Céline éteignit la veilleuse.
Vic aurait souhaité renouer le dialogue, mais il s’éloigna, les épaules voûtées. Mieux valait en rester là. Il finit de s’habiller, releva un volet roulant et jeta un regard sur la ville. Du haut de son troisième étage, il apercevait la Seine, la tour de TF1, et une armada de buildings impersonnels. Drôle de toile, tissée d’acier et de béton. Il enfila son holster et glissa sa carte de police dans la poche intérieure de sa veste. Dans la salle de bains, il sortit son Sig Sauer, plaqua son doigt sur la détente et appuya, quatre, cinq fois de suite, jusqu’à ce qu’une grimace torde son visage. Il rengaina difficilement, la sueur au front, tendit son bras droit vers l’arrière, aussi loin que possible, et hurla en silence, les dents serrées.
Il éteignit et se dirigea de nouveau vers la chambre.
— A ce soir, ma puce.
Il se pencha pour embrasser son épouse, mais elle se retourna. Sa peau sentait bon le soleil du Sud.
Le jeune lieutenant disparut avec un pincement au cœur. Céline allait rester dans ce clapier toute la journée à ruminer.
Vivement l’accouchement dans cinq mois. Et l’arrivée d’une nouvelle vie.
Le commandant Mortier lui avait suggéré de bien petit-déjeuner. Évidemment, Vic n’avait pas suivi ce conseil empoisonné.
Hors de question de vomir sur sa première scène de crime.