36. DIMANCHE 6 MAI, 02 H12


Recroquevillée sur le canapé, les genoux contre le torse, Sylvie tremblait.

En face d’elle, le téléviseur à écran plat diffusait une vieille cassette de son mariage, à la bande usée à force de rembobinages. On y voyait Stéphane, debout sur une estrade, débraillé et coiffé d’une fausse barbe, qui se donnait en spectacle avec ses deux beaux-frères et une brochette d’amis. Les invités, dans la salle, étaient pliés de rire. Stéphane rayonnait d’une telle joie de vivre.

La jeune femme ne regardait plus, absorbée par la violence de ses images intérieures. Celles d’un mari qui, au fil des années, s’était enfermé dans son atelier à créer des monstres, à accepter des commandes au-delà du raisonnable, jusqu’à sombrer dans l’overdose. Un mari pour qui s’étaient rompues toutes les relations : avec les proches, les amis, et même ses propres frères à elle, qui ne comprenaient pas pourquoi elle restait avec un fou, un schizophrène suicidaire. Un époux qui dérivait de plus en plus vers les berges de la folie. Un mari tout simplement… différent. Différent et malade.

Sylvie entendit le bruit de la porte d’entrée. Elle tressaillit.

Elle se releva brusquement et fonça vers le hall.

Stéphane était agenouillé sur le sol, totalement ivre, face à la statuette en céramique qu’il fixait d’un air ahuri. Encore un élément de ses rêves qui se mettait en place.

Sylvie se jeta sur lui et tambourina sur sa poitrine.

— Espèce de salopard ! cria-t-elle en commençant à pleurer. Je… Je croyais qu’il t’était arrivé quelque chose ! Tu ne réponds plus à aucun de mes coups de fil ! Mais pourquoi ? Pourquoi ?

Stéphane se redressa, chancelant.

— Tout est en moi. Toutes ces images… Elles me hantent bien au-delà de tout ce que tu peux imaginer, elles ne me laissent jamais tranquille. Ces horribles photos de corps mutilés, ces voix, dans ma tête. Tous ces accidents, ces morts… Tout se mélange, je… je n’y comprends plus rien, Sylvie. Aide-moi… Aide-moi, je t’en prie.

Sylvie se laissa choir à ses côtés.

— Comment ? Comment veux-tu que je t’aide ? Que dois-je faire ?

Stéphane tourna ses yeux rougis vers elle. Des larmes coulaient dans sa bouche.

— Me croire… Tu dois juste me croire.

Elle lui passa une main sur la nuque et l’aida à se lever.

— C’est au-dessus de mes forces. Il faut te soigner. Un médecin pourra t’aider à émerger, j’en suis persuadée. Ça a déjà fonctionné.

Elle inspira longuement, douloureusement, et annonça :

— J’ai vu le tatouage sur ta hanche, la nuit dernière. Cela n’a aucun sens.

— Ça en a un pour moi.

— Et puis la police est venue aujourd’hui, ils… ils disent que tu traînais sur des lieux en rapport avec un crime. J’ai pris ta défense du mieux que j’ai pu, j’ai inventé, menti pour toi. Mais bon Dieu Stéphane, ça fait plusieurs jours que tu disparais sans donner de nouvelles. Tu dérailles complètement, tu t’enfonces dans des délires incompréhensibles. J’ai peur. J’ai peur de ce que tu as pu faire.

Stéphane s’appuya contre un mur.

— Tu ne penses tout de même pas que j’aurais pu faire quelque chose de mal ?

Son épouse ne répondit pas. Elle s’était reculée dans l’ombre, le poing serré contre sa bouche. La situation empirait, jour après jour.

Stéphane se laissa glisser lentement jusqu’à se retrouver assis sur le sol. Son haleine sentait le whisky.

— Je crois que Hector Ariez va… tuer une gamine. La petite Mélinda de mon rêve… Tout se met en place, Sylvie. Tout se met implacablement, irrémédiablement en place. Et moi, j’ai l’impression de n’être qu’un… qu’un spectateur. Un simple spectateur incapable d’agir.

Sylvie essayait d’étouffer ses sanglots, mais elle n’y arrivait pas.

Des éclats de joie résonnèrent depuis le salon. Sur l’écran de télévision, Stéphane venait probablement de sabrer une bouteille de champagne.

— Tu entends ? reprit Stéphane. Tu entends comme nous étions heureux ? Tu te souviens, notre rencontre, quand… quand on faisait les figurants ? Tu étais une femme sur la plage et moi, le con en train de se noyer…

— Tout ça est bien loin à présent.

Stéphane leva ses yeux vers Sylvie.

— Tu n’aurais pas dû te couper les cheveux. Ni acheter cette statuette. Pourquoi tu as fait ça ?

— J’ai simplement besoin que tu fasses attention à moi. Que tu saches que j’existe.

Stéphane sécha ses larmes.

— J’ai vu le jeune flic aujourd’hui. Celui qui est venu ici. C’est quelqu’un d’intelligent. Il semble comblé, sa femme attend un enfant. Tout va bien pour lui. Tu vois, des gens peuvent être heureux. Ou penser l’être.

— Il m’a dit qu’il ne pouvait pas avoir d’enfant, répondit Sylvie, étonnée.

— C’est qu’il t’a menti, sa femme est enceinte. Nous sommes tous amenés à mentir, un jour ou l’autre… Tu penses que les héros mentent, eux aussi ?

— Les héros ?

Sylvie se leva, intérieurement anéantie.

— Je crois que je vais t’imiter. Je vais aller me verser un verre, un grand, grand verre. Alors moi aussi, je me prendrai pour je ne sais quoi. Et qui sait, je devinerai peut-être notre futur. Un futur que je vois très sombre.

Quand elle revint, cinq minutes plus tard, elle trouva Stéphane effondré sur le sol.

Il dormait.

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