6. JEUDI 3 MAI, 12 H 58
— Je peux allumer ? demanda Vic.
— Non. Laissez éteint, j’aime pas la lumière.
Juliette Poncelet se terrait dans un petit appartement à Arcueil, au sud de Paris. Les volets baissés aux trois quarts plongeaient le salon dans une pénombre glaciale. Inconfortablement assis sur une chaise en métal, les mains sur les genoux, Moh Wang dévisageait son interlocutrice.
— Vous devrez bientôt emménager chez Annabelle Leroy, c’est ça ?
Juliette était maquillée à la Marilyn Manson, le visage d’une blancheur maladive. En fixant ses yeux, Wang avait l’impression de sombrer dans deux niches lugubres, creusées dans une falaise de craie. Curieusement, la créature à l’allure gothique, bien en chair, n’avait pas versé une seule larme à l’annonce du décès.
— Nous deux, c’était sérieux. On se connaissait depuis janvier, et Anna a tout de suite flashé sur moi.
Wang ne put cacher sa surprise, trois méchants sillons se dessinèrent sous sa coupe en bol. Juliette le remarqua.
— Ça vous tue, hein, qu’une fille avec un physique comme le sien s’intéresse à une boule de graisse ?
— Il en faut pour tous les goûts.
Juliette plissa le nez.
— C’est vous qui sentez si fort ?
— On sort d’un resto chinois, répliqua Wang.
En retrait, dans l’ombre, Vic esquissa un sourire. Du coin de l’œil, il décortiquait l’aménagement du salon. Profusion de cuir, de métal et de vinyle. Des CD de Cradle of Filth, Paradise Lost, Opeth, pas mal de death métal. Mais rien, dans ce terrier, ne laissait deviner que Juliette tournait dans des films à dominante sadomasochiste.
— Et vous ? Vous avez flashé sur elle ? continua Wang.
Dès qu’elle détournait un peu le regard, le flic absorbait chaque détail de son comportement : ses mains jointes et figées, prises dans des gants en cuir, le mouvement de ses épaules, les tensions de son cou, la palpitation de ses paupières.
— Au départ, Anna n’était pas mon style.
— C’est quoi, votre style ?
Juliette fit descendre sa main gantée sur son visage, comme pour souligner une évidence. Son fauteuil grinça lorsqu’elle pencha ses kilos vers l’avant.
— A votre avis ?
Wang se retourna vers Vic et tapota du bout des doigts sur la chaise voisine. Le jeune lieutenant vint s’y installer et étira ses jambes.
— Dans ce cas, pourquoi Annabelle, si elle n’était pas votre style ? poursuivit Wang.
Il y eut un léger flottement.
— Parce qu’elle avait du pognon. Et que le pognon, ça m’aurait permis de me sortir de cette merde.
De plus en plus, Wang avait le sentiment de s’adresser à un bloc de viande froide. Froide et avariée. Car, même sous des strates de maquillage, Juliette était plutôt… moche.
— Ça ne rapporte pas, ce que vous faites ?
— Et je fais quoi, à votre avis ?
Wang opta pour l’interrogatoire No limit, comme il disait. Avec le No limit, on pouvait tout miser en un coup, comme au poker.
— D’après mes brèves recherches sur Internet, vous attachez des mecs, leur pissez dessus et leur mettez des coups de pied dans les couilles. J’ai assez bien résumé ?
Effet réussi, Juliette dégaina un mince sourire, non pas pour Wang, mais à l’intention de Vic. Le jeune lieutenant se sentit transpercé, avala sa salive et répéta la question de son collègue, d’une voix qui se voulait ferme :
— Ça ne rapporte pas, ce que vous faites ?
— Hors sujet.
— Quoi, hors sujet ? reprit Wang.
— Anna s’est fait buter, et vous, vous m’interrogez sur des choses qui n’ont rien à voir. On n’en profiterait pas pour satisfaire sa petite curiosité malsaine ?
— Vous savez comment sont les hommes.
— Essayez de coincer le fumier qui l’a butée, plutôt. Et foutez-moi la paix. Je n’y suis pour rien dans ce bordel.
— C’est tout ce que sa mort vous fait, alors ?
— Pourquoi vous dites ça ?
— Je sais pas. D’ordinaire les gens pleurent à la disparition de quelqu’un de cher. Ils gémissent, crient, hurlent. Vous, vous vous comportez comme si de rien n’était.
— Les pleurs, c’est pour les autres. Pas pour moi.
— Tout le monde pleure, même les plus durs, les caïds, ceux à qui la vie n’a donné aucune larme. Même une pierre peut chialer, si on sait y faire. Croyez-moi.
Juliette haussa ses lourdes épaules nues et tatouées. Des mèches tombaient devant ses sourcils tracés au crayon.
— Moi, je ne suis pas du genre à m’apitoyer. Anna, elle voulait m’héberger. Elle me filait du fric. On baisait aussi ensemble. C’était bien.
Elle se leva et se servit une tequila, qu’elle avala d’un trait. Elle portait une horrible robe noire et des bottes à fermeture éclair, rehaussées d’épaisses semelles. Vic remarqua le tatouage d’une croix celtique entourée d’une vipère, qui tombait dans son dos, de la nuque aux vertèbres. Les deux flics échangèrent un regard indécis avant que Juliette ne vienne à nouveau s’asseoir.
Le front baissé, elle se mura dans un silence que Wang interrompit.
— Annabelle avait vu vos chefs-d’œuvre, avant de vous connaître ?
— Évidemment, ce sont mes films qui l’ont fait se rapprocher de moi. On ne s’est pas rencontrées sur les marches du festival de Cannes.
— Le SM, les formes soft de tortures l’attiraient ?
Elle groupa ses mains entre ses cuisses et les resserra.
— Non.
— Pourquoi regardait-elle vos exploits, alors ?
— Comme ça, par hasard.
— Drôle de hasard, fit Wang.
— Il m’arrive bien de mater des dessins animés. Pas vous ?
— Que des mangas. Albator, Goldorak… J’adore les trucs avec des vaisseaux. Sinon, vos activités « extraconjugales » ne la dérangeaient pas ?
Juliette fixa le plafond, l’air mauvais. Vic ne savait comment réagir, il se contentait d’écouter.
— Et elle ? jeta méchamment la jeune femme. Elle couchait avec un tas de types, suçait tout ce qui bouge, ce n’était pas vraiment mieux.
— Sauf qu’a priori, elle ne leur broyait pas les testicules avec un talon aiguille.
— Sale con, murmura-t-elle.
Vic se sentait de plus en plus mal à l’aise. Cette femme l’hypnotisait, le glaçait. Wang ignora l’insulte et poursuivit, très pro :
— Quand avez-vous vu Annabelle pour la dernière fois ?
Elle se léchait à présent les lèvres, recueillant de la pointe de la langue les gouttes de tequila.
— Avant-hier soir.
— Où ?
— Chez elle.
— Et hier ?
— J’étais prise toute la nuit. On fait un film pour un site Internet.
Wang se demanda quel sens elle donnait au mot « prise ».
— D’accord. Où ça ?
— Dans un manoir, à Fontainebleau.
Elle se tourna vers Vic avant d’ajouter :
— J’ai quelques photos de la soirée, si ça te branche.
— J’aime pas les photos, répliqua-t-il en triturant son alliance.
— Donnez-nous juste l’adresse, je m’en contenterai, fit Wang en considérant son collègue avec reproche.
Juliette avait repéré la faiblesse de Vic, elle s’acharna un peu.
— Faut pas se braquer comme ça, c’est mauvais. Tu devrais imiter le Chinois. Lui, il ne bronche pas, pire qu’un menhir. Je devine même pas s’il a déjà baisé ou pas.
Elle griffonna l’adresse sur un papier et le tendit à Vic. Lorsqu’il l’attrapa, elle lui effleura les doigts avec son gant. Il eut un geste de recul.
— Avait-elle des ennemis ? questionna Wang.
— Des ennemis ? Qui n’en a pas ?
— Répondez à la question, s’il vous plaît.
Elle sembla réfléchir. Vic ne pouvait s’empêcher d’imaginer cette femme à l’action. Elle, les mâchoires serrées, raide dans son costume de vinyle, penchée au-dessus d’un type menotté qu’elle promenait en laisse.
— … paquet de producteurs véreux, avec qui elle bossait avant. D’autres actrices, jalouses de sa réussite. Puis tous les cons de mateurs qui ont réussi à choper son adresse et lui écrivent du courrier sur lequel ils se sont masturbés. Sans oublier certains de ses riches clients, incapables de piger qu’une pute, c’est pas une épouse.
— C’est pour cette raison qu’elle déménageait souvent ?
— Je crois.
— Elle a déjà reçu des menaces sérieuses ?
— Elle me parlait jamais de ça.
— Vous parliez de quoi, alors ?
— On causait pas beaucoup.
Wang et Vic se regardèrent en coin.
— Aviez-vous des amis en commun ?
— Non. Personne n’était au courant de notre relation, on gardait ça pour nous. Et on évoluait dans deux mondes différents.
— Il s’agit tout de même de sexe. Un milieu plutôt restreint.
Elle ricana.
— Au contraire, il n’y a pas plus vaste. Parce que le sexe nous touche, tous. Vous, moi, le jeune. Et qu’il n’y aurait pas assez d’un cahier pour décrire les différents degrés de perversité planqués en chacun d’entre nous. Il suffit de creuser un peu.
Elle s’adressa à Vic:
— Les pires ne sont pas ceux qu’on croit. Ouvre les yeux et tu comprendras…
Il fronça les sourcils. De qui parlait-elle ? Lui ? Wang ? Annabelle Leroy ?
Elle partit se verser un deuxième verre. Moh frappa l’épaule de Vic, l’incitant à la jouer plus sûr de lui.
Juliette serra son poing, se parlant à elle-même.
— Merde, Anna… Qu’est-ce que t’as foutu ?
Vic remarqua son autre main, ouverte, raide, immobile. Un flux de chaleur lui irradia soudain le ventre.
La jeune femme se tourna vers Wang.
— Que va-t-il se passer pour elle, maintenant ? Je veux dire… Son corps…
— Nous allons essayer de comprendre la manière dont elle a été tuée.
— En bref, vous allez la couper en morceaux.
— Si l’on veut.
Elle engloutit son alcool. Un filet transparent coula sur son menton.
— Ça, c’est plutôt comique.
— Je vois pas ce qu’il y a de comique.
— Vous pouvez pas piger.
Vic hésita, sa lèvre supérieure tremblait de nervosité. Puis il osa :
— Moi…
— Toi quoi ?
— Moi, j’ai compris.
Elle le dévisagea et fit un signe de la tête vers Wang, l’incitant à poursuivre.
— Puis le procureur ou le juge d’instruction remettra la dépouille à sa famille.
— Elle n’a pas de famille.
— Dans ce cas, elle restera à la morgue. Avant d’aller faire un tour du côté du cimetière.
Juliette descendit encore le volet, un rai de lumière vint agoniser dans la pièce.
— Peut-être qu’elle aurait souhaité être incinérée.
Wang se leva et fit craquer ses os.
— Mademoiselle Poncelet, vous serez probablement convoquée à la brigade, très prochainement. Ne partez pas trop loin de Paris.
— Pourquoi ?
Le flic désigna une pipe à opium, derrière elle.
— Bénarès, Yunnan ?
— Pardon ?
— Je demandais : vous fumez du Bénarès ou du Yunnan ?
— Je fume pas. C’est juste pour décorer.
Wang se gratta le bord du nez avec son ongle démesuré.
— Ah. Comme les boules d’un sapin de Noël.
Toujours assis, Vic se frottait les joues. Il demanda, d’une voix plus assurée :
— Si, sexuellement, vous aviez dû attribuer une note sur cent à mademoiselle Leroy, combien lui auriez-vous mis ?
Les bras croisés, Juliette le défia du regard.
— Quoi ? Mais qu’est-ce que tu veux, encore ? Marquer des points auprès de ton supérieur ? Impressionner ?
Elle s’adressa à Wang :
— Vous les prenez au biberon, maintenant ?
— Ce n’est pas mon supérieur, se défendit Vic.
Elle s’agenouilla devant lui.
— Tout ça, tu connais pas encore, hein ? La crasse humaine, l’ombre, les caves humides. Lui, le Chinetoque, il sait. Il a ça au fond des tripes… Mais toi, t’es pur, t’es vierge.
Elle se redressa dans un grincement de cuir, sans le quitter des yeux.
— Qu’est-ce que tu vas raconter à bobonne de ta journée ?
— La vérité.
— Je suis pas sûre. Je connais bien les mâles, tu sais. Toi, t’es du genre à intérioriser, tu veux pas que ton sale métier déteigne sur ta femme. Et pour ta question, je te répondrai pas. Ça te dérange ?
Wang posa une main sur l’épaule de son collègue.
— Allez !
Vic se leva à son tour, mais s’obstina :
— Tout vous oppose à Leroy. Votre physique, vos goûts, votre situation financière. Ici, tout est sombre, là-bas, la lumière est partout. Elle était le jour, et vous la nuit.
— Jekyll et Hyde, hein ?
— Non. Hyde et Hyde.
Juliette baissa les paupières.
— Pas mal petit. T’es le cerveau du duo ? Allez ! Fichez-moi le camp d’ici, tous les deux.
Vic continua :
— Seules vos affinités sexuelles ont pu vous rapprocher. Quand on vous a demandé si Annabelle avait des penchants SM, vous avez caché votre main gauche entre vos cuisses. Il fait peut-être noir ici, mais votre prothèse de l’avant-bras, on la remarque autant qu’une cinquième patte sur un cheval de course. Toi aussi tu l’as vue, Moh ?
— Je l’ai vue…
— On a trouvé une béquille, dans la chambre de votre amie. Ça vous dit quelque chose ?
— Absolument rien.
— On a des relevés d’empreintes digitales, sur la béquille. Je sais que les vôtres s’y trouveront. Vous préférez régler ça à la brigade, devant une vitre sans tain ?
Wang ne comprenait rien à cette histoire de béquille. Juliette ne boitait pas.
— Foutez-moi la paix, lâcha-t-elle. Oui, j’utilisais bien cette béquille. Comme d’autres l’utilisaient aussi. Et alors ? Vous allez vous plaindre à SOS Mains ?
— Est-ce que mademoiselle Leroy était acrotomophile ?
— Quoi ?
L’exclamation ne provenait pas de Juliette, mais de Wang. Quand il considéra la jeune femme, il vit qu’elle avait compris. Celle-ci se réfugia dans l’ombre, au fond du salon, telle une chauve-souris nichée dans sa grotte.
— Perspicace. Vraiment perspicace, petite fouine. Tu observes souvent les mains, hein ?
— Elles sont le prolongement des émotions. Alors, elle l’était ?
— Oui…
Une autre tequila. Sa manière à elle de marquer le deuil, certainement.
— T’es pas si bleu, tout compte fait.
— Oh, oh ! On m’explique, là ? s’excita Moh Wang. C’est quoi, acrotomachin ?
— Mademoiselle Poncelet va peut-être nous l’expliquer… répondit Vic.
Juliette reposa son verre puis alluma très faiblement un halogène. Ses iris n’étaient pas noirs, mais d’un bleu profond. Presque jolis.
— Dis-moi juste comment tu sais que ça existe ? demanda-t-elle. T’as une femme, peut-être un gosse. Tu débutes, avec du duvet sous le menton. Même l’Asiat, il connaît pas. Alors toi, comment tu sais ?
À présent, Wang ne quittait plus du regard la fausse main aux doigts raides comme des cierges.
— Alors ? répéta-t-elle. On a honte ?
Vic n’osa pas regarder son collègue.
— Je… Je faisais des recherches sur les maladies congénitales. Et, de fil en aiguille, je suis tombé là-dessus.
— De fil en aiguille… Et tu penses que je vais gober ça ? Je sais quand un homme ment.
— Croyez-moi ou non, c’est la vérité.
Juliette était presque aussi grande que lui : lm80. Elle se tourna un temps, les flics entendirent un déclic. Puis elle posa un objet massif sur la table : avant-bras en résine coulée. Lourdement, elle s’approcha de Vic et releva la manche de sa robe, d’où fleurit un moignon aussi lisse qu’un crâne.
— Votre béquille, vous savez à quoi elle servait ? Anna voulait que je l’utilise et que je claudique, avant de rentrer dans son lit. Voilà ce qui la branchait. Des membres amputés, des déformations congénitales, des anomalies génétiques, du genre pieds à six orteils ou hallux valgus. C’était elle la pute, mais c’était elle qui payait pour baiser des estropiées dans mon genre. Elle aimait se taper les échantillons malheureux fournis par les lois du hasard. Ceux que la vie n’a pas gâtés.
Elle s’approcha encore, Vic sentit son haleine chargée.
— Alors, c’est quoi le pire ? Des gens comme moi, qui exposent leurs penchants sexuels à travers leur attitude, leur manière de se fringuer, qui préviennent : « attention, vous mettez les pieds sur un terrain dangereux », ou des succubes qui, comme elle, se cachent derrière un physique de rêve ? Croyez-moi, cette nana, elle côtoyait les ténèbres. Et apparemment, elle est allée trop loin, cette fois.
Elle marqua une pause puis ajouta, profondément enfoncée dans son fauteuil :
— Tu m’as demandé quelle note je lui aurais donnée, tout à l’heure… Toi, tu lui aurais sans doute collé une bulle, parce que Anna, elle aimait faire mal. Ouais, vachement mal. Mais moi, j’adorais. Alors, une note ? Je sais pas… Peut-être 80 sur 100 ?
Excédé, Wang attrapa Poncelet par le poignet.
— On vous emmène à la Maison. Vous allez tout cracher. Qui elle voyait. Où. Quand. Comment.
— Vous vous foutez de ma gueule ou quoi ?
Elle essaya de se débattre, mais le flic la maintenait fermement.
— J’ai l’air ? On peut régler l’histoire sans vagues. Discuter entre adultes responsables dans mon bureau. Sinon, on fait intervenir la cavalerie.
Juliette haussa les épaules.
— Après tout, je m’en cogne. Tant que je suis rentrée pour ce soir. J’ai un tournage.
— La prochaine Palme d’or ?