66. VENDREDI 11 MAI, 10 H 35
— C’est officiel, Marchal. Tu ne bosses plus sur l’affaire.
— Commandant, je…
Mortier souffla un dernier nuage de fumée et écrasa son mégot dans un cendrier.
— Tu quoi ? Tu te crois tout permis ? Tu crois pouvoir révéler des données confidentielles à n’importe qui, même à des suspects ou des médecins en je ne sais quoi ? Tu déconnes complètement, Marchal !
Mortier attrapa d’un geste mécanique une autre cigarette et se leva.
— T’as dépassé les bornes. Retourne à ton bureau ou va t’acheter un téléphone qui marche, en attendant que je te trouve quelque chose.
— Quelque chose ? Sur quoi allez-vous me mettre ?
— Sur quoi ? répéta-t-il d’un ton ironique. Tu n’as qu’à aider les gendarmes à retrouver ton pote Kismet, tiens. Je savais bien que ce type-là pouvait péter les plombs n’importe quand.
L’enlèvement de sa femme, et cette gamine à présent. Dommage que sa femme n’ait pas eu l’occasion de signer les papiers d’internement, parce que la petite, elle serait encore vivante à l’heure qu’il est.
Vic se sentait mal à l’aise. La cassette de vidéosurveillance où l’on distinguait le tueur était au fond de son sac. La remettre à Mortier empirerait encore la situation. Il sauterait probablement sur l’occasion pour le virer définitivement et lui causer un tas d’ennuis.
— Dites-moi au moins si vous avez d’autres indices sur notre enquête… de nouvelles pistes…
— Tu veux savoir ? On patauge !
— La viande retrouvée ? Des infos ?
— Pourquoi tu t’acharnes comme ça ?
— Je vous en prie.
Mortier soupira.
— Nos experts ont planché sur les concentrations bactériennes, notamment celle de…
Il feuilleta un dossier.
— … pseudomonas, qui proviennent du tube digestif et d’un excès d’humidité. On est vachement avancés, hein ?
— Excès d’humidité ? Vous ne pensez pas que la viande pourrait venir d’une usine à viande, ou d’équarrissage ?
— Ou du fin fond d’un jardin. Faire pourrir de la viande, ce n’est pas ce qu’il y a de plus compliqué.
Il chiffonna une feuille et la jeta à la poubelle.
— On nous a collé un expert en criminologie dans les pattes, qui est en train de tout analyser et d’établir un profil. Il paraîtrait que la première scène de crime est inspirée d’un truc religieux.
— Ah bon ? Et quel truc ?
— Ecoute Marchal, je n’ai pas le temps de bavarder avec toi. D’autant plus qu’on doit quitter les locaux avant lundi, on est quasiment les derniers, t’as pas remarqué ? Allez, tire-toi !
Vic sortit en claquant la porte. C’était vrai, les couloirs devenaient de plus en plus vides, les étages supérieurs n’abritaient plus aucune équipe.
Il se dirigea vers les toilettes, posa son sac sur le lavabo et s’aspergea le visage d’eau froide. Même s’il était, en un sens, soulagé de ne plus travailler sur ces horreurs, il se sentait comme dépossédé. Cette enquête l’avait habité le jour, la nuit.
Dépossédé de l’enquête. Dépossédé de Céline. Flic raté, mari raté.
Hors de lui, Vic s’empara de son sac et disparut. Restait une autre affaire à élucider. Peut-être plus incompréhensible encore.
★
L’air était horriblement froid et humide. Vic releva le col de sa veste et se courba pour passer sous une concrétion rocheuse. Devant lui, le capitaine Lafargue, de la gendarmerie de Méry-sur-Oise, s’arrêta avant de s’engager sur une des pentes les plus sévères de la carrière Hennocque.
— Faites très attention, ça glisse.
Vic s’approcha prudemment. Sur le sol s’écoulait une fine pellicule d’eau. En s’agrippant à des excroissances sur les parois, les deux hommes progressèrent lentement jusqu’à une galerie inondée.
— C’est ici, au milieu de l’eau, que trois spéléologues amateurs l’ont découverte hier, à 17 h 20. Nous sommes arrivés très vite sur les lieux. Le corps flottait et une lampe brisée traînait au fond du bassin. Selon les premiers constats, la petite avait une fracture du crâne, et elle a probablement été noyée.
— Probablement ?
— J’attends les résultats de l’autopsie d’une heure à l’autre.
Vic se retint à la roche et désigna un passage praticable au-dessus d’eux.
— Elle ne pourrait pas simplement avoir dérapé, s’être assommée et noyée ? Ça glisse drôlement. Cela expliquerait la présence de la lampe brisée.
— Évidemment… Et elle serait venue ici d’elle-même, une gamine de dix ans ?
— Pourquoi pas ? J’ai remarqué des trous dans le grillage, avant de pénétrer dans la carrière. Il est probable que des gamins jouent à s’aventurer jusqu’ici.
Le gendarme fit la moue. Apparemment, il détestait qu’on empiète sur ses plates-bandes.
— En effet, ça arrive parfois. Mais c’est rare.
— Jamais d’accidents ?
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Comprendre comment tout s’est enchaîné si rapidement. Comprendre ce qui justifie un avis de recherche à l’encontre de Stéphane Kismet, alors que l’autopsie n’a encore rien révélé. Que lui reprochez-vous, exactement ?
— Vous allez très vite piger. On remonte et je vous fais un petit topo ?
Lafargue orienta sa lampe vers l’arrière, incitantVicà faire demi-tour. Les deux hommes gravirent péniblement la pente, puis le gendarme reprit son souffle avant d’expliquer :
— Hier, aux alentours de 11 h 00, madame Grappe reçoit un étrange coup de fil. Un homme, qui lui annonce qu’il va kidnapper et tuer Mélinda. Immédiatement après avoir raccroché, elle fonce vers le parc, là où Mélinda est partie jouer avec son ami Arthur parce que leur institutrice est malade. Personne. Elle court alors chez la mère d’Arthur : le môme est là, seul, dans sa chambre. Il lui dit, et il nous répétera par la suite, que Mélinda jouait avec lui dans le parc et qu’elle a voulu retourner chez elle. C’est la dernière fois qu’il l’a vue. Selon lui, il était environ 10 h 30. La fillette n’est jamais rentrée à la maison.
— Le coup de fil a pourtant été donné une demi-heure plus tard !
— Qui sait ? Kismet a peut-être agi avant de téléphoner, histoire de semer le trouble. L’autopsie confirmera l’heure du décès. Bref, juste après cette menace, tout s’emballe. Sans l’ombre d’une hésitation, on lance le plan enlèvement. Pourquoi si vite ?
Parce que le week-end dernier, le bureau du directeur de l’école de Mélinda a été fracturé, les dossiers scolaires ont été fouillés. Dès le plan lancé, deux appels remontent : celui d’une directrice d’école, signalant le comportement inquiétant d’un type aux longs cheveux noirs, à la recherche d’une certaine Mélinda, samedi dernier. Puis, aussi, celui du buraliste habitant face à la maison des Grappe. Il se souvient de quelqu’un qui correspond parfaitement au signalement de Kismet, il avait joué le ticket gagnant du loto avant de se sauver précipitamment ! Vous n’en avez pas entendu parler à la radio ?
Vic tenta de rester impassible. Il n’avait pas pu jouer la combinaison.
— Non, je… je n’ai pas entendu.
— Six numéros, en multiple. Le ticket a fini entre les mains d’un gars qui passait là par hasard, alors que Kismet sortait en courant ! Pas de chance pour Kismet, ce coup du loto, hein ? De quoi le mettre en rogne.
— Plutôt, oui.
— Ça expliquerait son geste, vous ne croyez pas ? Genre le type qui apprend qu’il a perdu son billet et pète les plombs.
— Des suppositions, juste…
— Bref, en parallèle, on remonte à l’endroit d’où provenait l’appel passé à madame Grappe. Il s’agit d’une cabine de Lamorlaye.
Vic serra les mâchoires, ce qui n’échappa pas au regard du capitaine. Le gendarme poursuivit :
— Tout naturellement, on contacte la gendarmerie de la ville. Et là, un brigadier se souvient lui aussi de quelqu’un qui correspond parfaitement au signalement qu’on lui donne. Il nous a instantanément dirigés vers Stéphane Kismet. On a eu de la chance, Kismet était venu à la gendarmerie pour une drôle d’histoire de vélo volé quelques jours auparavant, le recoupement a été très rapide.
Vic se sentait de plus en plus mal à l’aise.
— Cela ne fait pas forcément de lui le coupable, fit-il remarquer.
— Non, mais ce n’est pas fini. Hier, toujours, vers 17h00, quatre gendarmes descendent chez Kismet, l’un d’eux se fait agresser et Kismet prend la fuite. Drôle de réaction pour un gars qui n’aurait rien à se reprocher, non ? Et, comme si le nombre d’éléments l’accablant n’était pas suffisant…
Il s’avança vers un renfoncement dans la roche.
— A cet endroit précis, nous avons découvert un couteau. Certaines empreintes sur le manche sont identiques à celles retrouvées au domicile de Kismet. Avec une preuve pareille, vous auriez encore des doutes ?
— Certaines empreintes, dites-vous ? Une idée de l’origine des autres empreintes ?
— Peu importe. Quand on tiendra notre homme, il nous éclairera.
Vic était sonné. Il sortit de la carrière avec l’impression d’étouffer. Il respira un grand coup, les mains sur les genoux. Son téléphone sonna. L’écran affichait « S. Kismet ». Il s’éloigna et décrocha nerveusement.
— Stéphane ?
— Oui…
— Qu’est-ce que tu fiches, bon Dieu ? Où es-tu ? La police te recherche partout !
Faible, presque chancelant, planqué dans son hôtel, Stéphane peinait à tenir son téléphone. Il crevait de soif, de faim, et il était à deux doigts de s’endormir. Tout s’embrouillait dans sa tête, il ignorait si Stépas avait déjà rêvé, s’il allait le faire. Et Vic qui parlait, qui l’exhortait à se rendre à la police, qui lui reprochait aussi de n’avoir pas pu sauver sa femme, avec ces histoires de science foireuse, de quarante-six, de quarante-sept.
Stéphane inclina la tête, songeur. Quarante-six, quarante-sept… Les chromosomes ! Les chromosomes du caryotype humain !
A cet instant précis, au beau milieu de leur dialogue, le cœur de Stéphane s’emballa subitement : il avait déjà entendu ces paroles-là, mot pour mot. Dans un rêve passé. C’était là, maintenant ! Stépas rêvait probablement en ce moment même !
De violents coups à la porte l’empêchèrent de dire quoi que ce soit. Il raccrocha, en état de panique.
A l’autre bout de la ligne, Vic resta un temps sans réaction, le portable au bout des doigts. Derrière lui, le capitaine claquait ses chaussures pleines de boue contre la roche. Le jeune lieutenant regarda ses baskets, couvertes de boue elles aussi. Une évidence se dessina dans sa tête.
Il courut alors vers l’homme en uniforme.
— Ce gamin qui jouait avec Mélinda, Arthur !
— Oui ?
— Donnez-moi son adresse !
★
La femme qui ouvrit la porte avait une mine grave et des yeux lourds. Il flottait quelque chose de sévère, d’autoritaire dans son regard. Vic se présenta et lui demanda où se trouvait Arthur.
— Mon fils ne quitte plus sa chambre depuis la mort de Mélinda, raconta-t-elle. C’est monstrueux, j’espère qu’ils vont très vite coincer ce salaud.
— Je peux parler à votre fils deux minutes ? demanda Vic en s’avançant légèrement.
— Oui, mais rapidement alors. Il est déjà assez perturbé comme ça.
Il pénétra dans l’entrée.
— Je voudrais voir les chaussures qu’il portait hier, quand il est allé jouer dans le parc avec Mélinda.
Elle fronça les sourcils.
— Pourquoi ?
— Une petite vérification de routine.
— Ah, la police. Toujours à vérifier après coup. Vous feriez mieux d’être ailleurs, en ce moment, au lieu d’embêter mon fils.
— Peut-être, madame. Peut-être…
Elle revint avec une paire de baskets. Vic remarqua immédiatement la boue qui les couvrait. De la terre pas encore tout à fait sèche.
— Cette terre… Il n’a pourtant pas plu hier.
— Et alors ? Que voulez-vous ?
— Si je pouvais voir Arthur à présent.
— Vous pouvez, oui.
Elle l’accompagna jusqu’à la chambre du gamin. Arthur jouait avec un circuit automobile. Quand il aperçut Vic, il se courba, serra ses mains sur sa manette et fit accélérer son petit véhicule bleu sur le grand huit.
— Dis bonjour au monsieur ! s’écria la femme d’un air très dur.
Arthur leva un regard craintif. Vic se retourna.
— J’aimerais rester seul avec lui, si cela ne vous dérange pas.
La mère hocha la tête puis ferma la porte.
— Arthur, je suis policier, et si je me trouve ici, avec toi, c’est pour comprendre ce qu’il s’est vraiment passé, hier.
Le garçon se replia plus encore sur son circuit. Il ne répondit pas.
— Arthur ? Tu as joué dans le parc avec Mélinda, hier ?
— Oui, répondit-il sans relever la tête.
— C’était ta meilleure amie, Mélinda ?
— Ma meilleure…
Vic s’accroupit. Il regarda le véhicule tourner en rond, indéfiniment, sur le huit formé par le circuit.
— Tu sais qu’un homme risque d’aller en prison, parce qu’on croit qu’il a fait du mal à ton amie ?
— C’est bien fait.
— Cet homme, je le connais, c’est une personne très gentille, extraordinaire, et jamais il ne ferait de mal à un enfant. Alors, tu sais pourquoi il aurait fait du mal à Mélinda ?
— Non.
Vic arracha la voiture électrique de son circuit. Arthur releva ses yeux bleus.
— Tu es allé à la carrière Hennocque avec Mélinda, hier, n’est-ce pas ?
Le garçon lança un œil vers la porte fermée. Ses lèvres se crispèrent.
— Non, c’est pas vrai, protesta-t-il d’une voix volontairement basse. Maman m’a interdit d’aller là-bas ! Jamais je ne désobéirais à maman !
Vic se retourna, fixa la porte et considéra de nouveau Arthur.
— Et ta mère te disputerait si tu y allais ? Tu serais sévèrement puni, hein ?
Le garçon se tortilla les doigts.
— Oui. Je suis pas allé là-bas. J’ai pas le droit.
De plus en plus, Vic saisissait l’ampleur du malentendu. C’était horrible, impensable.
— Regarde ma carte de police… Regarde-la.
Vic attrapa les mains d’Arthur et les serra dans les siennes.
— Je te promets que personne ne te punira. Personne, d’accord ?
Arthur fit un léger mouvement de la tête. Vic se mit à parler.
— Alors voici ce que moi, je crois : c’est Mélinda qui t’a parlé de la carrière Hennocque. Elle t’a dit qu’elle était allée là-bas il n’y a pas longtemps, qu’il s’agissait d’un endroit magnifique, et qu’elle savait comment entrer à l’intérieur. Alors, elle a voulu te montrer, elle t’a convaincu, et tu l’as suivie. Une sacrée aventure, hein ? Tous les deux, vous avez traversé le parc, vous êtes passés sous le grillage, vous avez pénétré dans le tunnel interdit. Elle avait sûrement emporté une lampe avec elle. Là-bas, dans la grotte, je pense même que Mélinda t’a montré un couteau, pour t’impressionner. Tu l’as touché, ce couteau.
Vic poursuivit lentement, alors que, face à lui, Arthur se décomposait :
— Ensuite, vous avez encore avancé, jusqu’à cette grande pente, et là, elle a glissé. Elle s’est cogné la tête et elle est tombée quelques mètres plus bas, dans l’eau. Alors toi, tu as paniqué, tu as eu peur et tu as fui. Tu es revenu t’enfermer dans ta chambre, et tu as gardé ce secret pour toi. Voilà, Arthur. Et maintenant…
Vie posa sa main à plat sous le menton de l’enfant.
— … tu vas me dire si tout ceci est vrai.
Il fallut dix, peut-être vingt secondes, avant que l’enfant ouvre sa bouche.
— Vous jurez de ne rien raconter à maman ?
★
Vic avait réussi à joindre à nouveau Stéphane et l’avait convaincu de se rendre à la brigade de police. Les preuves de son innocence allaient être établies par le témoignage du petit Arthur, dont les empreintes digitales se trouvaient sur le couteau avec celles de Mélinda. On ne l’accusait plus de meurtre.
En sortant de la gendarmerie, Vic prit la mesure de ce qu’il s’était passé : en voulant sauver Mélinda, Stéphane Kismet avait assemblé le puzzle de sa mort. Si elle était retournée dans cette carrière, c’était parce que lui-même l’y avait amenée.
Il l’avait tuée de la même manière qu’il avait tué Gaëlle Montieux dans ce fameux virage de la N16, Ludivine Coquelle sur la voie de chemin de fer, ou ces passagers du train en 98 : en faisant tout pour éviter leur mort.
Stéphane Kismet ne se contentait pas de voir l’avenir. Stéphane Kismet était maudit.