26. SAMEDI 5 MAI, 02 H 21


Cassandra Liberman lâcha la souris de son ordinateur et décrocha son portable, qui sonnait. À plus de 2 h 00 du matin, elle « chattait » encore sur Messenger.

— Ouais cousin. Du neuf ? demanda-t-elle.

— J’en tiens un. Il est OK.

— Chambre individuelle ?

— Oui.

— Et sa main, elle est comment ?

— Un caviar.

— Un caviar, c’est-à-dire ?

— Fais-moi confiance. Je ne t’aurais pas appelée pour un truc naze.

— L’opération, elle commence quand ?

— Dans quelques heures. Alors radine-toi, c’est maintenant ou jamais.

— J’arrive, cousin. Dans une bonne heure. Bouge pas d’un pouce.

— Tu veux que j’aille où ?

Cassandra raccrocha avec un large sourire. Excellente nouvelle. Si Jacques disait la vérité, la soirée allait finir en apothéose.

La brune termina sa conversation Messenger avec sa belle copine rousse, Amandine, se rhabilla – jean, tee-shirt noir à l’effigie d’ACDC, Dr. Martens noires – et enfouit rapidement son matériel photographique dans un sac, avant de quitter sa maison de campagne, à Chevreuse, pour foncer à l’hôpital de Kremlin-Bicêtre. Un bout de chemin, mais le jeu en valait la chandelle.

Le truc génial, avec son cousin Jacques, c’est qu’il ne posait jamais de questions. Elle avait besoin de personnes comme lui, dans son métier.

Devant l’hôpital, Jacques ne l’accueillit pas vraiment avec des fleurs.

— T’aurais pu te fringuer autrement, putain. On est censés la jouer discret.

— Quoi de plus discret qu’une chauve-souris ?

Il disparaissait déjà derrière une porte battante, elle courut pour le rejoindre. Ils traversèrent de longs couloirs vides, éclairés par la lumière fracassante des néons.

— T’es sûr qu’il ne causera pas de problèmes, ton patient ? demanda la jeune femme.

— À condition que ça ne traîne pas.

Ils stoppèrent devant la chambre 18.

— C’est là, précisa Jacques.

— Putain, encore 18 ? C’est pas vrai !

— Pourquoi, t’as quoi contre le 18 ?

— Juste un truc de ouf, en fin d’après-midi.

Jacques tendit l’index, en guise d’avertissement.

— Cinq minutes. Et si quelqu’un arrive…

— Tu ne m’as jamais vue.

Cassandra pénétra dans la pièce.

— Hervé Tourelle ?

L’homme détourna lentement les yeux du poste de télévision.

— Je suis Cassandra Liberman. Un infirmier a dû vous parler de moi, je viens pour les photos.

Mâle d’une cinquantaine d’années, joues bien roses et ventre de baleine. Il sembla surpris du physique de son interlocutrice.

— Vous vous attendiez à une femme en blouse blanche ?

— Non, non, c’est que… Pour un dictionnaire médical, je croyais que… Enfin bref, vous comprenez ?

Cassandra avait les cheveux courts très noirs, presque rasés, quelques piercings et les doigts couverts de bagues.

— Pas vraiment… Ça ne prendra que quelques minutes, monsieur. Je ne photographie que votre main, vous resterez anonyme, bien évidemment. Je peux voir ?

L’homme sortit doucement sa main droite de sous les draps.

Cassandra essaya de contenir sa joie et de rester pro. Elle n’avait jamais vu une maladie de Dupuytren si prononcée. Si parfaite. Cinquième doigt atteint, complètement rétracté à angle droit par rapport à la paume de la main.

— Vous ne pouvez vraiment pas bouger votre doigt ?

— Impossible.

« Génial », se dit-elle.

Sous la peau, depuis la base du pouce jusqu’à la face palmaire de l’auriculaire, on aurait dit qu’une grosse corde se tendait, empêchant toute flexion du doigt et contractant les trois phalanges. De magnifiques serres d’aigle.

— Très bien, dit Cassandra d’un ton volontairement académique. L’opération, c’est pour quand ?

Elle le savait déjà. Et elle s’en fichait.

— Demain matin. Dans quelques heures, plutôt. Ils m’ont conseillé de dormir, des vrais comiques.

— Vous ne connaîtriez pas des personnes atteintes de maladie de Ledderhose ou de la Peyronie des corps caverneux, par hasard ? J’en cherche.

— Vous croyez qu’on se regroupe en bandes, ou quoi ? Je ne sais même pas de quoi vous parlez.

— Pas grave.

Elle lui prit délicatement la main, la posa à plat sur le drap, sortit son reflex numérique de son sac, et y emboîta un objectif 70-200 et un flash professionnel.

— C’est parti.

Elle tira une trentaine de clichés de la fibrose rétractile, sous tous les angles. Main complète, gros plans des nodules, des indurations, de la grosse corde sous-cutanée, le « nerf » de la maladie, pour ainsi dire.

— Ça ne vous dérange pas de travailler si tard ? demanda le patient.

— On n’a pas toujours le choix.

Très vite, à la mode paparazzi, elle fourra son matériel dans son sac, qu’elle enfila en bandoulière autour de son cou.

— Merci bien, monsieur Tourelle. D’une certaine manière, vous allez faire progresser la science.

Il se fendit d’un sourire intéressé.

— Ça paraîtra quand, votre dictionnaire ?

— Probablement l’année prochaine.

Elle sortit un stylo de sa poche.

— Donnez-moi votre adresse, je vous en enverrai un exemplaire.

Il s’exécuta. Elle le salua et disparut. Dans le couloir, Jacques patientait nerveusement.

— J’avais dit cinq minutes ! T’es restée presque un quart d’heure, bordel !

Elle jeta le papier avec l’adresse dans une poubelle.

— C’est bon, j’ai la totale. On s’arrache.

— Tu t’arraches, moi je reste.

Elle l’embrassa sur la joue.

Ciao, cousin. Et si t’en as d’autres…

— Un jour, tu m’expliqueras ce que tu fiches avec tout ça. Parce que tes histoires d’expositions, j’y crois qu’à moitié.

— Tu n’as qu’à venir, un de ces quatre. J’en ai une aux hospices civils de Lyon, en ce moment. Et elle cartonne du feu de Dieu. Il n’y a pas mieux que le morbide, les machins un peu zarb pour attirer les foules. Pire c’est, et plus ils aiment ça.

— Ouais, ben moi, les culs-de-jatte ou les femmes-singes, ce n’est pas trop mon truc.

Quand Cassandra rentra chez elle, elle se jeta sur son ordinateur, chargea les clichés et lança son logiciel de traitement d’images.

Une heure plus tard, après trois bières, elle sortait une photo sur son imprimante laser couleur, format 30 x 45.

— Superbe… Vraiment superbe… Putain, ça, c’est de l’art.

Elle éteignit sa chaîne hi-fi et rangea son album des Smashing Pumpkins à côté d’ouvrages sur la chirurgie maxillo-faciale durant la guerre de 14-18. Puis elle se rendit à la cave, nue sous son peignoir, sous la lueur d’une petite lampe à piles qu’elle tenait devant elle. La température baissa insensiblement, de petits picotements vinrent lui caresser les joues.

Elle poussa une clé dans la serrure d’une vieille porte en bois. Grincement de circonstance, long et strident.

Voûtée, elle pénétra dans sa pièce secrète. Moquette bordeaux, tentures noires, un matelas, un crâne-cendrier et une barrette de shit. Sans oublier les nombreuses photographies, un peu partout. Des excroissances osseuses, des figures fracassées, des déformations surprenantes, mêlées à des portraits de stars. Mickey Rourke. Johnny Depp. Kurt Cobain.

Une bouche d’aération, en haut de l’un des murs, ouvrait sur le jardin. Cassandra l’obstrua avec un chiffon.

Elle plaça la photo fraîchement imprimée juste en face d’elle, sur un pupitre, et avala une grosse gorgée de bière à 9 degrés. Sa tête lui tournait légèrement. Juste ce qu’il fallait.

Avec cette luminosité, l’illusion était parfaite. Vraiment parfaite. Couchée sur le matelas, elle se masturba de longues minutes devant le portrait de David Bowie, à qui elle avait « greffé » numériquement la main monstrueuse d’Hervé Tourelle.

Et, à chaque fois que la jouissance arrivait, Cassandra s’arrêtait, pour mieux recommencer.

— Putain, David, t’as trop la classe avec une main pareille.

Il était presque 5 h 00 du matin quand un craquement de branche mit ses sens en alerte.

Elle éteignit brusquement et s’immobilisa dans l’obscurité.

Là, quelque part dans le jardin. Des bruits de pas.

À l’aveugle, Cassandra chercha son peignoir et constata avec effroi la présence du chiffon, sur le sol. Elle leva les yeux vers la bouche d’aération. On apercevait le croissant de lune, à l’extérieur. Et pas un souffle de vent.

Le chiffon n’avait pas pu tomber tout seul.

— Merde… C’est pas vrai…

Elle remonta en quatrième vitesse, s’empara d’un couteau dans le tiroir de la cuisine et se rua vers la fenêtre, qu’elle ouvrit brutalement.

— Oh ! Il y a quelqu’un, là ?

Pas un murmure. Puis, au loin, le bruit d’un moteur. Légèrement titubante, la jeune femme fonça vers la porte d’entrée. Au bout de l’allée, près des arbres, une voiture démarrait. Quand le véhicule passa sous un lampadaire, Cassandra put en deviner la couleur. Blanche. Ou grise. Oui, grise, plutôt.

— Espèce de taré ! T’avise pas de revenir !

Prudemment, elle s’aventura dans le jardin et se rendit à proximité de la bouche d’aération. Elle se pinça le nez.

— C’est quoi, cette odeur de merde ?

Cassandra manqua de vomir. Ça sentait la pourriture, genre pus, ou viande avariée.

Autour d’elle, l’herbe avait été piétinée.

Elle se frictionna les bras, traversée par un frisson. Il faudrait véritablement combler cette bouche d’aération avec du ciment.

À tous les coups, un malade avait chopé son adresse. Ça devait finir par arriver ! Elle donnait des cartes de visite à tout le monde. Dans le public de ses expositions traînaient nécessairement des vicelards. Ou des tarés.

Elle songea alors au type des Trois Parques. Le mec aux longs cheveux noirs, à la tête fracassée par le manque de sommeil, venu frapper à sa porte, réclamant leur chambre. La 6. Et s’il ne s’agissait que d’un prétexte pour les approcher ? Et s’il avait obtenu son adresse, d’une manière ou d’une autre ? Auprès du réceptionniste, peut-être ? Non… Elle avait toujours été prudente... Les Trois Parques, ce n’était pas le genre de palace où il fallait laisser ses coordonnées. Payer en liquide, photographier discretos et ne pas faire de vagues.

Elle rentra chez elle, s’enferma à double tour et partit directement se coucher, en colère. Ce mateur l’avait vue se masturber devant ses monstruosités.

Ça, c’était franchement pas cool…

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