14. VENDREDI 4 MAI, 14 H 09
Stéphane s’étonna de la facilité avec laquelle ils parvinrent à pénétrer dans le centre de recherches biomédicales, au sein de l’université Pierre et Marie Curie, dans le 6e arrondissement. Il s’attendait au moins à une entrée privée, avec gardien, mais l’institut était en fait directement accessible depuis la rue de l’École de Médecine.
Accompagné de Sylvie, il avançait sous de larges arcades, majestueuses, longeant un jardin en pleine floraison. La lumière pleuvait dans le carré de verdure, révélant des tons froids tirant vers le bleu, comme ceux d’un bloc opératoire. Le couple s’arrêta devant des panneaux indiquant les directions des amphithéâtres, de l’académie de chirurgie, de l’institut de formation doctorale.
— C’est par là, annonça Stéphane, l’index sur les lettres du mot « Dupuytren ». Le musée d’anatomie pathologique.
— Et cet endroit t’est familier ?
— Absolument pas.
— Pourtant, il devrait. C’est pas si différent de Darkland… Des monstres, et encore des monstres.
— Désolé. Je connais un tas d’autres musées, mais pas celui-ci, je te le garantis.
Ils avancèrent silencieusement, lui devant, elle derrière. Stéphane désigna une autre inscription.
— Université Marie Curie… John Lane, alias Hector Ariez, habite le quartier Marie Curie. Étrange, non ? Deux lieux consécutifs où l’on se déplace en rapport avec mes rêves, et deux fois Marie Curie.
— Où que tu ailles, tu as toujours une rue ou une place Marie Curie. Tu ne vas pas recommencer avec tes coïncidences, j’espère.
Elle lui envoya un léger coup de coude.
— Je plais encore. L’étudiant qu’on Vient de croiser…
— Le grand brun au regard de braise ?
— En personne. Il s’est retourné sur moi, à deux reprises.
— Si tu l’as vu se retourner, c’est que tu t’es retournée aussi.
— Jaloux ?
— Pas du tout.
— Avant, tu m’aurais dit oui.
Le claquement de leurs pas se perdit sur les dalles en ciment. Ils doublèrent une statue à l’effigie de la Mort, drapée d’un voile blanc, symbole de l’humour si particulier du corps médical. Encore une fois, Sylvie se demanda la raison de sa présence dans un endroit aussi glacial et académique. Devant eux se dressait à présent, sous l’enseigne « Musée Dupuytren », une porte en bois, assez quelconque, à côté de laquelle était accrochée une affiche annonçant : « Exposition sur John Merrick et la fibromatose, du 2 avril au 31 mai 2007 ».
— John Merrick… John Lane…
— John Fitzgerald Kennedy, John Malkovich, John Lennon… Tu en veux d’autres ?
Stéphane n’insista pas et poussa la lourde porte. L’établissement était ouvert au public. Ils payèrent leurs cinq euros d’entrée.
Bien évidemment, si tôt dans l’après-midi, seuls deux ou trois étudiants hantaient ce sinistre endroit dédié aux monstres.
— On projette un documentaire inédit sur la vie de John Merrick – Eléphant Man – à 16 h 00, expliqua le conservateur du musée.
— On n’est pas venus pour voir un documentaire, rétorqua sèchement Sylvie.
— Dommage. Le film souligne très bien deux éléments importants. D’abord, comment la nature a donné à cet homme une grande intelligence pour compenser le tort qu’elle lui avait fait. Ensuite, que c’est la société qui crée les monstres, et non la maladie.
Achille Delsart, comme l’indiquait son badge, leur tendit un billet à chacun. Stéphane se mit à scruter le sien, le manipulant avec nervosité.
— Regarde ! Identique à celui de mon rêve ! Jaune, avec le tampon Dupuytren ! Impossible !
— Tu le dis toi-même, ce n’est pas possible.
Elle s’adressa de nouveau au conservateur, occupé à classer des photos.
— Dites ! Le type qui m’accompagne, l’avez-vous déjà vu ?
Le jeune homme en blouse blanche considéra Stéphane et haussa les épaules.
— Je travaille ici depuis seulement deux ans, beaucoup de monde visite le musée. L’expo sur Eléphant Man est un franc succès.
— Ça a l’air.
— Il ne peut pas vous le dire lui-même ?
— Merci bien, euh… Monsieur Delsart.
Stéphane s’approcha du conservateur et jeta un coup d’œil sur les photos.
— Siamoises pygopages, fit-il d’un air intéressé. Attachées l’une à l’autre par le bassin et le bas de l’épine dorsale.
Achille Delsart lui adressa un regard intrigué.
— Vous vous y connaissez remarquablement.
Stéphane sourit et désigna du doigt un autre cliché.
— Une fillette avec quatre bras et quatre jambes ? Là, j’avoue que je cale.
— Elle est née en 2005, elle souffre d’une malformation très rare appelée ischiopagus. Je me suis rendu dans son village du Bihar, en Inde, l’année dernière, pour la voir.
— Ça fait un bout de route.
— Mais ça en valait la peine. Là-bas, les habitants croyaient qu’elle était la réincarnation de la déesse de la fertilité, Lakshmi. C’est d’ailleurs ainsi qu’elle s’appelle.
Sylvie soupira et tira Stéphane par le bras.
— Si je dérange, tu me le dis. Et maintenant, que fait-on ?
— A ton avis ?
— D’accord… Pourquoi, depuis qu’on se connaît, tu m’emmènes toujours dans des endroits bizarres ?
— On aime tous le bizarre.
— Je préfère Venise.
— Les monstres représentent pourtant la rencontre du scandaleux et de l’obscène, ils concilient l’inconciliable, ils sont l’association des contraires. Ils me fascinent, comme ils te fascinent, toi aussi, que tu le veuilles ou non.
— Vachement intelligent comme tirade. Elle sort d’où ?
— Le cadre, devant toi.
Ils s’engagèrent dans une salle remplie d’étagères, sur lesquelles vieillissaient, derrière les vitrines, des centaines de membres de squelettes ou de pièces en cire. Sylvie s’approcha, les doigts sur la bouche. C’était dégoûtant, bien plus répugnant que les moulages de Stéphane, car ici, presque tout était réel. Il s’agissait de personnes qui avaient vécu, supporté la maladie, et surtout souffert. Elle tourna la tête vers un ensemble de mâchoires déformées. Des lésions en plâtre, en bois sculpté, en cire, représentaient des pathologies aux noms imprononçables. Le squelette complet d’un homme atteint d’ostéopériostite pianique, avec des tibias en lame de sabre. Puis, encore, des syphilis osseuses, des kystes gliomateux, des bassins dystociques, des tuberculoses ostéo-articulaires, des ostéomyélites chroniques, des cals vicieux, des ostéosarcomes pulsatifs. Tout ce que la nature pouvait produire en horreur, en violences de chair, paradait ici, à Dupuytren.
— Fascinant, répétait Stéphane. Comment j’ai pu manquer ça ?
Sur sa gauche, le conservateur s’approcha. Sylvie le regardait, beau, brun, frais, et elle voyait Stéphane, sombre, enfermé dans ses pensées noires et sinistres. L’un était en proie à ses monstres intérieurs, l’autre s’employait à les exhiber. Étaient-ils si différents ?
— Un problème ? demanda Achille Delsart, se sentant observé.
Gênée, Sylvie détourna les yeux vers son mari.
— Non, répliqua-t-elle. C’est juste que je passe rarement mes vendredis dans une galerie de monstres. Tout ceci me répugne.
Achille lui adressa un sourire compatissant.
— Vous savez, ce n’est pas toujours la maladie qui a tué ces êtres.
— Ah bon ? Et quoi alors ?
— Le regard des autres.
Sylvie étouffait. Elle tomba sur une photo, ignoble. Celle d’un père qui confectionnait un appareillage pour son fils. Le môme se dressait face à lui, posé sur l’établi, sans bras ni jambes. Juste un tronc humain de quarante centimètres, avec un visage. Des traits d’ange, démolis par le désespoir.
La jeune femme se précipita vers Stéphane.
— On y va !
Celui-ci longeait nerveusement les vitrines.
— J’ignore quoi faire, quoi chercher. Je ne suis jamais venu ici, sûr et certain. Mais la présence de ce billet, dans mon cauchemar, signifie forcément quelque chose.
Sylvie l’attrapa par les épaules et le secoua fermement.
— Mais regarde autour de toi, bon sang ! Tu fabriques des monstres à longueur de journée, et que trouve-t-on partout dans ces galeries ?
— C’est différent.
— Si différent des hospices civils de Lyon ?
— Ils voulaient des cires pour leur expo, ce n’était pas du tout la même chose, c’était…
— Si, c’était pareil ! Ce maudit musée, tu as dû en entendre parler ! Sur Internet, un tournage, dans une soirée où tu étais ivre ! Et cette pièce dans ton sous-sol, avec ces horribles dessins de bébés ? C’est rigoureusement ce qu’on retrouve ici ! Tu es déjà venu, tu as oublié à cause des accidents, de tes cachets, mais ton cerveau, lui, s’en est souvenu à travers un cauchemar. C’est aussi simple que cela.
Les étudiants se retournèrent.
— Tu n’es pas obligée de crier, dit Stéphane pour essayer de la calmer.
— On rentre tout de suite, ou tu reviendras par tes propres moyens ! Tu sais, j’en ai marre de te conduire tous les jours, depuis que tu as voulu déménager sans raison dans ta fichue forêt !
Stéphane jeta un dernier regard autour de lui, puis se dirigea d’un pas décidé vers le conservateur.
— Vous connaissez un certain John Lane ? Ou Hector Ariez ?
— Non. Pourquoi ?
— Et Mélinda ? Méry-sur-Oise ? Des numéros ? 4-5-19-20-9-14 ?
— Je ne comprends pas bien.
Stéphane lui tendit sa carte de visite. Sylvie attendait à l’entrée, furieuse.
— Je… Je ne sais pas comment vous expliquer, murmura-t-il, mais vous pourriez m’appeler, si vous voyez quelque chose de louche ?
— Quelque chose de louche ?
— Oui. Des personnes qui me chercheraient par exemple. Ou un événement inhabituel qui se produirait dans votre musée.
Le conservateur empocha fébrilement la carte. Stéphane aperçut dans son regard comme une hésitation.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il.
— Non, rien, répliqua le jeune homme. Rien du tout.
— Si, si ! J’ai vu ! Que s’est-il passé ?
Stéphane suivit le regard de Delsart. La porte d’entrée. Il claqua des doigts.
— La serrure ! J’ai vu qu’elle était neuve en arrivant ! La porte a été fracturée !
— Ecoutez, je…
— Quelqu’un est venu ici, n’est-ce pas ? Racontez-moi !
Achille Delsart recula légèrement.
— Sortez monsieur, s’il vous plaît.
Hors de lui, Stéphane s’avança encore et l’agrippa par le col.
— Dites-moi ce qu’il s’est passé ! Qu’a-t-on volé ? Des documents, des monstres, des archives ?
— Lâchez-moi ! Lâchez-moi bon Dieu, ou j’appelle la police !
Les jeunes accoururent.
— Un souci ? fit le plus costaud.
Stéphane reprit son souffle, en secouant rapidement la tête.
— Non, non, ça va. Ça va, OK ?
Le conservateur réajustait sa blouse.
— Il faut vous calmer, mon Vieux. On a changé cette serrure comme toutes celles de la faculté. Mais c’est quoi le problème, chez vous ?
Stéphane Marchait à reculons, la main sur le crâne.
— Je m’emporte facilement parfois.
— J’ai remarqué.
— Excusez-moi… N’oubliez pas… Ma carte, si… si un détail vous revenait.
Un peu paumé, il courut rejoindre son épouse, à l’extérieur du musée. Celle-ci semblait plus que furibonde.
— Chérie, je t’en prie…
— C’est terminé ? On rentre à présent ?
Enfin installée au volant de la Ford, Sylvie souffla un bon coup. Stéphane se tourna vers elle.
— Je suis persuadé que… Écoute, cette histoire de serrures… Il s’est passé quelque chose dans le musée, les flics sont peut-être au courant et…
— Encore un seul mot, et je sors de la voiture.
Stéphane se tut.
Ils s’engagèrent sur le boulevard Saint-Michel. Un véhicule de police, sirène hurlante et gyrophare en action, manqua de les percuter.
— Sale connard de Chinois de mes deux ! hurla Sylvie à l’attention du conducteur. Vise-moi ce nain ! À se demander si la voiture ne roule pas toute seule !
Elle perdait ses moyens, ses mains tremblaient sur le volant.
— Tu veux que je conduise, en attendant que tu te calmes ? proposa Stéphane. Et tes antistress ?
— Oublié, j’ai oublié. Je… Je vais te prendre un rendez-vous avec le médecin très vite. Très, très vite. Il faut qu’il te prescrive des médicaments. Un traitement fort.
Stéphane regarda droit devant lui.
— Je ne veux plus de tes sales médocs, ni de psys. Fini.
— Regarde-toi, mince ! Tu agresses tout le monde ! Tu passes pour un cinglé, partout où tu vas ! Tu vois des coïncidences partout ! Tu te replies de plus en plus dans Darkland. Ce sont des signes qui ne trompent pas, et… et tu le sais…
Stéphane jeta son billet d’entrée par la fenêtre, Sylvie posa le sien au-dessus de la boîte à gants.
— Tu continues à me prendre pour un fou ?
— Laisse-moi t’aider à garder la tête hors de l’eau. A oublier la petite et tout le reste. Un traitement, il n’y…
— Je ne suis pas schizo ! Mes rêves sont cohérents, clairs, précis ! Et ils se suivent dans le temps ! Le sang sur les mains ! Le flingue de flic qui se braque sur moi ! Puis, dans le rêve suivant, je suis en possession de ce flingue et je fonce chez John Lane pour le buter ! En même temps, j’entends à la radio qu’une gamine a été assassinée à trente kilomètres de chez nous !
Il recoiffa ses longs cheveux noirs que retenait un élastique.
— Et tu sais, le pire ? C’est qu’à la radio, ils recherchaient un suspect en fuite. Avec des caractéristiques physiques exactement comme les miennes ! C’était moi, ce gars, je m’étais rasé le crâne certainement pour pas qu’on me reconnaisse.
Il attrapa l’épaule de sa femme et murmura :
— La petite Mélinda, j’ai dû me trouver là quand… quand on l’a tuée… J’ai sûrement vu quelque chose.
Il plaqua sa nuque contre l’appuie-tête en fermant les yeux.
— Ou alors… C’est moi qui l’ai tuée. Encore une coïncidence, encore un accident… Bon Dieu. Je suis peut-être sur le point de comprendre ce que je n’ai jamais compris de toute ma vie, de prouver que je ne suis pas un taré. Tu ne crois pas que tout ceci en vaut la peine ?