67. VENDREDI 11 MAI, 20 H 23


Dans une petite pièce de la brigade, Vic ferma la porte à double tour et baissa les stores.

— On se trouve dans une salle d’interrogatoire au troisième étage, ce niveau et celui du dessus sont déjà désertés à cause du déménagement, personne ne Viendra nous déranger. On fait ce que je t’ai dit, OK ?

Stéphane se tenait recroquevillé sur une chaise, considérant ses mains. Ses yeux n’étaient plus que deux boursouflures en manque de sommeil.

— Tu es sûr que tes collègues vont me laisser tranquille ?

— Pas de souci, tu es sous ma responsabilité. Ils sont en train de régler les dernières paperasses avant de te faire sortir. C’est un peu long à cause de cette histoire d’agression sur gendarme.

Stéphane releva le front.

— J’ai fait tout mon possible, Vic. Rien n’a changé autour de nous. Je ne sais plus où j’en suis. Tout s’embrouille, se mélange.

Le passé, le futur. J’ignore où se trouve la réalité. Je crois que je pète les plombs.

— Dans ce cas, on est deux.

— Tous mes efforts sont vains, ceux des autres Stéfur aussi. On est… On est une infinité à tourner en rond. Le message aurait peut-être pu passer aux Trois Parques, mais j’ai dû fuir au moment crucial, quand j’ai finalement compris que Stépas me voyait. Le réceptionniste avait reloué la chambre à d’autres occupants, ils m’auraient cassé la gueule s’ils m’avaient pris là-dedans. Même chose la veille, avec ces gendarmes qui ont débarqué chez moi et qui m’ont empêché de rester devant mes messages. Bon sang, les rêves sont si brefs. Sans ces cauchemars, jamais Mélinda ne serait morte. J’aurais dû rester loin d’elle. « Rester loin de Mélinda ». Tout se transforme en catastrophe autour de moi.

Vic allait et venait devant une grande feuille blanche scotchée sur un miroir sans tain, un marqueur rouge à la main.

— C’est pour ça qu’on va s’organiser et transmettre juste le nécessaire. Il faut que ça marche. On va y arriver, toi et moi.

— Toi et moi ? Dans le passé, on ne se connaît pas encore ! Comment veux-tu ?

— Nous nous sommes rencontrés le soir même où Cassandra Liberman est morte, soit le samedi 5 mai, vers 20 h 00, devant chez Hector Ariez. Tu te souviens ?

— Oui, oui.

— En tenant compte de ton décalage de six jours et vingt heures, à l’heure actuelle, dans le passé, nous sommes samedi 5 mai, un peu avant 1 h 00 du matin. On doit essayer de cerner au mieux le moment où ton « toi passé » va rêver. Tu te rappelles ce que tu faisais à cette heure ? Dans la nuit du 4 au 5 mai ?

Stéphane se prit la tête entre les mains.

— J’en sais rien, je… j’ai la mémoire bousillée. C’est ça le problème, depuis le début. Si je me souvenais de tout ou si mon carnet n’avait pas brûlé, ce serait beaucoup plus simple.

— Fais un effort !

Stéphane essaya de se remémorer la suite des événements. Il mit du temps à répondre.

— Je… J’étais allé à Dupuytren avec Sylvie en début d’après-midi, puis… puis aux Trois Parques le soir je crois, parce que j’avais rêvé de la chambre d’hôtel. La chambre 6.

Vic hocha la tête.

— Exact, c’est là où nous nous sommes croisés sans nous voir. Tu sortais du parking après une altercation avec Grégory Mâche, et moi, j’arrivais, à la recherche d’un type qui aurait eu un membre gangrené. Ensuite ?

— Je suis allé chez Jacky, mon ami physicien. Il m’a parlé de ces histoires de goutte d’eau dans le Rhône et d’anneau de Mœbius. Puis… Puis je suis retourné aux Parques inscrire les messages sur le mur, pour Stéfur.

— Très bien, c’est que tu y croyais déjà, tu savais déjà que tu voyais le futur. Un bon point pour nous. Et après ?

— Je me suis fait faire un tatouage, sur la hanche… Puis je suis rentré. Il devait être aux alentours de 2 h 00 du mat. Je n’y comprenais plus rien. Avec Sylvie, on… s’est disputés, comme souvent. Elle m’a jeté une photo au visage, puis elle est partie. Elle s’était coupé les cheveux, comme dans mes rêves, ça m’a anéanti. Alors, j’ai bu pas mal de verres… Et après… Je sais pas. J’ai dû m’endormir.

Vic regarda sa montre et fit un rapide calcul.

— 2h00 du matin ? C’est parfait. Dans le passé, tu vas probablement t’endormir dans quatre ou cinq heures. Tu te souviens de ton rêve ?

— Non, désolé. C’était très flou, très gris. Je me souviens de bruits de pas, de cris. Des escaliers…

— Quoi d’autre ? Quoi d’autre, bon sang ?

— Non, non… Rien ne vient vraiment. Je venais de siffler une demi-bouteille de whisky !

Vic inspira bruyamment.

— En espérant que ton Stépas ne boira pas tant, cette fois.

— Pas de raison que ça change.

Vic posa un tube, un gobelet en plastique et une bouteille d’eau sur la table.

— Guronsan. Prends-en deux, ça te tiendra éveillé.

— Écoute, je suis naze, mes yeux me brûlent, j’ai presque pas dormi ces derniers jours.

Vic remplit le gobelet d’eau, y plongea les comprimés et le tendit à Stéphane.

— Bois.

Stéphane s’exécuta en grimaçant. Le lieutenant parut satisfait et s’installa face à la grande feuille blanche.

— Bon… On ne doit surtout pas se disperser et t’écraser d’informations, sinon, tu risques de mal gérer les priorités, de faire n’importe quoi et de provoquer le malheur. Il faut être le plus clair et synthétique possible.

Vic inscrivit alors sur la feuille :

« Je suis Vic Marchal, on va se rencontrer samedi devant chez Hector Ariez. Dans ta voiture, tu me parleras de tes rêves, et tu me diras que j’ai toujours su que Joffroy avait caché le PQ dans mon tiroir, à cause des miettes de biscottes. Que je me suis mis à boire du cognac infect. Que Céline est enceinte, et que le bébé sera peut-être trisomique. Ensuite, tu me diras ceci :

Céline ne doit surtout pas aller à son amniocentèse ou le bébé mourra.

Usine d’équarrissage de Saint-Denis. L’assassin s’y rendra le samedi 5 mai, à 22 h 00.

Voilà, me concernant. Te concernant, tu ne dois surtout pas emmener Mélinda Grappe à la carrière Hennocque. C’est ce qui la tuera. Le plus simple est d’oublier cette gamine. »

Stéphane se frotta la joue. Son crâne rasé luisait sous l’éclat du néon.

— Mon Stéfur, tous les Stéfur ont déjà dû essayer cela. Et ils ont échoué.

— Non ! Ça va fonctionner. Le destin te contrôle toi, ce que tu fais, ce que tu écris. Mais pas moi. C’est là, la faille.

Stéphane réfléchit un instant.

— Notre rencontre devant chez Ariez a eu lieu vers 20h00, c’est donc là-bas que Stépas te remettra toutes ces informations. Mais si tu n’avais pas le temps d’aller à l’usine d’équarrissage ? Et si tu ne me croyais pas ?

— J’aurai le temps, répondit Vic. Et je te croirai, obligatoirement, puisque tu me raconteras des choses que moi seul connais.

— Pourquoi tu ne me notes pas ton numéro de portable plutôt ? Comme ça, Stépas pourrait t’appeler directement en se réveillant ? On gagnerait du temps !

— Non, non. Mon portable n’arrête pas de se décharger, tu risques de ne pas pouvoir me joindre. Et puis, tu t’imagines me raconter ça par téléphone ?

Stéphane relut le message en secouant la tête.

— Lors de notre rencontre dans ma voiture, je risque de ne rien révéler, de tout garder pour moi, et d’essayer de défaire ce sac de nœuds tout seul.

Vic se leva précipitamment et l’attrapa par le col.

— Non ! Tu me parleras, tu entends ? Tu dois me parler !

— Tu as beau me dire ce que tu veux, que puis-je y faire ?

Vic se tira les cheveux.

— C’est une histoire de dingues !

— J’ai été ce Stéphane du passé, j’ai ressenti ce qu’il ressent en ce moment face aux rêves. De la peur, de l’incompréhension, l’impression de sombrer dans la folie. Il ne te dira rien dans la voiture, même avec toutes ces informations personnelles que tu as notées. Parce que tu le suspectes, et qu’il se sent piégé. La meilleure solution aurait été de glisser une lettre anonyme chez toi, ça aurait pu…

— On n’a pas le temps, je ne suis jamais chez moi ! Il faut le coincer à l’usine, coûte que coûte ! Ça va fonctionner. À partir de maintenant, essaie de te détendre et de te préparer. Il va falloir que tu sois concentré.

Et il s’assit, sans plus bouger, prêt pour une longue, longue attente.

Quatre heures plus tard, vers minuit, Vic secouait la tête pour ne pas s’endormir. Stéphane avait lui aussi parfois l’impression de sombrer, mais il se battait pour garder ses yeux ouverts.

Plus tard encore, à l’étage du dessous, les deux hommes entendirent de brusques mouvements de chaises. Une vitre se brisa. Puis des cris : « Au feu ! Sortez ! »

Le flic se retourna subitement, paniqué. Derrière les persiennes, des lueurs rouges s’agitaient déjà. De la fumée roulait sous la porte. Il se leva, ouvrit, et un épais nuage gris pénétra dans la pièce.

— Merde ! C’est pas vrai ! Ça crame !

Il se protégea le nez avec sa manche, en toussant.

— Suis-moi !

Stéphane ne se leva pas de sa chaise.

— Non, je reste. C’était ça, dans le rêve ! Cette image de gris omniprésente ! Stépas va bientôt rêver ! On courait dans le couloir et…

Vic revint vers lui et lui agrippa le bras.

— Si tu restes, tu vas crever !

Il l’arracha de son siège et le tira vers la porte. Dans le couloir, la chaleur grimpa instantanément. Ils enjambèrent des câbles électriques qui traînaient sur le sol. En toussant, les deux hommes bifurquèrent dans un escalier. Les nuées grises mordaient les globes oculaires, torturaient les poumons. Ils croisèrent d’autres types, dont on ne voyait plus que les rangers noirs. Stéphane eut une impression de déjà-vu ultraviolente, il avait déjà repéré ces grosses chaussures dans son rêve ! Cette fumée, ces flammes ! Stépas était sans doute en train de rêver, maintenant !

Il fit brusquement demi-tour. Lorsqu’il voulut pénétrer dans la salle d’interrogatoire, Vic l’empoigna par le col.

— Qu’est-ce que tu fous ! On dégage, merde !

Stéphane se retourna. Tout se brouillait. On ne distinguait quasiment plus rien.

— Quelques minutes ! s’écria-t-il. Juste quelques minutes à l’intérieur ! Il doit savoir ! On doit lui expliquer !

— Dans quelques minutes, il sera trop tard ! Tu vas brûler vif ! On n’a pas le temps ! Allez !

— Non !

— Allez !

Une énorme flambée attaqua la porte. Les éléments se déchaînaient. Stéphane se débattit et finit par se libérer de l’étreinte.

— Regarde ! hurla-t-il. Le destin fait tout pour m’empêcher d’entrer ! Mais cette fois, il ne m’aura pas ! Plutôt crever !

Il pénétra à l’intérieur. Titubant, il s’enferma à double tour. La fumée opaque lui attaquait les yeux et les narines. À tâtons, il avança jusqu’au miroir, alors que Vic tambourinait contre la porte. Il n’y voyait plus rien, ni les objets, ni les inscriptions.

Il aspira une gorgée de dioxyde de carbone, cracha, et réussit à énoncer :

Femme de… Victor… Empêche l’amniocentèse… Si… Sinon, son bébé… va mourir… Elle va… te mentir… Empêche-la… coûte que coûte…

Sa tête lui tournait, il se plia en deux, à la limite de s’effondrer. Autour de lui, le feu s’acharnait. Mais il devait se battre. À tout prix. C’était maintenant. La bascule. La lutte contre le destin. Il articula encore péniblement :

Usine d’équarrissage… Saint-Denis… samedi 5 mai, à… 22 h 00. Tue l’homme qui passera… par le trou… du grillage… L’assassin… Tue-le !

Il succombait à présent, à genoux, une main sur la poitrine, l’autre en direction de la poignée de porte. Il tenta, dans un ultime effort, de se relever. En vain. Il se sentait agoniser. Le destin cherchait à l’éliminer.

Alors, il entendit une vitre exploser, puis sentit une main puissante le lever de terre, et le précipiter vers le cœur du brasier.

Et tandis que Vic le transportait, il sut qu’il avait réussi. Que Stépas, celui qui rêvait de lui en ce moment même, allait recevoir son message.

Il avait déjoué le destin. Il avait déjoué cet abominable lanceur de dés.

Quelques secondes plus tard, à peine dehors, Vic et Stéphane s’évanouirent exactement au même moment et chutèrent lourdement sur le sol, avec l’impression d’avoir été percutés violemment en plein visage.

À l’hôpital, Vic relata cette étrange sensation de choc, mais les médecins expliquèrent cette perte de connaissance par une intoxication au monoxyde de carbone due à l’inhalation des fumées.

Pourtant, les examens sanguins ne révélèrent rien de vraiment probant.


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