15. VENDREDI 4 MAI, 16 H17


C’était un petit cimetière surplombé par une rangée de cyprès magnifiques. À cette heure où le calme régnait aux alentours, on entendait les oiseaux chanter avec allégresse.

Stéphane s’engagea dans la sixième allée. Son cœur battait dans sa poitrine, comme à chaque fois qu’il s’aventurait ici en cachette, à quelques centaines de mètres seulement du domaine. Face à lui, sur la surface de marbre gris et blanc, le nom lui fit l’effet d’une coupure au scalpel. « Gaëlle Montieux -1997-2007 ».

Rien de pire à contempler qu’une tombe d’enfant. La sépulture était recouverte de plaques, de vases, de témoignages d’amour. Deux mois après le drame, la mère venait encore chaque jour, vers 17 h 30, et restait là, de longues minutes, à maudire la vie. À maintes reprises, Stéphane avait dû faire demi-tour, de peur de la croiser, de l’affronter.

Quant au mari, on ne le voyait plus.

Sa gerbe de roses blanches déposée l’avant-veille avait disparu, jetée par la mère, probablement. Cette fois, il disposa dans un vase un bouquet de chrysanthèmes mauves. Soudain son portable sonna. Stéphane l’attrapa en catastrophe et coupa le son. Everard, le producteur du Vallon de sang, venait sans doute aux nouvelles pour la prothèse de Martinez. Il éteignit sans répondre et resta quelques minutes à se recueillir.

Enfin, il remonta le col de sa veste et rejoignit l’entrée du cimetière. Là, il observa loin devant, sortit un dictaphone de sa poche, hésita longuement, puis, tout en le remettant à sa place, se mit à marcher d’un pas rapide. Sylvie pensait qu’il se promenait, le long des paddocks, en lisière de la forêt. Mais l’heure était venue pour lui d’affronter le pire. Et de chasser ces horreurs de sa tête, une bonne fois pour toutes.

Il s’engagea sur l’avenue de la Libération puis remonta, le long de la N16, les deux kilomètres qui le séparaient du virage maudit. Là où son capot avait effacé le sourire d’une môme de dix ans. Là où, depuis le drame, il n’était plus jamais passé en voiture.

Il arrivait presque. La route commençait à descendre et à tourner, le virage prenait forme. Derrière, au loin, Lamorlaye semblait emmitouflée dans un linceul de verdure. Et devant, s’ouvrait un arc de bitume sombre, pareil à une faux. Puis, une borne N16 blanche et jaune. Juste là.

Tremblant, Stéphane relut avec précaution sa feuille de papier. Le rapport de gendarmerie indiquait que le choc avait eu lieu à dix-huit mètres de la borne, exactement.

Stéphane s’enfonça dans les bois pour essayer de retracer précisément le trajet de sa voiture, tel que la végétation déchirée en cet endroit le lui suggérait. Même deux mois plus tard, les branches cassées et les arbustes arrachés jonchaient encore le sol. La nature se refusait à oublier.

Il aperçut enfin le petit chemin de terre noté sur le rapport. D’après les autorités, la fillette et ses parents terminaient leur randonnée, de Chaumontel à Lamorlaye. Un sentier qu’ils pratiquaient plusieurs fois par an.

Puis il vit l’arbre, et sentit son cœur se serrer de tristesse. Ce hêtre à l’écorce scarifiée, saignant encore des morceaux de ferraille broyée. Stéphane manqua de faire demi-tour mais il continua à avancer.

Ses doigts effleurèrent le tronc glacial. Et tout remonta, d’un coup. Il se plia en deux.

L’impact n’avait pas pardonné. Depuis la route, son véhicule avait chassé sur le bas-côté, dévalé la pente, croisé ce chemin puis tué la fillette devant le regard de ses parents. Ensuite, choc latéral contre un arbre, torsions de tôle, déclenchement de l’airbag de la Mercedes. Stéphane avait alors regardé ses deux mains ensanglantées, avant de sombrer. Ce jour-là, il ne roulait pas en Ford, comme à son habitude, sinon, lui aussi serait mort. Une chance incroyable d’avoir pris l’autre voiture, avait-on dit.

Une chance incroyable…

Il ferma les yeux, plaça ses mains sur ses oreilles. Et se mit à hurler. Ces images ne cessaient de le hanter. Devenait-il réellement dingue ? L’avait-il toujours été ?

Il s’enfuit, au bord des larmes.

Il remonta péniblement le raidillon vers la nationale et se traîna jusqu’à la borne N16. Là où, d’après les gendarmes, il avait commencé à freiner. Il se baissa vers l’asphalte, juste à l’endroit des traces de pneus, encore nettement visibles. En pleine courbe. Les marques s’étendaient sur trois mètres, avant que la voiture quitte sa trajectoire.

Stéphane revivait chaque seconde de son accident. Et chaque seconde précédant son accident. Pour la gendarmerie, et à la vue des traces caractéristiques sur le bitume, il avait appuyé sur la pédale de frein en voulant éviter un cerf ou un sanglier. Il était courant que les animaux sauvages traversent la route à cet endroit, comme l’indiquait le panneau de signalisation.

Mais Stéphane n’avait vu ni cerf, ni sanglier. On prétendait que le choc, le traumatisme crânien, lui avait fait perdre la mémoire. Mais lui était certain du contraire. Il n’avait rien vu.

Il fixa encore le sol, attentivement, puis les alentours. Rien, aucun élément prouvant qu’il n’était pas fou, taré, allumé. Il avait bien freiné sans raison.

Il s’enfonça dans le bois et retourna auprès de l’arbre, par le petit sentier. Là, il s’assit par terre et empoigna le dictaphone numérique. Il chercha parmi les fichiers, jusqu’à tomber sur le bon : une séance d’hypnose menée par un ami, datant d’environ un mois et demi, le 18 mars 2007. Quelques jours après sa sortie de l’hôpital. Pour la première fois, il la réécouta.

« … La voiture part sur le côté ! Je crie, je…

— Stop ! Ma voix, tu écoutes seulement ma voix. On revient légèrement en arrière. Juste avant ton coup de frein. D’accord ?

— D’accord.

— Donc, tu es en train de rouler. Tu quittes Lamorlaye, t’engages sur la nationale 16. Ensuite ?

— J’ai mis la radio. C’est Nothing Else matters. J’adore cette chanson.

— Tu es détendu, ce jour-là ?

— Très. J’ai rendez-vous avec un chef décorateur et un producteur, pour une grosse commande. Le ciel est bleu, il ne fait pas froid. Je roule les fenêtres ouvertes.

— Bien. Tu atteins presque le virage, il est à une dizaine de mètres. À combien roules-tu ?

— Soixante-cinq à l’heure, environ. Je… Je croise une voiture qui roule vite.

— Quel genre de voiture ?

— Je ne sais plus.

— Ensuite ?

— Je ralentis encore. Je suis dans la montée, et… je vais aborder le virage.

— Très bien. Et là, que fais-tu ?

— Je… Je vois une borne jaune et blanche, sur la droite. Elle… Elle indique N16 ! N16 ! Je me mets à freiner ! J’appuie sur la pédale, de toutes mes forces !

— Pourquoi ? Pourquoi tu te mets à freiner ? Qu’as-tu vu d’autre derrière ou devant la borne N16 ? Regarde bien Stéphane. Regarde bien.

— Rien. Il n’y a rien d’autre. Juste la borne kilométrique.

— D’accord, juste la borne. Pourquoi tu freines ?

— Je ne sais pas. Je ne sais pas !

— On revient un peu en arrière. Tu roules tranquillement… Tu écoutes la musique… Tu aperçois la borne… Et là, tu appuies sur la pédale de frein, de toutes tes forces. Pourquoi ?

— Parce que je…

— Parce que quoi ?

— Parce que je me suis vu freiner ! Je me suis vu freiner à cet endroit, alors j’ai freiné !

— Quand t’es-tu vu freiner ?

— Je… Je n’en sais rien…

— Dans un rêve ?

— Non. Je ne me souviens jamais de mes rêves.

— Jamais jamais ?

— Jamais.

— Tu t’es vu freiner en vrai, alors ? Une impression de déjà-vu ?

— Je… Je ne sais pas. Je ne sais pas !

— Tu te réveilles Stéphane ! »

Stéphane arrêta le dictaphone et le laissa tomber dans la terre, à côté de la photocopie du rapport de gendarmerie. Sa casquette était trempée de sueur.

Il demeura silencieux, insensible aux éléments qui l’entouraient. Ne restaient que le crissement d’un coup de freins, et les couleurs jaune et blanche de la borne.

Il se leva brusquement, traversé par un ressac d’adrénaline.

Il regarda sa montre, et se mit soudain à courir.

Il pourrait encore arriver à temps.



Elle était bien là, debout, serrée dans une longue veste noire qui lui descendait jusqu’aux chevilles. Ses épaules voûtées, le mouvement désordonné de ses cheveux dans son cou la Vieillissaient considérablement. À quarante ans, la mère de Gaëlle Montieux se retrouvait privée du sens de sa vie.

Dans leur vase, les chrysanthèmes frémissaient, beaux dans la douleur qu’ils manifestaient.

La femme se retourna vers Stéphane, puis plongea à nouveau son regard vers la tombe.

— Les fleurs… Je savais que c’était vous. J’ai toujours su…

Elle gardait les yeux fixés sur la plaque de marbre, sans pleurer. Après quelques secondes de silence, Stéphane osa enfin demander :

— Madame Montieux… J’ai besoin de savoir… Quelque chose d’important pour moi… De très important… Dans le rapport de gendarmerie, il… il était stipulé que vous pratiquiez le sentier plusieurs fois par an, avec votre mari et…

— Que voulez-vous ?

Ton sec, tranchant. Stéphane ramassa un chrysanthème et le remit bien en place. Il continua, sans oser la regarder :

— Dites-moi si la borne jaune et blanche, dans le virage, vous suggère quelque chose.

Eva Montieux s’accroupit devant la sépulture, en caressa la surface lisse.

— Un ami détective a enquêté sur vous, dit-elle.

— Sur moi ? Mais…

— Sur des choses qu’on ne trouve pas dans les rapports de police, des éléments qui n’intéressent pas les gendarmes, mais qui moi m’intéressaient. Votre passé.

Stéphane crispa ses doigts sur son jean taché de latex.

— Mon passé ? Mais… Mais pourquoi ?

— Je voulais tout connaître de l’assassin de ma fille. Où vous viviez avant, le prénom de vos parents, votre métier, vos passions. Et pourquoi votre fichue bagnole se trouvait là, à ce moment-là.

— Vous… Vous ne savez rien de moi…

— Ça fait mal d’être un enfant adopté ?

Elle leva sur lui ses pupilles enflammées.

— Vous prétendez toujours que je ne sais rien ?

Stéphane sentit le sol se dérober sous ses jambes. Elle venait de le poignarder.

— Dans mon malheur, il y a néanmoins quelque chose qui me rassure, dit-elle avec beaucoup de dureté dans la voix. C’est le fait que jamais vos enfants ne vous verront vieillir, puisque vous ne pouvez pas en avoir. Il y a une justice, quelque part.

Stéphane se mordit l’intérieur des joues, les larmes montaient dans ses yeux.

— Mes dossiers médicaux, ma stérilité. Comment vous…

La femme arracha un à un les pétales d’un chrysanthème.

— Avec l’argent, on peut briser des montagnes, vous le savez bien. Et si on parlait de la petite Ludivine Coquelle ?

— Non, je…

— Juillet 1992, vous aviez quinze ans. Vous vous rappelez ? La voie de chemin de fer, à Coye ? Seulement à quelques kilomètres de Lamorlaye. Oui, bien sûr. Comment oublier ?

— Arrêtez !

— Et en 95 ?

— Arrêtez, je vous dis !

Elle serra son poing sur les pétales. Un démon l’habitait.

— Juillet 1995. Vous venez d’obtenir le permis, et déjà un accident ! Vous faites une sortie de route et vous vous enfoncez dans un champ, ravageant une clôture et tuant deux moutons. Pas de victimes humaines, cette fois, mais aucune explication logique à votre freinage. « Vous pensiez qu’il y aurait quelqu’un », selon vos explications. Cela vous vaudra quelques séances chez un psychiatre, ainsi qu’un traitement médicamenteux. En 98, vous tirez la sonnette d’alarme dans un train et sautez en marche, sans raison. Vous vous retrouvez à l’hôpital, en morceaux, mais miraculeusement vivant. De nombreux passagers n’ont malheureusement pas eu cette chance… Ils sont morts à cause de vous ! Car en actionnant le signal d’alarme, vous avez entraîné un dysfonctionnement des freins et provoqué le déraillement du train !

La justice vous fichera rapidement la paix, mais à nouveau le psy, les traitements. Quel lourd passé psychiatrique… Qu’en a pensé votre femme ?

Stéphane bondit et se retint de lui serrer la gorge.

— Assez ! Assez, vous m’entendez ?

— Qui êtes-vous, Stéphane Kismet ? Mais qui êtes-vous donc pour être impliqué dans tant de drames ?

Il secoua la tête.

— Je n’en sais rien. Je vous jure que je n’en sais rien.

Elle considéra de nouveau la tombe, sans plus de haine, vidée de tout.

— Votre vie est jalonnée par des accidents incompréhensibles, et ma fille en fait désormais partie. Pourquoi elle ? Pourquoi votre destin est-il venu se fracasser contre le sien ?

Stéphane s’essuya les yeux du dos de la main.

— J’aimerais tant le savoir.

— C’est cela que je n’arrive pas à comprendre… Ma fille croyait énormément en Dieu, elle priait chaque jour, elle… elle aurait dû vivre. Et vous, croyez-vous seulement en Dieu ?

— Comment pourrais-je croire en Dieu ?

Il ajouta, après un silence pesant :

— Je n’ai jamais mis les pieds dans une église.

— Pourquoi ?

— Parce que… Parce que je ne peux pas.

— Le diable non plus ne peut pas entrer dans une église.

Plus un seul murmure dans le cimetière. La nature semblait retenir son souffle. Eva Montieux se força à sourire, alors qu’une larme mouillait sa joue.

— Quand… Quand on revenait de randonnée, avec Luc et… Gaëlle, on allait toujours voir une rivière dans la forêt, une petite rivière censée porter chance. À trois, on y allait toujours à trois.

Elle étouffa un sanglot, avant d’ajouter :

— Je me suis répété le scénario des centaines et des centaines de fois.

Stéphane aurait aimé lui prendre la main, la soulager un peu, mais il resta figé. À ses yeux, il serait toujours le monstre qui avait fauché sa gamine.

— Quel scénario ?

— Celui de l’accident.

— Expliquez-moi.

— On marchait dans le bois, à quelques mètres de la nationale. La borne, là où on traversait toujours pour rejoindre la rivière, était à une vingtaine de mètres de nous. On allait bientôt l’atteindre quand Gaëlle nous a demandé de nous arrêter, parce qu’elle devait refaire son lacet. Alors, on s’est regroupés, avec mon mari, à côté de l’arbre que… que vous avez percuté. Elle a eu du mal à enlever un nœud, ça lui a bien pris une minute. C’est à ce moment-là, quand elle terminait enfin son lacet, qu’on a entendu votre horrible coup de frein. Si… Si Gaëlle n’avait pas eu à refaire son lacet, nous nous serions probablement trouvés au milieu de la route, quelques mètres après la borne où vous avez commencé à freiner.

Stéphane était anéanti, un trou noir l’aspirait.

— Triste coup du sort, non ? fit-elle en se tamponnant les pommettes avec un mouchoir. En voulant éviter ma fille là où elle aurait dû se trouver s’il n’y avait pas eu ce nœud à défaire, vous l’avez tuée ailleurs… Comme si… Comme si quoi qu’on fasse, la mort de Gaëlle était programmée. Je crois savoir ce que vous êtes, pourquoi vous vous trouvez sur cette Terre. Vous venez prendre la vie des gens.

Elle baissa les yeux, puis les releva.

— Vous êtes la Mort.


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