16. VENDREDI 4 MAI, 17 H 53


Vic Marchal venait d’enfiler son blouson et s’apprêtait à quitter le bureau quand Wang débarqua, excédé de sa journée. Lui dont la coupe de cheveux était toujours propre et nette − un magnifique bol d’ébène −, arborait cette fois de méchants épis.

— Alors ? demanda-t-il. Du neuf ?

Les yeux gonflés, Vic éteignit l’écran de son ordinateur.

— Pas grand-chose. On a ratissé large sur la région parisienne, je me garde trois ou quatre coups de téléphone pour la route du retour. Alors… quelques orteils gangrenés… un homme de quatre-vingt-huit ans, amputé à Henri Mondor pour avoir laissé pourrir l’une de ses jambes… un jeune retrouvé entre la vie et la mort après s’être tranché accidentellement le pied à la hache, et puis… et puis encore d’autres cas qui ne semblent pas coller avec nos recherches. Tout cela restera néanmoins à vérifier, bien évidemment.

— Et pour la morphine ?

Vic laissa échapper un bâillement. Il n’avait qu’une envie : rentrer chez lui au plus vite et se coucher.

— Trop compliqué. Les vols de morphine sont hyper-fréquents. Dans les pharmacies, les hôpitaux, où les stocks diminuent mystérieusement. Il va falloir du temps. Et des ressources.

— Des ressources, ouais. Comme toujours.

— Et vous ?

Wang avala un « souffle du dragon ».

— Tu en veux un ?

— J’adore, mais non, merci.

— Côté porno et anciennes relations, ça risque aussi de traîner en longueur. On a déjà cuisiné pas mal de monde. La plupart des gens qu’on a vus croyaient qu’elle habitait encore dans le 16e, ou sont réglo pour cette nuit-là. Ce qui est chouette, dans le porno, c’est qu’ils ont des alibis la nuit, contrairement à nous, les gens normaux.

— Tu nous considères comme normaux ?

— À moitié.

— Ça me rassure. À moitié…

— Côté technique, on avance. Joffroy a des nouvelles du labo, concernant le… enfin le truc dans sa bouche.

— L’écarteur.

— L’écarteur, ouais. Un machin sans âge qu’on utilisait pendant votre guerre de 14 pour réparer la gueule des blessés et les empêcher de bouger leurs mâchoires. À l’époque, la chirurgie, c’était plutôt scie et marteau.

— Un objet vieux de presque cent ans. Pourquoi il n’a pas pris un truc plus récent ? On aurait affaire à un collectionneur ? Un passionné de guerre ?

— Possible… Les poupées non plus ne datent pas d’hier. Il faudrait faire le tour des brocantes, des puces, des trucs dans le genre. Bref, des pistes de plus à explorer.

— Quoi d’autre ?

Moh fit rouler sa tête d’une épaule à l’autre.

— Tu veux rire un peu ?

— Pas vraiment… Je rentre.

— Viens voir deux minutes.

Vic regarda sa montre.

— Je dois partir, là. Je n’ai pas dormi de la nuit, et ma femme m’attend.

— Faut les habituer à poireauter. Amène-toi…

Il l’entraîna au rez-de-chaussée, devant l’une des salles de dégrisement.

— Wouah ! s’exclama Vic en grimaçant. C’est qui ce clodo ?

— On l’a ramassé à proximité des studios de cinéma Calendrum. T’as déjà vu un nez de cette taille-là ?

— C’est un vrai ?

— Cent pour cent.

— Merde…

Ils s’approchèrent.

— Il traîne presque tous les jours dans le coin où habitait Leroy, surtout lors des tournages.

— Fan de cinéma ?

— Il a une tronche de fan de cinéma ?

— C’est lui, les bouteilles de vin, en face de chez Leroy ?

— Exact. Il vient régulièrement récupérer la bouffe de la cantine de l’équipe dans les poubelles. La bouffe et la picole entamée, surtout. En ce moment, c’est l’orgie pour lui, ils tournent depuis deux semaines un film d’horreur à gros budget, avec Carla Martinez.

Vic écarquilla les yeux.

— Tu déconnes ? J’adore cette actrice ! Tu l’as vue ?

Wang considéra l’ongle de son auriculaire.

— En chair et en os, mec.

— Et ?

— Je sais pas, elle était couverte de sang. J’ai demandé, ils utilisent du sang de porc. Bref, notre mec s’appelle Raymond. Réré. Et il prétend avoir vu quelque chose, la nuit du meurtre.

L’homme végétait dans un coin, jambes écartées, yeux de salamandre. Peut-être cinquante ans. Ou dix de moins. Ou vingt.

Wang s’accroupit devant la grille.

— Eh, Réré ! Tu veux bien encore nous raconter ce que t’as vu, avant-hier ?

Le clochard agita la main devant lui, en bon chasseur de mouches.

— Vous m’emmerdez…

— Il en tient une belle, chuchota Vic. On gagnerait du temps si tu me briefais toi-même.

Réré tendit l’index.

— Il est venu mater la petite fée, lui aussi ?

— Oui Réré, la petite fée. Tu te rappelles de la petite fée ?

Il se frotta le nez.

— Oh ! Elle était belle ! Toute minuscule, comme ça…

Il leva le bras au-dessus de la tête.

— Avec des petits yeux tout noirs.

Vic se gratta le front, les sourcils relevés.

— Et elle a fait quoi, la petite fée ? poursuivit Wang.

— Elle… Elle est rentrée dans… sa maison avec… tous ses amis. On t’a déjà dit que tu ressemblais à Bruce Lee ?

— Ouais, toi, il y a une heure. Elle est rentrée comment ?

Le clochard mima de grands mouvements d’ailes.

— Elle marchait pas, elle volait. Comme ça ! Avec deux grillages blancs pour les ailes !

— Ah, elle volait. Une femme, donc ?

— Les petites fées, c’est forcément des nanas. T’es pas seulement bridé, t’es con aussi.

— Et avec quels amis elle est rentrée ?

— Des nains. Nus comme des vers, et tout chauves…

Les flics échangèrent un regard entendu. Tous deux pensèrent aux poupées. Vic s’accroupit auprès de Wang.

— Et quoi d’autre ? Qu’est-ce que tu as vu d’autre ? Sa voiture ?

Réré sourit sous le fouillis de sa barbe argentée. Il désigna des étoiles imaginaires.

— C’était un vaisseau spatial en métal, tout gris.

— Tu te rappelles de l’heure ?

Plus de réponse. Déconnexion.

Vic et Wang se relevèrent.

— Va falloir patienter qu’il dessaoule, ragea Vic.

— Il est sobre, là.

— Merde.

— Il baragouine la même chose en permanence, sans donner davantage de détails. La fée avec ses ailes blanches, les amis, le vaisseau spatial gris. Le truc complètement incohérent.

— Voiture ou camionnette grise alors ?

— Non, tu crois ? On peut pas vraiment se fier à ce qu’il dit, t’as pas remarqué ?

— Et cette histoire de petite fée ? Il aurait pu voir une femme, non ?

— Ou un hippopotame, ou une girafe. Ce gars délire grave.

— Un habitué du coin, tu dis ?

— Selon l’équipe de tournage, il fouille tous les jours dans leurs poubelles. Il squatte juste en face de chez Leroy. Chaque matin le proprio de l’entrepôt ramasse des bouteilles de rouge devant ses portes.

Vic posa un doigt sur ses lèvres.

— Ça tendrait à prouver que le tueur n’avait pas l’habitude de se rendre chez Leroy en tant que « client ». Sinon, il aurait fait attention à la présence de ce clochard. Et il n’aurait pas eu besoin de fracturer la porte. Ça tendrait aussi à prouver qu’on n’a pas affaire à un de ces tarés qui épient leurs victimes des semaines à l’avance, façon « Dragon rouge ».

Dragon rouge, ouais. Je connais le film, répliqua Wang.

Vic réfléchit en se caressant le menton.

— Pourtant, il est méticuleux. Pense aux poupées, aux aiguilles, à la morphine, au vinaigre…

Le jeune lieutenant remonta la fermeture de son blouson jusqu’au cou.

— Ce type a peut-être croisé Leroy une fois, une seule petite fois, et il a décidé d’en faire sa victime. Il frappe alors très vite, probablement dans la semaine. Sadisme, crime élaboré, organisé et filmé, volonté probable de transmettre un message. Merde, ça craint. Tu sais ce que ça pourrait signifier ?

Wang se frictionna les mâchoires.

— Arrête, mec. En quinze ans de carrière, je n’en ai vu qu’un seul.

— Un tous les quinze ans, ça me paraît possible, non ?

— Allez, tire-toi. Va plutôt mater Dragon rouge, et me casse pas les couilles avec tes tueurs en série. On n’a qu’un seul crime je te signale ! C’est quoi cette manie des jeunes de n’avoir que ce mot à la bouche ?

— Ce n’est pas moi qui l’ai prononcé, je n’ai jamais parlé de tueur en série. C’est toi.

Wang lui tendit un doigt d’honneur, et annonça :

— On va boire un coup dans une heure, avec Joffroy et deux, trois collègues. On se réunit tous les vendredis soir. T’en es ?

— Non, désolé, Céline m’attend.

— Les autres aussi ont une gonzesse à la maison, et alors ? Tu veux un bon conseil ? Viens avec nous. On n’a pas encore vu ta première biture.

Vic secoua la tête.

— Je ne bois pas d’alcool, désolé.

— Dans ce cas, te plains pas s’ils t’ont pas à la bonne, mec. Tu mets des baskets, tu brosses Mortier dans le sens du poil, et tu crois que ça te rend intouchable ? Flic, c’est pas que traîner sur des scènes de crime.

Sur ce, Vic se retourna et disparut.

Avec la furieuse envie de lui coller son poing dans la figure.


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