34. SAMEDI 5 MAI, 20 H 48
— Garez-vous plus loin, s’il vous plaît, dit Vic en rempochant sa carte de police. Là-bas, juste derrière ma voiture.
La couleur, le pare-brise fissuré… Stéphane reconnut le véhicule croisé sur le parking des Trois Parques.
— Comment m’avez-vous retrouvé ?
Ce fut la seule phrase qui lui vint à l’esprit. Vic l’observa, légèrement surpris.
— C’est si important que cela ?
Stéphane se demanda s’il ne perdait pas la tête.
— Votre arme, c’est un Sig Sauer ?
— Exact. Vous vous y connaissez ?
— Je… On… On les utilise, pour les tournages de polars.
Stéphane ne savait plus ce qu’il devait dire, ni ce qu’il devait faire. L’arme de ses rêves appartenait probablement à ce flic. Comment arriverait-elle en sa possession ?
— Il y a quelque chose d’étrange, dit Vic en constatant la nervosité de Stéphane. Un policier débarque dans votre voiture, et vous ne lui demandez pas ce qu’il fait là, mais comment il vous a retrouvé. Dans votre métier, vous en voyez souvent, des policiers de la Criminelle s’installer dans votre véhicule ?
Malgré toutes les questions qui l’assaillaient, Stéphane savait qu’il devait la jouer serré. Les flics n’étaient pas le genre de personnes avec qui on pouvait parler de prémonitions. Pour eux, ce mot risquait fort de rimer simplement avec préméditation. D’un autre côté, il fallait qu’il en apprenne le plus possible au sujet de ces femmes mutilées. Il improvisa.
— Le réceptionniste des Trois Parques m’a parlé d’un policier qui semblait me chercher. Je suppose que vous menez une enquête qui vous a conduit vers ce sinistre établissement, et que vous souhaitez m’interroger parce que je m’y suis rendu ? Enquête de routine ?
Vic hocha la tête en souriant. Stéphane lut dans ce sourire toute la jeunesse et l’inexpérience de son interlocuteur.
— Tout à fait exact, répliqua Vic. Vous m’ôtez les mots de la bouche. A croire que vous devinez l’avenir.
— Peut-être, après tout. Il s’agit d’une affaire de meurtre ?
— De mieux en mieux. Vous en savez des choses.
— La Criminelle se déplace rarement pour des histoires de sacs volés. Ce qui me surprend plus, c’est votre âge. Votre accent… Vous êtes nouveau ?
Vic remballa sa bonne humeur pour prendre une expression plus déterminée.
— Bon, venons-en au fait. Vous travaillez pour un film intitulé Le Vallon de sang, qui se tourne en ce moment même dans les studios Calendrum. Vous vous êtes rendu dans cette zone récemment ?
— Pas depuis une bonne quinzaine de jours. Pourquoi ?
— Que faisiez-vous aux Trois Parques hier ?
Stéphane garda un ton calme.
— J’observais.
Vic jeta un œil vers l’appareil photo numérique qu’il avait posé en face de lui.
— Vous observiez… Quoi, les oiseaux migrateurs ? Les glands dans les chênes ?
— Un policier avec de l’humour ? C’est bien ce que je pensais. Vous débutez. Je cherche l’inspiration pour la création de nouveaux monstres. Je parcours ainsi tous les lieux insolites qui me tombent sous la main. Catacombes, laboratoires de biologie, nécropoles, hôtels bizarroïdes, et j’en fais ensuite une espèce de grosse soupe, dans mon cerveau.
Vic regarda loin devant lui, les yeux mi-clos.
— D’après le type au moignon, Grégory Mâche, vous avez tenté de vous saigner avec un couteau dans votre voiture. Drôle de comportement pour un simple observateur.
Stéphane se pencha, fouilla à l’aveugle sous son siège et ramassa l’une des deux pommes qu’il avait embarquées avant de se rendre aux Trois Parques.
— Cette brute est entrée dans ma Ford alors que je m’apprêtais à éplucher ma pomme. Et il m’a volé mon couteau. J’y tenais beaucoup. Il venait de mon père adoptif, on ouvrait les poissons avec.
— Je vois.
— Dites… Pendant ma tournée des endroits insolites, j’ai découvert un impressionnant musée sur les maladies congénitales. Dupuytren, vous connaissez ?
Vic contracta imperceptiblement les mâchoires. Les propos de Kismet s’accordaient parfaitement avec ceux de sa femme. Et Wang, entre-temps, avait appelé pour confirmer l’alibi du restaurant.
Stéphane Kismet n’était pas coupable.
— Pourquoi ai-je l’impression que c’est vous qui m’interrogez, et non l’inverse ? répliqua le jeune flic.
— Un homme, qui sait exactement où je me trouve, entre dans ma Ford et s’installe à son aise, comme bon lui semble. J’ai bien le droit d’en savoir un peu plus, non ?
— Bon, reprenons. Depuis quand menez-vous vos observations aux Trois Parques ?
— Oh, depuis hier seulement. Je faisais des recherches sur Internet, j’ai découvert l’existence de ce lieu qui m’a paru intrigant, et de ce fait, je m’y suis précipité.
— Alors vous êtes allé à Dupuytren l’après-midi, et aux Parques le soir ?
— Comment savez-vous que je suis allé à Dupuytren dans l’après-midi ? Ou alors…
Stéphane eut une bouffée de chaleur. D’un coup, le cheminement des événements se dessina dans sa tête.
— C’est ça ! Vous aussi, vous vous êtes rendu là-bas ! En rapport avec votre affaire !
— En effet.
Stéphane claqua des doigts, il s’agita comme un mobile déréglé.
— Et c’est de cette manière que vous êtes remonté jusqu’à moi. Parce que j’ai laissé ma carte au conservateur ! Vous vous êtes rendu chez moi, et… et alors que j’appelais ma femme, vous avez tout entendu ! Voilà pourquoi elle paraissait si bizarre !
— Décidément. On ne peut rien vous cacher.
Stéphane désigna le billet jaune du musée que Sylvie avait posé au-dessus de la boîte à gants.
— Vous devez me dire pourquoi votre enquête vous a amené jusqu’à ce musée.
— Pourquoi je le ferais ?
— Parce que… Parce que pour une raison que j’ignore, je suis concerné par votre histoire. Ecoutez Victor, je crois que le destin a décidé de notre rencontre.
— Qu’avez-vous dit ?
— Que je croyais que le destin…
— Non, avant. Comment m’avez-vous appelé ?
— Victor, pourquoi ?
Le lieutenant de police fronça les sourcils.
— Comment savez-vous que je m’appelle Victor ? Personne ne m’appelle Victor.
La lèvre supérieure de Stéphane se mit à trembler.
— Parce que… Parce que c’était écrit sur votre carte de police.
Les deux hommes se jaugèrent en silence. Vic inspira longuement puis s’empara de l’appareil numérique, devant lui.
— Pas mal, votre reflex. Moi, j’avoue que j’hésite entre un reflex et un bridge. Vous pensez qu’il y a une réelle différence ?
— Laissez ça, s’il vous plaît.
Vic le soupesa, fit mine de s’intéresser à l’optique et l’alluma.
— L’écran est vraiment génial. Très lumineux.
— Que faites-vous ?
Vic empêcha Stéphane de reprendre l’appareil et, malgré ses protestations, fit défiler les photos sur le petit écran LCD. Il ne découvrit d’abord que des images de prothèses, puis… une gamine dans la rue, que Kismet avait photographiée depuis l’intérieur de son véhicule.
Il releva un regard sombre.
— Pourquoi vous photographiez une petite fille à la dérobée ?
— Je… Je ne peux rien vous raconter. Vous seriez la dernière personne à me croire sur cette planète.
— Vous pouvez toujours essayer. On verra ensuite.
— Non. Dites-moi d’abord ce que vous faisiez au musée Dupuytren. Dites-le-moi.
Le policier fixait les mains de son interlocuteur, crispées sur le volant. Stéphane Kismet croyait en quelque chose. Il croyait en quelque chose dur comme fer, mais Vic était absolument incapable de deviner quoi.
Il sentit qu’il devait lâcher un peu de lest pour comprendre.
— J’enquêtais sur un vol.
— La porte forcée… Le conservateur m’a menti. Quel vol ?
— Sirénomélie, ça vous parle ?
Il passa comme un flux dans le regard des deux hommes. Vic sut que Kismet ne jouait pas la comédie, il ne simulait rien du tout.
— Votre homme a volé un bébé sirène ? Mais pourquoi ?
— Confidentiel, désolé. Pourquoi cette histoire vous intéresse-t-elle tant ?
— Je… Je recherche aussi le sensationnel, voilà pourquoi, improvisa Stéphane. Un voleur de monstres est sans doute un monstre lui-même.
Il ferma un instant les yeux, essayant de se remémorer l’intégralité de ses rêves. Les photos des victimes mutilées, les messages sur les murs de la chambre 6, la conversation téléphonique avec ce flic. Rien en rapport avec un bébé sirène.
— À vous, votre histoire, dit Vic.
Stéphane jouait avec le feu, mais il fallait faire parler le lieutenant. Il se mit à raconter :
— Ma femme ne vous a parlé de rien, sur mon passé ? Mes… flashes ?
— Rien du tout. Nous avons seulement discuté de vos créations.
— Depuis tout jeune, j’ai comme… des flashes. Des événements, que je sens juste avant qu’ils se produisent.
Vic ne trahit aucune émotion. Céline croyait aussi en ces bêtises-là, aux pouvoirs de l’esprit, au karma et compagnie. Mais pas lui. Pas un flic de la Criminelle, pas un passionné d’échecs, pas un fils né d’une famille de policiers. Néanmoins, il joua le jeu, même si cela était inutile puisque Kismet avait a priori un alibi pour la nuit du meurtre.
— Vous voulez dire… des visions ?
— Pas vraiment. Ni des intuitions, ni des prémonitions. J’ignore comment les définir. Je n’ai pratiquement jamais rêvé de ma vie. Enfin si, je rêve comme tout le monde, mais… mais je ne me souvenais jamais de rien. Ça arrive souvent aux somnambules.
— Moi aussi, je me souviens rarement de mes rêves, si ça peut vous rassurer. Et vous êtes somnambule ?
— Depuis l’enfance, mais pas toutes les nuits, heureusement, et je ne m’éloigne jamais vraiment de l’endroit où je me couche. Bref, j’avais une dizaine d’années et mon père adoptif n’arrêtait pas de m’emmener à la pêche, très tôt le matin, dans les torrents des Vosges. Pour me réveiller, il se passait un vieux masque de Dracula sur le visage, vous savez, ces ignobles machins en plastique avec un élastique. Il se penchait là où je dormais, le sol, mon lit, le coin de ma chambre, et m’agitait doucement le bras. Et quand j’ouvrais les yeux…
— Drôle de façon de réveiller un enfant.
— Je vous affirme que ça fonctionnait. À chaque fois, je bondissais. Il voulait m’élever à la dure, faire de moi un homme. Mon père adoptif était un montagnard, vous comprenez ?
— Parfaitement.
— Le soir, là où les parents racontent en général des légendes avec des princesses, lui me parlait de monstres, de loups-garous qui m’emporteraient si je me comportais comme un gamin, si je continuais à déambuler ainsi la nuit, si je pleurais. J’étais terrorisé. Je m’endormais avec la peur au ventre. Et pourtant, je ne me réveillais jamais en sursaut, jamais de cauchemars, rien. Rien ne sortait de mon esprit, tout s’y… emmagasinait.
— Et… c’est pour cette raison que vous fabriquez vos monstres. Tout ressort par vos mains aujourd’hui.
— C’est ce que racontent les psychiatres que j’ai rencontrés.
Il laissa planer un silence, avant de poursuivre :
— Je ne rêvais pas, du moins je le croyais, mais tout au long de ma vie, je… je me suis vu effectuer des actions d’une manière si forte que je me sentais obligé de les réaliser. Comme une impression de déjà-vu, mais à la force décuplée…
Vic l’interrompit.
— Du genre, vous vous voyez monter des escaliers, en vous disant : « Mais j’ai déjà monté ces escaliers. Et maintenant, je sais qu’une femme va sortir sur son palier. » Et au moment où vous pensez cela, elle sort sur son palier, sauf que vous ignorez si vous l’avez pensé juste avant, ou précisément alors qu’elle sortait. Ça m’arrive tout le temps. Il paraît que c’est physique, l’information de chacun des deux yeux qui arriverait décalée dans le cerveau.
— Non, pas dans mon cas. Je fais des actions sans rapport avec une suite logique d’événements. En 1998, je prenais le TER pour Rennes. À cette époque, on pouvait encore descendre les fenêtres. À un moment donné, quand j’ai aperçu une maison rouge avec des tuiles noires, incrustées de tuiles blanches qui indiquaient la date 1918, j’ai soudain vu le train dérailler. Une vision d’une force telle que je me suis jeté sur le signal d’alarme et que j’ai sauté par la fenêtre.
— Wouah !
— Je me suis retrouvé en morceaux à l’hôpital, avec plus d’une dizaine de fractures et des hématomes partout. N’importe qui serait mort, mais pas moi. Miraculeusement vivant.
— Et le train ?
Le visage de Stéphane se décomposa.
— J’ai sauté en pleine courbe. D’après les survivants, le train a brusquement freiné et déraillé. Un défaut dans les freins, selon les experts.
Vic plaqua sa nuque contre l’appuie-tête et garda le silence quelques secondes.
— Bon sang… En croyant au déraillement du train, vous l’avez vous-même provoqué.
— Je… Je crois qu’il aurait déraillé, de toute façon. En fait, quand j’ai aperçu la maison avec ses tuiles, je n’ai pas réellement vu le train dérailler. J’ai su qu’il allait dérailler. Une partie de moi le savait. Comme si… Comme si quelqu’un me l’avait soufflé à l’oreille. Je n’avais d’autre choix que de tirer le signal d’alarme, et de sauter. Après, quand j’ai essayé de raconter cela, ça m’a valu de longues séances chez les psys. Tous ces passagers morts ou blessés par ma faute me hantaient. Les termes récurrents dans la bouche des spécialistes étaient : « hallucinations visuelles », « propension au suicide », « schizophrénie ». Mais je ne suis pas schizophrène. Tout est réel. Sans l’être vraiment. Enfin, je…
Vic hocha la tête.
— D’accord, monsieur Kismet…
— Vous ne me croyez pas, hein ?
— J’ai un peu de mal, voyez-vous.
Stéphane haussa les épaules.
— Normal, un policier est forcément quelqu’un de terre à terre. Même ma femme ne me croit pas. La seule solution qu’elle trouve est de m’envoyer chez des psys. À croire que je les attire, ceux-là.
Vic inspira et se redressa sur son siège.
— Les prémonitions, ce n’est pas trop ma tasse de thé. Selon moi, tout s’explique par la multitude des événements invisibles qui nous entourent. Au lycée, un prof m’avait par exemple parlé d’un écrivain, Roberston, qui, en 1890…
— … publiait un roman mettant en scène la tragédie du Titanic qui n’arriverait que vingt-deux années plus tard, je sais. Et je sais aussi ce que vous a dit votre prof. Que des centaines de milliers de livres et d’événements existent, constituant autant d’histoires, et que, forcément, les lois du hasard, de la probabilité et du temps qui passe impliquent que l’une d’elle se produira, au détail près, un jour ou l’autre. Plus il y aura de livres, d’images, de récits, d’événements, plus il y aura de… prémonitions.
— On peut dire cela, oui. Prémonitions, ou coïncidences, comme vous voulez.
Vic désigna l’appareil numérique.
— Et donc, la photo de la gamine ? Une vision, là aussi ?
Stéphane baissa les paupières.
— Je crois qu’elle va mourir. Bientôt.
Vic essaya de ne pas trop marquer son impatience et sa volonté de rentrer chez lui.
— D’accord… De quelle manière ?
— Noyée au fond d’une carrière inondée, Hennocque. Et je crois que Hector Ariez est mêlé à tout cela.
— D’où la raison de votre présence ici.
Vic comprenait mieux les explications du réceptionniste des Trois Parques et du conservateur du musée qui tous deux parlaient d’un comportement bizarre, limite agressif. Il saisissait mieux aussi la détresse apparente de Sylvie Kismet. Son mari semblait salement dérangé.
— Vous prenez des antidépresseurs ? Des neuroleptiques ? Des anxiolytiques ?
— J’ai arrêté… De la cochonnerie. Dites, vous allez enquêter sur Hector Ariez ?
— Désolé, mais cela ne se passe pas ainsi.
— Ah… Vous avez un enfant ?
— Non.
— Si vous aviez une gamine de l’âge de Mélinda, vous comprendriez.
Stéphane regarda la route, devant lui.
— C’est pour bientôt ? demanda-t-il.
— Quoi donc ?
— L’accouchement.
Vic tenta de cacher sa surprise.
— Qu’est-ce que vous racontez ? Ma femme n’attend pas d’enfant. Vous délirez ou quoi ?
— Pourquoi mentez-vous ?
— Vous arrêtez avec ça, d’accord ?
— La grossesse se passe mal ?
— Fermez-la, j’ai dit ! Ou je vous fiche mon poing dans la gueule !
Ce simulacre d’interrogatoire avait assez duré. Vic finit par tendre deux cartes de visite à Stéphane. Ce malheureux avait d’évidents problèmes psychologiques, beaucoup de soucis, mais rien qui puisse l’aider à faire avancer l’affaire.
— Vous avez toutes mes coordonnées, professionnelles et même perso, en cas d’urgence.
— Alors c’est tout ?
— Oui, c’est tout ! Quoi ? Vous voulez continuer à me raconter la fin des aventures du vilain petit canard ? Je vous contacterai, si besoin est. Point à la ligne. Et à votre place, je suivrais le conseil de votre femme et je retournerais voir un psy.
Vic sortit de la voiture. Stéphane l’imita et s’avança pour lui barrer le passage.
— Vous devez m’en dire plus sur votre dossier. Vous devez encore m’interroger !
Vic ne put s’empêcher de rire.
— Ça, c’est original ! Quelqu’un qui veut se faire interroger par la police ! On se rappelle si nécessaire, d’accord ?
— Écoutez ! Il va se passer des choses horribles, et…
— Il se passe des choses horribles tous les jours. Poussez-vous, s’il vous plaît.
Stéphane lui attrapa l’épaule. Vic le repoussa violemment.
— Virez vos pattes de là !
— Je… Je ne voulais pas. Excusez-moi, je… Dites-moi au moins sur combien de meurtres vous enquêtez ! Deux ? Deux meurtres ?
— Un meurtre. Et c’est déjà bien assez.
— Blonde ou brune ?
— Que disent vos visions ? lança Vic d’un ton exaspéré.
— Brune ?
— Désolé, mais elle était blonde. Il faudra porter plainte au bureau des visions foireuses.
Stéphane sentit une incroyable vague de détresse l’envahir. S’il se mettait à parler du corps de la blonde transpercé d’aiguilles, de celui de la brune saucissonné dans du barbelé contre un placard, il finirait en prison.
Il regarda les cartes de visite. Bientôt, il savait qu’il entrerait le numéro de Victor Marchal dans son téléphone à l’écran brisé. Et que les deux hommes, quoi qu’il arrive, allaient de nouveau se rencontrer. Dans le rêve, ils se tutoyaient.
Il savait aussi que la brune des photos allait mourir, sans qu’il ne puisse rien y faire.
Le jeune lieutenant démarrait, Stéphane se précipita soudain vers le véhicule et frappa au carreau. Vic baissa la vitre en soupirant.
— Quoi encore ?
— Un détail, un tout petit détail.
— Abrégez, s’il vous plaît.
— Est-ce que les nombres quarante-six ou quarante-sept vous évoquent quelque chose ?
— Ça devrait ? Au revoir, monsieur Kismet.
Stéphane recula et dit, sans quitter le lieutenant des yeux :
— Votre femme… Vous devriez vous trouver avec elle, en ce moment.
Derrière eux, un long croassement. Un corbeau faisait ployer une branche. Stéphane le fixa quelques secondes, et dit :
— Vous voyez, ce corbeau ? En Inde, on l’assimile à un messager de la mort. Il vient annoncer des malheurs inévitables.
Vic était à la limite d’exploser.
— Pourquoi vous me dites cela ?
— Aujourd’hui, j’ai échoué. Pas moyen de changer les choses. Et de ce fait… on se reverra bientôt, quoi qu’il advienne.
Arrivé au bout de la rue, perturbé, Vic jeta un dernier regard dans son rétroviseur sur Stéphane, immobile, planté au milieu de la chaussée.
Avec la furieuse impression d’avoir déjà vécu cette scène.