44. DIMANCHE 6 MAI, 17 H 53
Après le départ précipité de Vic, dans la matinée, Céline avait décidé de faire le ménage de fond en comble pour tenter de s’occuper l’esprit. Son mari avait quitté l’appartement sans même lui adresser la parole après avoir été, une fois de plus, appelé par la brigade. S’il ne fixait pas de limites, ils lui demanderaient de décrocher la lune.
Elle pria égoïstement pour qu’il plaque tout. Qu’ils puissent encore rentrer à Avignon, tant qu’il n’était pas trop tard.
Céline déballa la poussette laissée dans son carton depuis l’emménagement. Elle la déplia fièrement et la testa dans le salon, imaginant déjà le nourrisson y faire ses premiers gazouillis. Vivement la naissance.
La jeune femme alla ranger quelques objets dans la chambre du bébé, replaça méticuleusement des peluches orange et jaunes − des couleurs neutres, garçon ou fille – et ferma la porte au moment où l’on sonnait à l’interphone.
Elle décrocha, un peu surprise. Pouvait-il s’agir du père de Vic ?
— Madame Marchal ?
— Oui ?
— Je suis un ami de Victor. Je peux le voir ?
— Il est en déplacement, à Lyon.
— Je dois vous parler.
Céline hésita, puis appuya sur le bouton. Un ami de Vic, ici, à Paris ?
Elle se rua dans la salle de bains et se donna un coup de brosse à cheveux. Pantalon de jogging, pas maquillée, yeux lourds et gonflés de sa mauvaise nuit, bonjour la féminité ! Elle voulut se passer de l’eau sur la figure, mais on sonnait déjà.
— Oui, oui ! J’arrive !
En ouvrant la porte, elle ne put cacher un léger étonnement. L’intensité du regard, l’étroitesse de la bouche, l’homme en face d’elle ressemblait vaguement à son mari.
Troublé, Stéphane se racla la gorge et dit :
— Puis-je… Puis-je entrer quelques instants ?
Céline rejeta une mèche de cheveux sur le côté.
— C’est que… Euh… Oui, bien sûr. Je vous en prie. Excusez-moi pour la tenue, mais j’étais en plein rangement et…
— Pas de souci.
Le hall d’entrée était étroit, tout comme le salon où elle l’emmena. Stéphane se sentait gêné de pénétrer ainsi dans l’intimité du flic.
Discrètement, il observa le ventre de la jeune femme à travers sa tunique bleue et blanche. Pas flagrant, même quasiment invisible. Impossible de deviner sa grossesse.
Céline l’invita à s’asseoir dans le canapé, s’installa en face de lui et sembla attendre qu’il lui parle. Stéphane ne savait pas par où commencer, ni comment aborder le sujet. Il ignorait d’ailleurs de quel sujet il était réellement venu lui parler.
Il sortit la carte de visite de Vic, qu’il posa sur la table.
— Pour vous dire la vérité, je ne suis pas véritablement un ami de votre mari.
— Je m’en doutais. Personne ne l’appelle Victor. Vous êtes un collègue ?
— En fait, pas vraiment. Il est venu m’interroger hier soir, dans le cadre d’une enquête. Je vous rassure, je ne suis qu’un témoin, mais j’ai une information très importante à lui communiquer.
Céline fronça les sourcils.
— Dans ce cas, je ne comprends pas bien la raison de votre présence ici. Vous avez son numéro, vous ne pouviez pas l’appeler ?
— J’ai essayé, impossible de le joindre.
Céline soupira en secouant la tête.
— Oui, son portable n’arrête pas de se décharger. Et il n’a pas encore pris le temps de le changer. Ou plutôt, ils ne lui en ont pas laissé le temps.
— Vous parlez de ses collègues ? Sa hiérarchie ?
Stéphane remarqua le regard fuyant de son interlocutrice.
Elle semblait mal à l’aise. Il se redressa et lui tendit la main.
— Oh ! Pardon, je ne me suis même pas présenté. Je m’appelle Stéphane Kismet, et je travaille pour le cinéma. Dans le maquillage, plus exactement. Les E. T., Alien et autres vilaines bêtes, c’est moi.
— Vous savez, je ne regarde pas tellement la télé.
— Heureusement que tout le monde ne fait pas comme vous, sinon je n’aurais plus qu’à pointer aux Assedic.
Elle eut un sourire forcé. Stéphane se pencha vers l’avant.
— Votre mari ne vous a pas parlé de moi ?
— Pas du tout. Il ne me parle pas énormément de son travail. Je crois qu’en ce moment, il enquête sur une histoire de meurtres, mais je ne pourrais pas vous en dire beaucoup plus. Vous devriez me laisser vos coordonnées, il vous rappellera en rentrant.
Les yeux de Stéphane s’illuminèrent.
— Je vois que vous attendez un enfant ?
De minuscules fossettes se creusèrent sur les joues de Céline.
— Ça ne se voit pas ! Comment vous le savez ?
— Oh, j’ai juste aperçu des biberons emballés, sur la table de la cuisine. C’est pour quand ?
— Octobre, normalement.
— Garçon ou fille ?
Céline hésita à répondre. Pourquoi ne partait-il pas ?
— Je ne veux pas savoir. Vic voudrait, lui, mais… je suis un peu superstitieuse, et je pense qu’il faut garder la surprise jusqu’au bout.
— Il existe un truc populaire au Vietnam pour prédire le sexe d’un enfant. Si la procréation a lieu un lundi, un mercredi ou un vendredi, ce sera un garçon.
Céline inclina la tête, avec le sentiment que cet homme en savait plus qu’il ne le laissait entendre. On était dimanche, en fin d’après-midi. Pourquoi n’avait-il pas attendu le lendemain pour contacter Vic ? Pourquoi son déplacement jusqu’ici ? Et pourquoi être monté, malgré l’absence de son mari ?
Elle tenta de garder un ton assuré, même si, au fond d’elle-même, elle commençait à ressentir une certaine crainte.
— Vous semblez connaître mieux que moi les traditions de ce pays. J’en suis pourtant originaire, répliqua-t-elle.
— Ah oui ? C’est une contrée que j’adore, qui me passionne depuis l’adolescence. La première fois où j’ai cassé ma tirelire, c’était pour acheter un livre sur la Nam Tien.
— La marche vers le Sud…
Stéphane approuva d’un hochement de la tête.
— Avec mon épouse, nous devions partir en vacances là-bas.
— Devions ?
— Oui. Excusez-moi, mais c’est assez compliqué.
Céline se leva poliment.
— Comme je vous ai dit, monsieur, mon mari ne rentrera pas tout de suite. Et… Désolée, mais du travail m’attend.
Stéphane ne bougea pas d’un millimètre. La jeune femme comprit alors qu’il y avait quelque chose d’anormal.
— Parlez-moi de votre mari, demanda-t-il. À votre accent, je suppose que vous n’êtes pas des Parisiens pure souche ?
Elle le sentait de plus en plus mal à l’aise. D’après Vic, en observant les mains, on pouvait deviner les sentiments, les motivations des gens. Et cet homme ne cessait de se les frotter nerveusement.
Céline s’éloigna encore, elle souhaitait maintenant son départ immédiat.
— Si vous me disiez clairement le but de votre visite ? Je pourrais lui transmettre votre message ?
Stéphane se leva brusquement et la fixa droit dans les yeux.
— Ce n’est pas lui que je suis venu voir, mais vous.
L’accélération du rythme cardiaque de Céline fut fulgurante.
— Moi ? Mais…
— Un événement grave risque de vous arriver, ou de toucher votre bébé.
Il serrait les poings. Céline désigna de l’index la porte du hall. Sa voix tremblait.
— Je vous… Je vous en prie. Sortez à présent.
Stéphane s’approcha un peu, en agitant ses deux mains devant lui.
— Non, non, n’ayez pas peur ! N’ayez pas peur de moi ! Je suis décidément très maladroit pour mettre les gens à l’aise. C’est… C’est un malentendu ! Si vous prenez peur, ça ne fonctionnera jamais.
— Je voudrais que vous me laissiez seule à présent.
— Je… Écoutez, je sais, c’est bizarre, ma présence ici, à cette heure, mais est-ce que vous soupçonnez quelque chose pour votre enfant ?
— Quoi ? Mon enfant ? Qu’est-ce que vous racontez ?
— Avez-vous fait des examens qui montrent des signes de trisomie ?
Céline était désormais plaquée contre le mur du salon. En une fraction de seconde, il se passa quelque chose de très curieux en elle. L’impression que la phrase qu’elle s’apprêtait à prononcer, là, maintenant, elle venait juste de la prononcer, dans un horrible ralenti. Ce qui l’effraya plus encore.
— Que voulez-vous ? Dites-moi ce que vous voulez, et allez-vous-en, je vous en prie.
Stéphane ne bougeait plus.
— Juste que vous me répondiez. Et je vous garantis que je disparaîtrai.
— Pourquoi vous…
— Répondez, s’il vous plaît. Votre bébé.
Céline explosa, elle ne tenait plus.
— Non ! C’est trop personnel ! Dégagez ou je hurle !
Stéphane s’approcha, la mine grave. Il se rappelait des paroles, dans son rêve :
« – Pourquoi tu n’as pas su empêcher ça ?
— J’aurais dû quoi ? Kidnapper une femme enceinte ? »
Il reprit, d’un ton à glacer le sang :
— Je ne partirai pas sans réponse, vous m’entendez !
Céline se jeta sur le côté mais, sans savoir comment réagir, Stéphane l’attrapa par le col. Elle se mit à crier, le griffa à l’avant-bras. Il la propulsa violemment vers la banquette, elle chuta sur le flanc gauche et se redressa fébrilement, terrorisée.
Complètement paniqué, Stéphane leva les mains en l’air.
— Excusez-moi ! Excusez-moi, je… je ne voulais pas !
Il tenta de s’approcher d’elle, mais elle se recula, les deux bras devant le visage.
— Vous devez me croire, bon sang ! répéta Stéphane. Je ne cherche pas à vous agresser !
Céline restait là, immobile. Ce malade avait entièrement perdu les pédales.
— Si… Si je vous dis ce que vous voulez, vous jurez de ne pas me faire de mal ?
— Mais je ne veux pas vous faire du mal ! Pour qui me prenez-vous ? Un malade mental ? Vous aussi, vous vous y mettez ?
Il avait hurlé, hors de lui. Il respira profondément.
— Je vous donne ma parole, souffla-t-il. Mais, par pitié, arrêtez de me prendre pour un monstre.
Elle s’assit sur l’accoudoir d’un fauteuil, les mains sur les épaules, frigorifiée, tétanisée.
— L’échographie des quatre mois a révélé des os propres du nez invisibles et une… une clarté nucale élevée. Ces indices laissent penser à une trisomie 21. Comment… Comment saviez-vous que mon bébé présentait ce risque ? Vous êtes allé voir le docteur Sénéchal, mon gynécologue ? Vic vous a parlé ? Ou alors, vous nous espionnez ?
— Mais non ! Je ne suis pas allé chez votre gynécologue, et je ne vous espionne pas non plus ! Arrêtez !
— Comment vous savez, alors ?
— J’ai eu une vision.
— Une vision ?
Stéphane se balançait légèrement sur lui-même, en se mordant le bout des doigts.
— J’essaie seulement de comprendre. Comprendre pour vous aider. J’ignore pourquoi, mais je sais qu’il pourrait vous arriver un malheur, à vous ou à votre bébé, d’ici quelques jours.
Céline frissonna. Ce type la terrifiait. Le genre à péter un câble instantanément. Il fallait qu’elle réussisse à sortir d’ici, à s’enfuir.
— De quel genre ?
— Un drame qui va anéantir votre mari. Il disait que… qu’il haïssait la science. Et je pense qu’il voulait parler d’un chromosome en trop. Avez-vous prévu de passer un examen bientôt ? Quelque chose en rapport avec votre grossesse ?
Céline resta silencieuse. Ce taré voulait du mal au bébé. Un schizophrène échappé d’un asile, qui avait accédé à son dossier gynécologique, et capable de l’éventrer pour faire taire ses visions. Elle remarqua une paire de ciseaux sur la table de la salle à manger. Si elle était assez rapide, il n’aurait pas le temps de réagir.
Mais elle se ravisa. Il devait être bien plus fort qu’elle. Elle se décida à répondre, pour gagner de précieuses secondes.
— On me fait une amniocentèse, demain matin. On va me… me prélever du liquide amniotique, pour des examens approfondis.
Stéphane claqua des doigts.
— C’est ça ! Bon sang !
Il se précipita vers elle et lui attrapa les poignets qu’il serra très fort.
— Vous ne devez pas aller à ce rendez-vous ! Je ne sais pas s’il va vous arriver un drame sur la route, ou chez le gynécologue, mais votre bébé n’est pas trisomique ! « D’autant plus qu’il n’y en a jamais eu quarante-sept » !
Céline se mit à pleurer.
— Vous me faites mal… Je vous en prie…
Stéphane serra plus fort encore.
— Non, non, vous ne comprenez pas ! Je ne veux pas vous blesser, mais vous protéger, au contraire ! Si vous allez à ce rendez-vous, vous perdrez votre enfant ! C’est ce que vous voulez ? Être responsable de sa mort ?
— Non ! Non !
Il la lâcha.
— Je ne peux rien vous prouver, mais il faut me croire.
— Je… Je vous crois. Je n’irai pas à cet examen. Je vous jure que… que je n’irai pas.
Le visage de Stéphane s’éclaircit, avant de s’assombrir de nouveau.
— Vous mentez.
— Non.
— Pourquoi je vous ferais confiance ? lui demanda-t-il.
Si ce malade était convaincu de quelque chose, il ne fallait surtout pas le contrarier. Céline répliqua avec tact :
— Parce que je vous le dis. Moi, je vous crois. Alors vous devez me croire, vous aussi.
Ce fut elle qui l’agrippa, cette fois. Elle le fixa d’un regard enflammé.
— Vous devez me croire.
Stéphane se recula, à bout de forces, jusqu’à la porte d’entrée. Là, il serra la poignée et dit :
— Vous êtes superstitieuse, vous croyez en ces choses-là. Votre enfant n’est pas trisomique. Ne laissez pas le destin vous le voler en sortant demain.
Et il disparut, en refermant doucement derrière lui.