68. SAMEDI 05 MAI, 04 H12


Stéphane se réveilla, recroquevillé sur le sol à côté de son lit. Avec sa biture de la veille, après son passage aux Trois Parques et sa discussion chez Jacky, le physicien, il avait un peu mal au crâne, mais des mots claquaient encore au fond de sa tête. Des mots horribles.

« Assassin. Tue-le. Samedi 5 mai. 22 h 00. Usine d’équarrissage. Saint-Denis. »

Que signifiait ce charabia ? Le Stéphane de son rêve, agonisant, parlait aussi d’un certain Victor. De son épouse enceinte. D’une amniocentèse à empêcher. Ce Victor devait être le même Victor avec qui il avait discuté au téléphone dans son cauchemar précédent, aux Trois Parques. Le Victor qui parlait de ces nombres incompréhensibles, quarante-six, quarante-sept. Qui était-il ? Comment le joindre sans connaître son nom de famille ?

— Crétin de Stéfur ! Qu’est-ce que tu fichais à quatre pattes, au milieu de toute cette fumée ?

Il se leva, manqua de perdre l’équilibre et s’appuya sur son matelas. Encore embrumé par l’alcool, il ne se souvenait que de vagues bribes de son cauchemar, mais les mots, ses propres mots, restaient en lui avec précision. « Assassin. Équarrissage. Tue-le. »

Tuer ? Qui ? Et pourquoi ?

Devant lui, sur les draps du lit, traînait la photo Polaroid de Sylvie, avec les cheveux coupés. Seul dans la grande chambre, Stéphane considéra son tatouage tout frais de la veille, « Parle-moi de Mélinda. Mes messages sont sur les murs de la chambre 6. Les Trois Parques. Laisses-y les tiens ». Il enfila son pantalon et descendit dans Darkland. Alors, il se jeta sur son carnet de rêves, aux pages détachées. C’était le quatrième rêve étrange. Les précédents l’avaient amené à aller enquêter à Dupuytren, puis aux Parques, la veille, où il avait inscrit les messages sur la tapisserie bleue. Cette fois-ci, il s’était vu agoniser sur le sol, avec beaucoup de difficultés pour parler, pour respirer. Où cela pouvait-il bien être ? Apparemment, dans le rêve, s’étalaient des phrases notées sur une grande feuille. Mais il n’avait pu les lire, à cause de la fumée. Il s’agissait certainement d’un message que Stéfur voulait lui adresser.

Que s’était-il passé ? Comment cet idiot de Stéfur avait-il pu se retrouver dans une situation pareille ?

Stéphane maudit le personnage de ses rêves. Si seulement Stéfur pouvait donner des informations claires et cohérentes !

Il relut ce qu’il venait d’écrire, abasourdi, choqué. « Assassin. » Quel assassin ? Celui des deux filles mutilées sur les photos avec le défaut de pellicule ? Quel rapport avec une usine d’équarrissage ?

Il regarda sa montre. Presque 5 h 00 du matin, on était samedi 5 mai. Il fallait qu’il éclaircisse tout cela. Comprendre le sens de ces fichus rêves, comprendre comment, dans environ six jours, il pourrait agoniser dans une pièce en feu à marmonner des incohérences.

Dans un premier temps, il fallait essayer de retrouver la petite Mélinda. Foncer à Méry-sur-Oise, faire le tour des établissements scolaires, comprendre quel rôle elle jouait dans cet incroyable micmac.

Puis, le soir, aller au rendez-vous fixé par le personnage de ses rêves à Saint-Denis. Avant 22 h00.

Là-bas, une fois à l’usine, il improviserait. Mais il n’était certainement pas prêt à tuer quelqu’un.



Sur la route de Méry, Everard, le producteur, l’appela pour obtenir des nouvelles de la prothèse. Stéphane lui certifia qu’il la lui fournirait le lundi, dans deux jours. Il en profita pour lui demander le numéro de Hector Ariez et le rentrer dans son répertoire téléphonique.

Plus tard, après avoir vérifié que le gendarme Lafargue existait bel et bien, et avoir croisé une directrice d’école particulièrement désagréable, il pénétra par effraction dans une école primaire. Des feuilles de son carnet s’envolèrent, et il cassa l’écran de son portable en chutant lourdement depuis la grille. Il dénicha néanmoins l’identité d’une certaine Mélinda Grappe. Petite fille aux yeux verts, avec une dent en moins et une croix autour du cou. Il sut immédiatement que c’était elle, la môme dont on parlait dans ses rêves.

Il attendit devant un bar-tabac mais ne parvint pas à discuter avec la gamine à cause de ses parents. Pas grave, il reviendrait plus tard. Le lendemain dimanche, peut-être, alors qu’elle irait à la messe. Il l’emmènerait dans la carrière Hennocque pour lui faire peur et la persuader de ne plus jamais y mettre les pieds.

Vers 19 h 00, il se gara devant chez Hector Ariez, convaincu que celui-ci avait un lien avec la petite Mélinda. Le chef décorateur avait en effet créé des décors à Hennocque, en 1988, pour un film intitulé Les Secrets de l’abîme. Ils burent un whisky dans son bureau, la discussion dégénéra rapidement et Stéphane l’accusa ouvertement d’observer la fillette en cachette.

À 20 h 00, tandis qu’il sortait de chez Ariez et qu’il s’apprêtait à foncer vers l’usine d’équarrissage de Saint-Denis, un flic débarqua dans sa voiture. Un certain Victor Marchal, armé d’un Sig Sauer, venu l’interroger sur la raison de sa présence à Dupuytren, puis aux Trois Parques.

Le Victor de ses rêves, il en eut la certitude.

Au cours de l’entretien avec le policier, Stéphane ne cessa de regarder sa montre. Saint-Denis, Saint-Denis, avait dit le Stéfur de ses rêves, aller là-bas, et tuer.

Les deux hommes restèrent extrêmement méfiants durant tout leur échange. Stéphane reconnut s’intéresser aux endroits en rapport avec des monstres et déclara qu’il se trouvait aux Trois Parques uniquement par hasard. Jamais le lieutenant ne lui parla des meurtres en eux-mêmes. Et jamais Stéphane ne raconta le contenu de ses songes. Il avait trop peur d’être suspecté, de se faire arrêter ou d’être impliqué dans une histoire dont il n’était pas responsable. Qui raconterait à un flic de la Criminelle qu’un personnage imaginaire ordonnait le meurtre d’un homme ?

Il évoqua tout de même quelques éléments de son passé – les différents accidents –, mais réalisa rapidement qu’il passait pour un fou aux yeux du policier et qu’il ne pouvait aller plus loin dans ses explications sans risquer d’avoir des ennuis.

Alors que le flic avait déjà rejoint sa voiture, Stéphane l’interrogea pour savoir si les nombres quarante-six et quarante-sept lui évoquaient quelque chose. Mais le lieutenant sembla ne rien comprendre à la question.

Stéphane hésita une dernière fois à lui parler de l’usine d’équarrissage, l’endroit où, peut-être, il allait croiser l’assassin. Il décida finalement de garder le silence.

Il se débrouillerait seul.



Les dernières lueurs du soleil se dissipaient derrière une rangée d’arbres quand Stéphane s’approcha des lourds bâtiments de béton et de tôle.

Il renfonça sa casquette sur ses longs cheveux, observa à droite, à gauche, et se glissa à travers un trou dans le grillage, ce même trou qu’il avait vu dans son rêve. Il prit garde à ne pas se blesser aux pointes de métal mêlées aux gravats et courut se cacher derrière une benne.

De cet endroit, il pouvait observer les différents secteurs de l’usine : les trémies de déchargement, la zone de lavage, celle des cuiseurs, les énormes tuyaux d’écoulement des eaux usées… Il resta là à attendre sans bouger de longues minutes, un couteau à la main. Le mot « assassin », prononcé par Stéfur, ne cessait de résonner sous son crâne.

Le ciel s’était chargé de lourds nuages menaçants. Le vent forcit un peu, sifflant entre les tubulures et les enchevêtrements métalliques.

Tout à coup, Stéphane aperçut une ombre qui contournait les gravats et se faufilait par le trou dans le grillage. Il serra son couteau plus fort encore. Immédiatement, la silhouette obliqua à droite, en direction d’une fosse recouverte d’une bâche. Elle se retourna, puis disparut sous le plastique noir.

Stéphane se redressa, paniqué. Les informations communiquées par Stéfur dans son rêve étaient vraies. Un individu avait bien pénétré dans l’usine aux alentours de 22 h 00.

« L’assassin. Tue-le », avait également dit Stéfur, au bord de l’agonie.

Stéphane s’approcha de la bâche et la souleva prudemment. Au fond d’un puits, un tunnel disparaissait sous le sol. L’odeur était insupportable.

Il se mit à pleuvoir. De lourdes gouttes, qui s’écrasèrent sur le plastique.

En serrant les dents, Stéphane agrippa une échelle fixée sur la paroi et descendit sans bruit. Ses baskets atterrirent dans un liquide visqueux. Du jus de cadavres. L’obscurité était à présent totale. Seul la perturbait le faisceau d’une lampe. Stéphane se plaqua contre le mur, immobile.

L’individu ne se tenait qu’à une dizaine de mètres. Son visage démoli ondulait de boursouflures, ses lèvres pendaient comme des kystes. L’ombre se penchait, découpait, arrachait, glissait des pièces de viande, du liquide, du sang dans des boîtes hermétiques.

Stéphane se raidit. Il se sentait sur le point de vomir. Un rat s’échappa alors en couinant devant lui.

La silhouette se figea, se redressa, enfila précipitamment son sac à dos et orienta la lampe dans la direction de l’animal. A ce moment, le temps sembla s’arrêter. Stéphane se persuada que l’individu pouvait entendre battre son cœur. Il se plaqua plus encore contre la paroi, cessa de respirer mais, brusquement, le faisceau embrasa son visage.

D’un coup, l’individu bifurqua sur la droite et s’éclipsa.

Sans réfléchir, Stéphane se mit à courir, le couteau à la main, sur une matière poisseuse, constituée d’abats, de nerfs, de sang. Il prit l’embranchement sur la droite et réalisa trop tard qu’il s’agissait d’un cul-de-sac. Il eut tout juste le temps de voir l’homme le propulser violemment contre la paroi. La douleur fut fulgurante.

Il se releva, sonné, alors que des pas claquaient dans le jus, derrière lui. Péniblement, il se traîna jusqu’à l’échelle, rassembla tout son courage pour remonter et marcha jusqu’au grillage. Il pleuvait à verse, impossible de voir, de distinguer quoi que ce soit.

Quand il atterrit dans la rue, hors d’haleine, puant le cadavre, il ne trouva plus personne.

L’agresseur s’était volatilisé.

Il avait raté le rendez-vous, cette chance offerte de modifier le destin.

Il avait échoué.

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