7. JEUDI 3 MAI, 23 H 26
Dans le rétroviseur, Stéphane aperçut les trois griffures sur son visage, qui incisaient profondément sa peau et se perdaient sous son bouc. Ses doigts tremblaient. Rien ne pouvait calmer sa nervosité.
Il enfonça encore la pédale d’accélération et poussa au maximum le son de la radio.
Dans ce brouhaha insupportable, Stéphane s’attarda sur un billet jaune, posé au-dessus du tableau de bord. Il s’en empara. « Musée Dupuytren ».
— Dupuytren… Dupuytren… Dupuytren…
Dans un accès de rage folle, il lâcha son volant pour réduire le papier en morceaux.
À travers le pare-brise, la lune était pleine, d’un blond presque transparent. Et le soleil teintait d’or l’horizon. Stéphane eut un regard triste face au spectacle de ces deux astres. Il explosa en sanglots.
Puis il inspira un grand coup et caressa énergiquement son crâne rasé. Les yeux embués de larmes, il saisit un mouchoir, posé à côté d’une tondeuse à cheveux, d’un masque en latex et de vêtements tachés de sang. Un mouchoir rose, joliment brodé d’un nounours. Un mouchoir d’enfant.
À la radio, la journaliste présentait les informations.
« … incroyable concours de circonstances par lequel cet homme s’est retrouvé avec les numéros gagnants du loto. Nous l’écoutons… »
Stéphane tendit l’oreille.
« … Je passe jamais par Méry, mais cette fois je devais aller à Pontoise. Et là, ma bagnole, crac, elle tombe en panne. La poisse, je travaille le dimanche, et ce jour-là c’est pas des tendres au boulot quand on manque. J’étais dégoûté, encore une sale journée, je me suis dit. Alors, qu’est-ce que je fais ? Je marche jusqu’à un débit de tabac, hein, j’ai pas de portable. Et là, je vois quoi ? Le type juste devant moi, qui sort en courant sans son billet ! Ben moi, je le prends vite fait, puisqu’il l’avait payé. Vous savez, j’y crois pas à ces choses-là, les coïncidences, la chance et tout. Mais pourtant, je sais pas… Je l’ai pris, je me suis dit : on sait jamais. Et puis, le jour du tirage, je suis allé chez mon pote, ma télé est cassée. Et là, devinez ? Les numéros ! 4-5-19-20-9-14, j’ai… la vache j’ai halluciné. Bon, j’étais pas le seul à gagner, on était deux, un autre gars sur Paris je crois, mais avec tous les multiples que j’avais, il a pas eu grand-chose ! C’est peut-être dégueulasse de dire ça, mais merci au type qui a oublié son billet. Ma bagnole, elle est tombée en panne alors que le mec achetait son billet, et je crois que c’était un signe du destin. Si tu m’écoutes, mec… » Stéphane rétracta ses doigts sur son volant, puis il frappa du poing sur le tableau de bord de la Ford.
Après le panneau « Sceaux », il tourna à droite et s’engagea dans une rue étroite. La sueur et les larmes déversaient leur sel dans ses yeux et le rendaient dingue. Tout en roulant, il extirpa de sa boîte à gants un pistolet, qu’il posa à ses côtés. Son index vint en effleurer le canon, creusé de la marque « Sig Sauer ».
— Tu n’es pas fou. Non, tu n’es pas fou.
Les enceintes hurlaient toujours :
« … sur une bien triste coïncidence. Le cadavre de la petite Mélinda a été découvert voilà quelques heures par trois spéléologues descendus dans la carrière afin de procéder à des prélèvements. D’après nos dernières informations, la fillette présentait une importante fracture du crâne et aurait ensuite été noyée dans l’une des galeries, plusieurs dizaines de mètres sous terre. Il faut rappeler que la carrière Hennocque est interdite au public depuis les importantes inondations de mars dernier, mais cela n’empêche pas de nombreux spéléologues de continuer à s’y aventurer… »
Stéphane était tout ouïe. Il faillit oublier de tourner.
« … Tout de suite, les mots du capitaine Lafargue, chargé de l’enquête, de la gendarmerie de Méry-sur-Oise… »
Stéphane se frotta le front, il considéra le mouchoir brodé, couvert de rouge, baissa la vitre et le lâcha dans le vent. Depuis son rétroviseur, il regarda s’envoler le morceau de tissu. Puis il se débarrassa de la même façon des habits ensanglantés. Parmi ceux-ci, la veste kaki de pêcheur.
« … Plus d’une dizaine d’hommes sont déjà sur le coup, un avis de recherche national a été lancé pour interpeller un suspect. Le signalement est très précis : individu masculin de type européen, trente, trente-cinq ans, environ lm80, yeux noirs, longue chevelure noire. II… »
Stéphane arrivait à destination. Il coupa le contact.
— Des coïncidences… Juste des coïncidences.
Les clés glissèrent de ses doigts, il se courba pour les ramasser, se redressa, se cogna au volant. À côté de lui, la poignée de la portière passager, arrachée, gisait sur le tapis, sous la boîte à gants. Il la fixa un temps, puis, l’arme à la main, quitta son véhicule sans un bruit.
Il s’accroupit derrière le coffre d’une Porsche 911, observa la plaque d’immatriculation, les chiffres et les lettres gaufrés. Il répéta, à voix haute :
— 8866 BCL 92… 8866 BCL 92… 8866 BCL 92…
Puis il se releva.
Une lumière venait de s’allumer, à l’étage, vite obscurcie par une silhouette aux courbes félines, bientôt rejointe par une ombre robuste, celle d’un homme.
Stéphane disparut dans l’allée de cyprès.
— 8866 BCL 92… 8866 BCL 92… 8866 BCL 92…
Il se plaqua contre la porte d’entrée, le pistolet contre la joue droite. Prêt à ouvrir le feu.
Un bruit violent résonna alors, comme l’explosion d’un Taj Mahal de cristal. Et tout devint noir.