35. SAMEDI 5 MAI, 20 H 55


Cassandra Liberman était morte de fatigue. Elle avait passé sa journée de magasin en magasin, d’administration en administration, afin d’effectuer les derniers préparatifs pour son voyage. Elle irait d’abord au Burkina Faso puis à Madagascar. Ce séjour d’un mois représenterait sans nul doute un tournant décisif dans sa jeune carrière.

Elle rentra chez elle et déballa les objectifs dernier cri qu’elle s’était achetés. Des focales pour le portrait, la macro, le grand-angle. Elle avait lâché environ cinq mille euros, mais le jeu en valait la chandelle. Elle reviendrait de son périple avec une collection de photos qui, à coup sûr, déplaceraient des foules entières, comme au temps des « spectacles extraordinaires », où s’exhibaient des stars comme John Doogs ou James Elroy, un trompettiste cul-de-jatte.

Cassandra avait déniché un vrai filon. Chasser, répertorier, photographier les pires anomalies du corps humain, y apposer sa griffe, et les exposer dans de prestigieuses galeries. Et l’Afrique recelait des trésors en terme de monstruosités et de maladies spectaculaires.

Ce soir-là, Cassandra s’endormit heureuse et pleine de rêves.

Plus tard, elle émergea de sa nébuleuse inconscience avec une drôle d’impression.

Une étouffante sensation de chaleur.

Un coup d’œil mécanique sur son radio-réveil lui indiqua qu’il était seulement 23 h 53. Elle avait pourtant l’impression d’avoir dormi longtemps.

La jeune femme se redressa mollement et alluma une veilleuse. Ses mains, son front, ses draps, son oreiller ! Trempés de sueur.

Comment pouvait-il faire aussi chaud ?

Elle rejeta la lourde couette de plumes sur le côté. Entièrement nue, elle se leva et ouvrit la fenêtre. Dehors, une température d’une dizaine de degrés, peut-être. Elle laissa l’air frais glisser sur sa poitrine, sur ses tempes, derrière ses oreilles. Du pur bonheur.

En face, les arbres frémissaient, sombres gardiens nocturnes devant une lune gonflée. Et, partout autour, la nature bruissait, hostile dans l’obscurité.

Parcourue d’un frisson, Cassandra referma la fenêtre, enfila une fine liquette noire et se décida à descendre les escaliers. La climatisation avait dû se dérégler. La maison était neuve, certes, et ce système de régulation thermique était soi-disant ultra-perfectionné, mais il fallait bien une première fois.

Encore à moitié endormie, elle se dirigea vers le salon en allumant une à une les lumières à mesure qu’elle avançait. La demeure était plongée dans un silence inquiétant, on pouvait entendre le léger grésillement des différents appareils électriques. Ordinateur, réfrigérateur, congélateur. Même si Cassandra aimait le lugubre, cela ne l’empêchait pas d’avoir peur comme n’importe quelle femme de vingt-quatre ans vivant seule en lisière de la forêt. À vrai dire, elle détestait avoir à se lever comme ça en pleine nuit.

Elle arriva dans la salle à manger. Le thermostat se trouvait sur le mur d’en face, à côté de la cuisine. La chaleur lui incendiait les poumons. Combien faisait-il ?

— 28 degrés ? C’est quoi ce délire ?

Cassandra appuya sur le bouton « moins » jusqu’à ramener le réglage à 15 degrés, elle aimait la fraîcheur. Vachement bien l’électronique, sauf quand ça se mettait à déconner.

Elle en profita pour allumer l’écran de son ordinateur et vit immédiatement qu’Amandine était sur MSN. Elle ne put s’empêcher d’abandonner un petit message : « À demain ma poupée, je retourne me coucher avec une folle envie de te sucer les douze orteils aux Parques – ».

Elle bâilla généreusement puis se dirigea vers la cuisine. Cette chaleur de fournaise lui avait raboté la trachée.

Ce fut juste après l’ouverture de la porte du réfrigérateur que ses pieds marchèrent sur quelque chose d’horriblement froid. Cassandra baissa les yeux.

Une minuscule flaque d’eau.

Elle s’accroupit, les sourcils froncés. L’eau était glacée, comme si… Elle s’agenouilla et posa la tempe sur le carrelage pour regarder sous l’appareil. Quelque chose… Elle avança sa main, grimaçante.

Et récupéra un glaçon.

Elle se redressa brusquement, soudain apeurée. Rien autour d’elle. Pas un bruit. Aucun objet déplacé.

Cassandra se trouva stupide. Le glaçon était sûrement tombé du freezer à l’ouverture de la porte. Avec la chaleur, il avait commencé à fondre instantanément.

Elle se mit à rire nerveusement. Quelle conne !

Elle descendit la moitié d’une bouteille d’eau fraîche et s’aspergea le visage et la nuque. Le liquide lui fit un bien immense.

En remettant la bouteille à sa place, elle jeta un œil au compartiment supérieur du frigo. La porte était correctement fermée. Comment le glaçon avait-il pu tomber de là ?

Ça ne valait pas la peine d’ouvrir. Pourquoi chercher à comprendre l’incompréhensible ? Pourquoi s’effrayer pour rien ? Elle pouvait refermer et retourner se coucher.

Mais sa main se plaça sur la poignée du freezer. Elle devait savoir. Juste pour se prouver que les fantômes n’existaient pas.

Elle ouvrit. Alors, son cœur s’accéléra. Cassandra recula de trois pas et s’empara, toute tremblante, d’un couteau.

Le bac à glaçons se trouvait bien là, mais complètement vide.

Elle l’avait pourtant rempli la veille, elle en avait la certitude.

Quelqu’un se cachait dans la maison.

La jeune femme posa une main tétanisée sur son épaule. Dans l’autre main, la lame tranchante.

Que se passait-il ? Devenait-elle paranoïaque ? Non, non, elle était sûre d’elle, pour les glaçons.

Le réfrigérateur se mit à ronronner plus fort encore.

Cassandra tressaillit. Si elle restait là, elle allait crever de peur. Il fallait tenter de remonter en quatrième vitesse, s’enfermer dans sa chambre et appeler la police avec son téléphone portable. Oui, foncer, sans chercher à savoir si l’intrus était encore ici ou déjà reparti.

Sur la pointe des pieds, elle s’avança jusqu’au seuil de la pièce. L’escalier n’était qu’à trois ou quatre mètres, sur la gauche. Elle inspira en silence et s’élança dans le hall, le couteau devant elle. Elle escalada les marches quatre à quatre, haletante, sans jamais se retourner. Il la traquait peut-être. En haut, dans le couloir, elle courut à tout rompre vers sa chambre.

Une fois à l’intérieur, elle se jeta sur le verrou et le tourna à double tour. Sauvée.

Ce fut quand elle respira un grand coup, le front sur la porte, que l’odeur vint lui tordre les narines.

Une terrible odeur de cadavre.

La même puanteur que la veille, dans le jardin.

Cassandra gardait la main crispée sur la poignée, incapable de bouger.

Parce que, derrière elle, le plancher grinçait.

Elle se mit à hurler et combattit la rigidité de son corps pour se retourner, enfin.

Elle aurait dû brandir son couteau, mais celui-ci chuta sur le sol.

La terreur s’enroula autour de sa gorge.

Puis tout devint noir.

Sa dernière vision fut celle d’un monstre.

La pire horreur jamais vue de toute sa vie.

Sa courte vie…


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