74. LUNDI 14 MAI, 17 H18


Il pleuvait. Le genre de pluie glaciale qui tombe drue, inonde la terre et fait se courber les fleurs. Stéphane se détacha de l’assemblée et s’avança, les yeux pleins de larmes. Il s’effondra à genoux devant la tombe lorsque quelques gerbes recouvrirent le couvercle du cercueil. Les gouttes s’écrasaient sur son crâne chauve et sur le haut de son costume.

Personne ne l’aida à se redresser. Aux yeux de tous, Stéphane Kismet était un malade, un type dangereux pour lui, pour les autres.

Alors un homme, un homme qui venait juste d’arriver, que personne ne connaissait, surgit de l’arriére de l’assemblée et vint le relever et le soutenir. Cet homme, c’était Vic. Avec Stéphane, ils échangèrent un regard silencieux, et restèrent là, à deux, pendant que le lourd bloc de marbre se refermait sur le caveau.

C’était terminé. Des nuées de fleurs se déversèrent aux abords de la tombe avant que le long cortège de costumes noirs disparaisse lentement, sans un mot, sans un regard.

Stéphane garda les yeux au sol.

— Tu es venu quand même ?

— Évidemment…

— Tu vois, tout ceci n’a servi à rien. Si seulement j’avais pu être plus clair… Mais comment ? Comment l’être avec toutes les horreurs qui circulent dans ma tête ? Avec tout ce qui s’est passé ? Comment rester sain d’esprit ?

Il prit une fleur et en arracha les pétales un à un.

— C’était mon dernier rêve, dans le passé. Nous, ici, devant cette tombe. Nous n’avons plus aucun moyen de communiquer avec Stépas, à présent. J’ai eu beau raconter, écrire ce que je voulais, Stépas va se réveiller et tout faire pour sauver Sylvie, mais où qu’il aille, où qu’il se cache, on le rattrapera. On ne peut pas lutter, le destin est trop fort.

Vic se plaça en face de Stéphane et le regarda droit dans les yeux.

— Mon bébé est vivant. Tu as pu changer les choses.

Un flux indéfinissable, une forme d’énergie jamais ressentie jusque-là, traversa le corps de Stéphane. Il esquissa un sourire triste. Vic lui prit les deux mains.

— C’est un garçon. Il y a tout juste quelques heures, le gynécologue a dit qu’il se développait remarquablement bien. Tu lui as sauvé la vie.

— Je n’aurai pas fait que de mauvaises choses, alors ?

Vic lui passa le bras autour de l’épaule et l’emmena un peu en retrait.

— Je ne comprends pas bien, dit Stéphane en inspirant profondément et en se frottant les yeux avec un mouchoir. Comment ta femme a-t-elle pu redevenir enceinte subitement ?

Vic secoua la tête.

— Non, non, ça ne s’est pas passé comme ça. Ce que je vais te dire va te paraître incroyable mais Céline n’est jamais allée faire son amniocentèse. Parce que Stépas a cassé la figure à son gynécologue. Écoute-moi bien. Quand tu as bravé les flammes de l’incendie, je pense que tu as réussi à enfin contrer le destin, et à partir de ce moment, les choses ont changé. Stépas a reçu le message dans ses rêves, un message qu’il n’aurait jamais dû recevoir. Et à cause de cette incohérence, dans le présent de Stépas, au moment de son réveil, tout a dû se passer comme si le monde s’était scindé en deux, comme avec le chat de Schrödinger. L’univers où Stépas n’a pas reçu le message, c’est l’univers dans lequel nous évoluions jusqu’alors, et l’univers où il a reçu le message, c’est l’univers où le gynécologue a été agressé, où Céline n’a pas perdu le bébé, où il y a deux personnes sur la cassette, où le tueur s’est blessé. L’univers dans lequel nous nous trouvons maintenant !

Stéphane observa l’eau qui ruisselait sur le sol, pensif.

— Et… tu veux dire qu’à présent, à cause de Stépas, nous aurions basculé de notre ancien passé vers… un nouveau passé ?

Vic se passa la main dans les cheveux.

— C’est exactement ça ! C’est incompréhensible, mais… c’est comme si nous avions transité. Oui, c’est ça… Tous les deux, nous avons transité de l’ancien univers vers le nouveau, celui où Stépas a reçu le message. Et je crois que cela s’est produit au moment où on sortait de la brigade en feu. Je te portais sur mon dos. Tu te souviens ? Nous avons ressenti comme un choc. Et juste après, on s’est tous les deux évanouis.

Stéphane l’écoutait en silence, apparemment sonné.

— Tu… Tu as dû être aspiré, continua Vic, et j’ai été entraîné avec toi parce que j’étais collé à toi. Physiquement, on n’a pas bougé, mais… d’une manière ou d’une autre, on a traversé une dimension invisible, qui n’est ni le temps, ni l’espace. Tu es… Tu es une personne hors du commun, tu possèdes une faculté que nul ne peut comprendre.

Stéphane fixa la pierre tombale, le regard éteint.

— En tout cas, ce n’est certainement pas un don, c’est une malédiction.

— Non, Stéphane. Mon bébé va naître.

— Mais pas de chance pour moi, rien n’a changé me concernant.

Mélinda et Sylvie sont mortes dans les deux univers. L’ancien, et le nouveau.

— Parce que les changements n’ont pas été suffisamment importants. Le tueur a juste été blessé, pas tué. Il a poursuivi sa mission. Et ce qu’a fait Stépas n’a pas non plus empêché Mélinda d’aller à la carrière, ni que ma brigade parte en fumée, parce qu’il n’y a pas de relation de cause à effet. Nous évoluons dans un autre univers, très proche de l’ancien. Presque confondu, à vrai dire.

Vic croyait à peine à ce qu’il disait, mais c’était la seule manière d’expliquer l’inexplicable. Il ajouta :

— Depuis que j’ai vu le bébé dans le ventre de ma femme, je pense à autre chose, et ça me travaille. Tu te rappelles de l’événement qui a fait que je suis revenu vers toi et que je t’ai cru ?

Stéphane hocha lentement la tête et répondit :

— J’avais prédit la mort de ton bébé. J’étais en train d’écrire dans Darkland quand tu es revenu me voir, prêt à écouter mon histoire et à m’aider.

— Exactement. Mais dans ce monde-ci, il n’est pas mort. Ce qui veut dire que mon «Vic passé » n’est pas revenu vers toi probablement avant que tu enlèves ta propre femme, car il n’avait aucune raison de le faire. Et donc, dans ce monde-ci, je n’ai certainement pas encore lu ton carnet de rêves. Je n’ai pas fait le rapprochement avec Siriel. Je ne suis donc pas allé chez lui. Et de ce fait…

Stéphane le dévisagea, tandis que ses deux poings se serraient le long de son corps.

— … Ce vieux sadique est peut-être encore vivant.


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