43. DIMANCHE 6 MAI, 17 H12
Deux heures après son départ de Paris, le TGV pénétrait en gare de Lyon Part-Dieu. En descendant sur le quai, Vic aperçut des couples enlacés et en ressentit une profonde tristesse. Peut-être un autre type, un mec bâti pour le métier de flic, les journées et les nuits sur le terrain, aurait-il apprécié cette virée dominicale, mais pas lui. Il refusait d’infliger à sa femme, à son futur enfant, ce que son propre père lui avait infligé : l’absence.
Là, seul à arpenter le bitume, il réalisa qu’il s’était sans doute trompé de métier. Il existait tant de jobs moins noirs et moins destructeurs, surtout pour un type acharné, pointilleux et instruit comme lui.
Il entra dans une pharmacie de garde et acheta un tube de Guronsan. Il détestait les excitants, les somnifères, les drogues. Mais là, pas le choix…
Il héla un taxi et demanda la direction de l’hôpital de l’Hôtel-Dieu. Il y avait rendez-vous avec Dominique Sertis, le conservateur du musée des hospices civils.
Le personnage, d’une cinquantaine d’années, ne devait pas être beaucoup plus grand que Wang mais compensait sa petite taille par une classe sans égale.
Vic expliqua d’emblée la raison de sa venue – le meurtre sauvage de Cassandra Liberman – et demanda à visiter l’exposition, avec une seule idée en tête : enfin rentrer chez lui. Dominique Sertis lui offrit un café dans le hall.
— Un véritable succès, cette exposition. Plusieurs milliers de visiteurs, aussi avons-nous décidé de la prolonger jusqu’à fin juin.
Lentement, ils avancèrent vers le musée et pénétrèrent dans une première salle réservée aux objets et instruments médicaux. Chirurgie, obstétrique, urologie, odontostomatologie…
— D’où est partie l’idée ?
— Le but est de faire découvrir à notre public les prémices de la chirurgie réparatrice au début du xxe siècle. Très vite, nous sommes entrés en contact avec mademoiselle Liberman, qui détenait une impressionnante collection de clichés originaux. En plus de cette collection photographique unique, nous avons commandé huit moulages faciaux d’authentiques gueules cassées, reproduites d’après des photos et des témoignages. L’exposition montre également les techniques employées pour la restauration des visages, ainsi que l’apparition des prothèses et des greffes. Comme vous allez le constater, c’était très archaïque.
Vic posa les questions de routine sans rien apprendre de primordial pour l’enquête. Après la prise de quelques notes inutiles, il continua la visite, guidé par son hôte.
Au bout d’une autre salle, celle des archives, ils abordèrent la partie de l’exposition dédiée aux clichés noir et blanc, tous commentés d’un petit texte. Vic crut bien s’engager, encore une fois, dans l’antre de la folie. Les photos, effroyables, défiaient l’imagination.
— Cassandra avait retravaillé ces images à l’ordinateur, de manière à leur donner un coup de jeune et à les éclaircir. Un travail formidable.
— Vous la connaissiez bien ?
— Nous ne nous sommes vus que trois ou quatre fois, lors de la préparation de l’exposition. Une fille intrigante, mais passionnée et très professionnelle.
— Une passion qui, indirectement, l’a tuée.
Vic s’approcha des agrandissements de ces portraits de soldats, tous extrêmement jeunes. Visages mutilés, brûlés, déchirés. Le métal d’appareils barbares se mélangeait à leur chair. Des lambeaux de peau, issus d’autres parties du corps – bras, cuisses −, se retrouvaient greffés au menton. Sur l’un des clichés, Vic reconnut un écarteur de mâchoires, en tous points semblable à celui utilisé par le tueur sur Leroy.
— Parlez-moi d’eux, demanda Vic d’une voix émue. Racontez-moi l’histoire de ces pauvres types.
Sertis réajusta un cadre bancal avec une précision d’horloger.
— La Grande Guerre a causé les blessures les plus effrayantes jamais imaginées. On parle souvent des morts au combat, mais cet affrontement fut avant tout une boucherie qui laissa derrière elle presque trois millions de blessés dont trois cent mille mutilés. Et vous connaissez le responsable ?
— Les hommes ? Les chefs ? L’armée ? L’idiotie du monde ?
— L’artillerie. Les éclats d’obus sont à l’origine de soixante-dix pour cent des blessures. Somme toute, les balles ou les baïonnettes ne tuèrent que très peu, relativement à ça. Le processus de fragmentation des obus était étudié de manière à ce que les éclats ne perdent pas leur vitesse, même en contact avec la chair. Ils pouvaient arracher n’importe quelle partie du corps et continuer sur leur lancée sur plusieurs dizaines de mètres, si bien qu’on a retrouvé des fragments de corps fichés dans ceux de leurs voisins. Quand les brancardiers arrivaient sur les premières lignes, surtout la nuit pour éviter les tirs ennemis, ils ne réussissaient pas à distinguer les morts des vivants. Et parmi les vivants, ils devaient choisir. D’innombrables blessés ont agonisé longuement sur les champs de bataille, parce qu’on considérait qu’il n’y avait plus d’espoir pour eux. Et aussi parce que même les brancardiers, pourtant habitués à l’horreur, ne pouvaient supporter pareille vision d’apocalypse. Lisez ici, sous ce portrait, le témoignage de l’un d’entre eux.
Vic lut à voix haute :
— « Je détourne les yeux, mais j’ai vu et je n’oublierai jamais, dussé-je vivre cent ans. J’ai vu un homme qui à la place du visage avait un trou sanglant. Plus de nez, plus de joues ; tout cela disparu, mais une large cavité au fond de laquelle bougent les organes de l’arrière-gorge. Plus d’yeux mais des lambeaux de paupières qui pendent dans le vide… »
Le jeune policier posa nerveusement sa main sur son front.
— C’est terrible… Ces gens… Ces gens dégageaient une odeur ? Je veux dire, toutes leurs plaies, leurs…
— Evidemment, une véritable odeur de cadavre. Ils bavaient sans cesse, leurs blessures s’infectaient en une journée et malgré les antiseptiques, il en émanait une puanteur extrême.
Sertis haussa les épaules.
— Les gueules cassées représentent certainement le pire héritage de la guerre, comme vous pouvez le voir.
Oui, cela se voyait, et le Matador aussi voulait que son acte se remarque. Comme avec la sirène et Dupuytren, il voulait que le rapprochement avec les gueules cassées se fasse, il voulait prouver qu’on ne doit pas plaisanter avec l’horreur, ni l’exhiber aux yeux des curieux, avides de morbidité. Leroy et Liberman venaient de payer le prix de leur mépris.
Le lieutenant s’avança vers d’autres photographies et se figea devant celle tirée à partir du négatif que Wang leur avait montré. Le conservateur la commenta :
— Le procédé du sac, qui permet de traiter la constriction de la mâchoire.
Sans aucun doute, le Matador s’était inspiré de ce cliché pour accomplir son « travail ».
— La Grande Guerre, continua Sertis, a été celle de l’improvisation. Personne ne s’attendait à ce qui allait arriver, à tant d’inhumanité. Face à l’artillerie, les hôpitaux ont été saturés à une vitesse foudroyante. Certains d’entre eux fermaient même leurs portes aux gueules cassées, les « baveux », comme on les appelait. Mais devant la multiplication de ces blessés au visage − entre quinze et trente mille −, la chirurgie maxillo-faciale, quasiment inexistante, s’est finalement développée. Le procédé du sac fut l’une des pires atrocités en terme de reconstruction faciale. Faire passer un crochet dans la chair, sous le menton, et y suspendre des poids pour éviter la constriction… Imaginez le supplice du blessé, qui devait supporter cela chaque jour.
Plus loin, d’autres scènes encore.
— Regardez tous ces instruments épouvantables, des dilatateurs, des poires d’écartement, des ouvre-bouches à vis. Ah, ces gens réussissaient à survivre, bien sûr, mais combien se sont suicidés à l’hôpital ? Combien furent rejetés par leur propre famille ? Combien sont morts de désespoir ?
Achille Delsart, à Dupuytren, avait prononcé exactement la même phrase, à propos de John Merrick. Les deux conservateurs tenaient d’ailleurs un discours très proche, comme si face à tant d’abomination on apprenait nécessairement l’humilité.
Le jeune lieutenant désigna un miroir, à l’arrière-plan d’une photo.
— Ce miroir est brisé ?
— Bien observé. Beaucoup de gueules cassées étaient effrayées par leur propre visage, la plupart ne se reconnaissaient pas ou ne voulaient pas se reconnaître. « Cet objet de malheur », comme ils l’appelaient, était d’ailleurs interdit dans certains services.
Vic n’en revenait pas. Le Matador avait soigné sa mise en scène jusqu’à reproduire ce détail.
Ils se rendirent dans la pièce suivante, où étaient présentés les huit moulages grandeur nature des gueules cassées. Les mannequins, habillés de tenues militaires, paraissaient constitués de chair et d’os, et le spectacle était terrifiant.
— Très impressionnant, commenta le policier. Dire que… que ça a existé.
— Ces cires sont sublimes, n’est-ce pas ? fit le conservateur. Stéphane Kismet a fait un travail merveilleux.
Vic crut bien qu’il allait s’écrouler.
— Le… Le Stéphane Kismet qui travaille pour le cinéma ? Longs cheveux noirs, et… il habite dans l’Oise ?
— Lui-même. Toutes les œuvres sont signées « S. K. », sur la nuque, vous pouvez vérifier.
Vic s’approcha d’une reproduction en cire et observa derrière la nuque. « S. K. »
— Et… lui et Liberman se connaissaient ?
Sertis secoua la tête.
— Non, pas à ma connaissance, en tout cas. Les projets photos et cires ont été menés séparément. Vous savez, Kismet n’a pas travaillé que pour nous, il réalise beaucoup de moulages pour d’autres musées liés à l’anatomie. Pas étonnant que vous retombiez sur lui si vous mettez les pieds dans ce genre d’exposition. Il est la référence en la matière.
Le lieutenant de police acquiesça d’un léger mouvement de la tête. Kismet avait croisé Cassandra Liberman aux Trois Parques, devant la chambre 6, mais apparemment, d’après Amandine Gosselin et le réceptionniste de l’auberge, ni l’un, ni l’autre ne se connaissaient.
S’agissait-il, une fois encore, d’une simple coïncidence ?
Vic considéra attentivement les figures de cire qui lui faisaient face. Pouvait-il exister, sur cette Terre, plus atroce souffrance que de voir une partie de son visage arrachée, ses dents explosées en morceaux, et d’espérer sur un champ de bataille l’arrivée des secours ? De voir ses frères d’arme partir en lambeaux ? Qu’est-ce qui était alors le pire ? Vivre, ou mourir ?
Leroy et Liberman avaient-elles supplié, comme ces soldats, pour qu’on les achève, pour que la douleur cesse ?
Avaient-elles voulu mourir ?
D’un coup, Vic s’arrêta, comme frappé par une évidence.
— Bon Dieu ! Voilà ce qu’il évalue sur les murs !
— Pardon ?
— La douleur ! Il donne une note à la douleur !
Le jeune flic se mit à aller et venir entre les mannequins. Le Matador injectait la morphine, officiait sur ses victimes – les extrémités coupées, les aiguilles dans les muscles pour Leroy, le barbelé et les sacs suspendus pour Liberman – et attendait le réveil du corps. Et là, il devait se placer face à elles, et mesurer l’onde fulgurante qui fusait de leurs yeux, de leur cri, du tressaillement de tous leurs nerfs.
Le Matador cherchait à provoquer le point ultime de la souffrance, avant de le noter sur le mur, comme un trophée. On ne peut raconter la douleur, la décrire. Le seul moyen, c’est de la vivre ou de la voir. La regarder à cent pour cent. Observer les traits qui se décomposent, écouter l’intensité du hurlement qui transperce le bâillon, entendre les dents grincer.
« Je sais que ça te fait mal. Très, très mal. Combien, combien selon toi ? Soixante-dix ? Quatre-vingts ? Tu as bien crié. Sur mon échelle de la douleur, je vais te mettre une excellente note. »
S’il mesurait leur douleur, alors sans doute souffrait-il, lui aussi. Une vraie, une grande douleur physique, sûrement engendrée par une maladie nécessitant un apport régulier de morphine.
Vic regarda son avant-bras, le poing serré. En lui aussi rampait le serpent de la maladie. Sa névralgie cervico-brachiale, un mal invisible que ne détectaient ni les IRM, ni les électromyogrammes, ni les rayons X. Un mal qu’il gardait précieusement pour lui, qu’il ne partageait qu’avec son médecin. Une bête pernicieuse qui l’empêcherait sûrement, un jour, de tenir un flingue.
Le Matador, quant à lui, voulait au contraire partager sa douleur. De manière explosive.
Quel infâme procédé trouverait-il la prochaine fois pour dépasser le 82 sur 100 de Liberman ? Quand et où frapperait-il ?
Et sur qui s’acharnerait-il, cette fois ?