9.

Tout se mit à tourner. Cathy eut tout juste le temps d’atteindre le lavabo des toilettes pour y vomir un filet de bile.

Resté dans le laboratoire, David fusillait Doffre du regard. Il explosa :

— Mon Dieu ! Mais à quoi jouez-vous ? Vous… Vous êtes malade ou quoi ?

— La science, répondit Doffre. La science. Et c’est la nature elle-même qui a créé ces monstruosités. Pas l’homme…

Dehors, éclairées par les tout derniers rayons, six carcasses de porcs, suspendues par le train arrière à deux mètres au-dessus du sol, présentant différents degrés de décomposition. Certaines, juste entamées par la putréfaction. D’autres en lambeaux, décharnées, percées par leurs propres os. Recouvertes de colliers blancs d’œufs et de pupes.

Une nécropole suspendue.

Cathy rentra à nouveau dans la pièce, livide.

— Mais… mais à quoi ça rime ? Vous… Vous êtes ignoble !

Doffre se tassa un peu sur lui-même.

Elle agrippa son mari, les traits déformés.

— On… On fiche le camp d’ici ! Tout de suite ! Co… Comment peut-on…

— Je suis sincèrement navré, fit Doffre. Je ne pensais pas que cela vous mettrait dans un état pareil. Il s’agit uniquement d’un programme scientifique, dont le seul but est de sauver des vies… Des vies humaines…

— Peu importe ! intervint David. Vous auriez dû nous prévenir ! Ce n’est pas le genre de spectacle que n’importe qui peut supporter ! Vous comprenez ça ?

Doffre essaya de remettre le drap, mais n’y parvint pas. Il finit par l’abandonner sur le sol.

— Mais ni votre épouse, ni votre fille n’auront à le supporter ! Ils ne sont visibles que depuis ce laboratoire, ma chambre et une autre chambre vide, juste à côté. Je voulais simplement vous mettre au courant, voilà tout !

Il fixa Cathy.

— Je vous avoue que j’ai eu peur que vous refusiez de venir, à cause de ce détail… Mais… Je vous en prie, excusez-moi…

— Un détail, oui !

David voulut enlacer Cathy pour tenter de la rassurer, mais elle le repoussa, hors d’elle, avant de disparaître dans le couloir.

— Clara ! Clara !

David se retourna alors vers le vieil homme :

— Expliquez-moi ! Je ne comprends pas !

— L’entomologie forensique, David ! Huit escouades successives d’insectes, qui se relaient sur les carcasses suivant le degré de décomposition des chairs. L’influence des températures, de l’humidité, de la flore avoisinante, sur la rapidité de la putréfaction ! Un moyen imparable de dater le jour et l’heure de décès d’un cadavre !

— Je sais tout ça ! Mais je ne pensais pas qu’on… étudiait ça sur des porcs ! Qu’on les exposait de cette manière, volontairement, à l’air libre !

— Justement, ce ne sont que des porcs ! Vous savez que la même chose existe, dans le Tennessee. Sauf qu’il s’agit… d’êtres humains, dont le corps a été légué à la science… Abandonnés aux carnages du temps, à la chaleur, aux nécrophages… Exposés par dizaines sur des planches de bois, au cœur d’une ferme, comme ici… Disons que, en ce qui nous concerne, il s’agit d’une version allégée… Mais tout aussi passionnante…

Doffre s’approcha et vint lui attraper le bras.

— J’ai besoin de vos écrits, David. Inventez-moi une histoire… Ne m’abandonnez pas maintenant… Ce… Cet environnement doit vous inspirer ! Dites-moi que je ne me suis pas trompé en vous faisant confiance ! Dites-le-moi ! David !

Il semblait maintenant abattu et faisait presque pitié à voir, dans son costume immaculé, avec ses jambes atrophiées et sa prothèse droite gantée, qui amplifiait son handicap plus qu’elle ne le dissimulait.

David jeta encore un regard vers l’extérieur. Des entomologistes… Sauver des vies… Un lieu d’ambiance… Doffre avait cru bien faire…

— Cathy risque d’être très difficile à convaincre, murmura-t-il.

— Je sais, je sais ! Mais elle comprendra, j’en suis certain ! Et puis, vous n’allez pas repartir ce soir ? La neige, la nuit. Les routes sont probablement verglacées, ce serait de la folie ! Faites qu’elle accepte, je vous en prie… Pensez avant tout à l’argent…

David entendit des clameurs, dans le salon. Des voix de femmes. Ça chauffait…

— Je vais essayer, dit-il finalement. Mais, s’il vous plaît, ne nous faites plus une surprise comme celle-là. Parce qu’à mon avis, ce serait la dernière…

IO.

La ferme des morts. Rien que le nom faisait frissonner Cathy. Seule devant la fenêtre de sa chambre, elle se pelotonna sous son pull. Après le dîner, elle avait pris prétexte de sa fatigue pour s’éclipser rapidement, espérant que David la suivrait. Une heure déjà qu’elle l’attendait.

Une nuit d’un noir intense drapait la forêt. Elle se frotta vigoureusement les mains. Le radiateur électrique peinait à réchauffer la pièce, et cette Adeline n’avait pas rentré assez de bois pour la nuit. Bien évidemment, personne n’avait osé aller jusqu’à l’abri, à l’arrière de la ferme. Les lynx, chasseurs nocturnes… La Forêt-Noire portait bien son nom, finalement.

Elle s’était persuadée d’avoir fait le bon choix, en restant. Repartir, avec une météo pareille et une telle obscurité, aurait été du suicide. Et puis, briser le rêve de son mari, à cause de ce programme entomologique… Finalement, David avait raison. Ces porcs expliquaient l’isolement du chalet, et l’absence complète de civilisation, des kilomètres à la ronde. Il suffisait juste d’oublier les charognes. Pas facile…

— Déjà ? fit-elle quand David franchit le pas-de-porte.

Elle jeta un bref regard au-dessus de l’armoire en pin, où elle avait soigneusement caché la boîte d’Exacyl, plaquée contre le mur du fond.

— Franchement, tu aurais pu faire un effort, pour le dîner. C’était vraiment limite de te barrer comme ça… Bon, je suis juste passé te dire bonne nuit, Arthur veut me voir dans dix minutes, dans le laboratoire. Je pense que nous allons enfin discuter du roman.

Il ôta la tétine des lèvres de Clara, qui dormait à poings fermés dans le lit à barreaux.

— Il ne faut pas m’en vouloir, lui dit Cathy d’une voix plus douce. Je n’ai pas emporté mes Lexomil, histoire de me sevrer, mais là… Je suis plutôt stressée. Demain, ça ira mieux. Le temps de m’habituer à cet endroit et à ce couple bizarre…

— Pourquoi bizarre ? Il arrive souvent que des types fortunés se paient une escort girl pour les accompagner dans leurs voyages. Même des hommes mariés, pour tout te dire !

— Je me doute ! Je ne parlais pas du couple en lui-même… Mais par exemple, Lèvres de feu, qui n’a pas arrêté de dévisager notre fille du coin de l’œil, et qui n’a pas dit un mot de la soirée… Qui est-elle ? Où habite-t-elle ? On l’ignore, en fin de compte. Parfois elle vouvoie, l’instant d’après, elle tutoie. Agréable, puis d’un seul coup super sèche… J’ignore où Doffre est allé la chercher, mais, premièrement, elle doit avoir un problème sérieux avec les enfants, et deuxièmement, elle ne m’inspire pas.

— Les femmes qui se trouvent dans la même pièce que moi t’inspirent rarement. Je l’ai trouvée très simple, très accessible.

— Accessible, bien sûr… Ouverte, tant que tu y es ? Qu’est-ce que t’attends ?

— Je t’en prie… Arrête…

— En tout cas, à voir sa tête, il avait certainement oublié de la prévenir pour les carcasses, elle aussi !

Elle avança au fond de la pièce.

— Alors comme ça, c’est toi qui vas dénombrer, chaque jour, les larves sur ces charognes ? C’était pas prévu au programme ! Et puis, en plus d’être répugnant, c’est hyper passionnant ! Tu vas me dire, ça ne te changera pas beaucoup.

— Qui le fera ? Toi ? Adeline ? Christian, qui repart demain ? Doffre a pu obtenir la ferme parce qu’il finance ces recherches, et il avait juste besoin d’une main experte pour effectuer les relevés. Je suis cette main experte ! Ça explique peut-être en partie pourquoi il m’a choisi, moi. Un spécialiste de la mort, qui, en plus, écrit… Et puis, je trouve ça plutôt honorable de sa part de mettre de l’argent là-dedans. C’est sérieux, tu sais. Ça peut vraiment contribuer à faire progresser la criminologie.

— Oui, oui, bien sûr, mais…

— Ne pense plus aux porcs. Ils sont de l’autre côté, enfoncés entre les arbres. Ni toi, ni Clara ne les verrez. Et, avec le froid qu’il fait, vous ne sentirez aucune odeur.

Elle croisa les bras.

— J’ai accepté de venir ici pour toi, pour que nos rapports s’améliorent. Je pensais que quitter ton environnement morbide te ferait le plus grand bien… Et, finalement…

Elle se retourna et lui embrassa le bout du nez.

— En tout cas, j’espère que tu prendras le temps de t’occuper de ta fille et de ton épouse, et de respirer autre chose que de la matière en décomposition.

David acquiesça, un œil sur sa montre.

— Promis, ma muse. Je… Je vais y aller, il m’attend…

— N’oublie pas que si tu ne tiens pas ta promesse…

— Alors mes dents tomberont et des poils pousseront sur ma langue.

Elle l’agrippa, juste avant qu’il franchisse le seuil, le tira à l’intérieur et chuchota :

— Ne traîne pas trop, il est minuit passé. J’ai besoin de toi, ce soir… C’est important pour moi. Je t’attendrai, OK ?

Il posa un baiser sur ses lèvres.

— Je ne traînerai pas.

— Et, s’il te plaît, demande-lui s’il a la clé de la porte. Je me vois mal dormir sans verrouiller.

— Tu as peur qu’il te saute dessus ? lui répondit-il dans un sourire.

David remonta le couloir. Malgré le tapis rouge, le plancher craquait sous ses pas. Avant de pénétrer dans le laboratoire, il jeta un œil dans le salon.

— Bonne soirée… dit-il en agitant les doigts.

Adeline était assise en tailleur face à la cheminée. Elle portait un kimono en soie noire, serré à la taille par une ceinture grenat. Elle tourna lentement la tête vers cette voix apaisante.

— Oui, bonsoir…

— Où est Christian ?

— Il est allé se coucher. Demain, il repart tôt…

David se mit à parler plus bas.

— Ces anecdotes d’insectes et de carcasses de porcs ne vous ont pas trop effrayée, j’espère ? Désolé pour ce sujet de conversation un peu… particulier, que nous avons eu à table…

— Vous savez, j’ai l’habitude… Et les échanges sont parfois bien plus curieux que ça…

— Arthur ne vous avait pas prévenue non plus pour la nécropole, n’est-ce pas ?

— Pas avant d’arriver ici… Un peu comme vous… La bonne surprise de l’endroit !

Elle fixa le chêne un instant.

— Vous voulez venir près du feu ? C’est très agréable.

— Désolé, mais je dois y aller… Arthur m’attend… Bonne nuit…

— À demain… répondit-elle.

Doffre patientait dans le laboratoire. Dans sa main, deux dés qu’il lançait contre les rebords d’un cadre vide. De profil, sa prothèse droite luisait, noblement posée sur l’accoudoir de son fauteuil. Avec les jeux d’ombres, ses jambes semblaient tranchées, aussi nettement qu’elles auraient pu l’être avec une scie.

Le maître des lieux s’adressa à David :

— Si vous deviez associer une fleur à la mort, laquelle choisiriez-vous ? Répondez sans réfléchir, s’il vous plaît.

— L’arum, fit David en s’approchant.

— Une couleur, qui vous suggère, elle aussi, la mort ?

— Le vert.

— Et pour finir, un outil.

— La scie électrique, répliqua David du tac au tac.

Doffre fouilla dans sa poche et en sortit un papier plié, qu’il tendit devant lui.

— Et à votre avis, que répondent en général les gens à ces questions ?

— Je dirais… le chrysanthème… le noir et… la faucille ?

Doffre approuva d’un hochement de tête.

— Presque cent pour cent, oui. Parfois la pelle, à la place de la faucille, la rose ou la tulipe noires à la place du chrysanthème. Et pourquoi vos réponses sont-elles si différentes ?

David inclina la tête, songeur.

— J’ai dû faire une association inconsciente avec mon métier, avec ce que je rencontre tous les jours. L’arum, qui sent l’ammoniac, l’odeur des cadavres qui se décomposent. Le vert pour la tache verte abdominale, premier signe de la putréfaction qui apparaît en fosse iliaque droite. Par contre, concernant la scie électrique… je ne sais pas trop, c’est la première image qui m’est venue… L’instrument du légiste pour la découpe du crâne, peut-être.

Doffre eut un geste pour inciter David à déplier le papier.

— Arum, vert, scie ! Comment avez-vous fait ?… OK ! J’ai saisi ! Vous cachez plusieurs feuilles dans votre poche, avec différentes combinaisons !

— Judicieux, mais absolument pas. Vous pouvez vérifier.

— Mais j’aurais très bien pu dire… bistouri, marteau, hache, ou bleu, la couleur des lividités !

— Pourtant, vous ne l’avez pas fait. L’influence, mon cher ami, l’influence !

— C’est-à-dire ?

— Quelle est la couleur dominante de cette pièce ? Le vert. Le vert de toutes ces mouches. Quand vous êtes entré, la prothèse de mon bras se trouvait volontairement tournée vers vous, bien luisante. Membre coupé, scie électrique, vous voyez le rapprochement ? Quant à l’arum, une évidence, vous l’avez dit vous-même. Cette odeur que vous respirez chaque jour, comparable à celle qui flotte à proximité des porcs. L’ammoniac.

David n’eut pour toute réponse qu’un silence d’admiration.

— Et qu’en déduisez-vous ? finit-il par demander.

Le sexagénaire fit rouler les dés au creux de sa paume. David fronça les sourcils, les faces ne comportaient que des six.

— L’influence, répéta Doffre en empochant ses cubes blancs. Tout est une question de point de vue, et d’influence.

David s’empara du cadre d’une photographie, posé à gauche d’un crâne animal. Pris de loin, un colosse barbu, pull moisi, grosses bottes en caoutchouc, masque chirurgical sur le visage, planté au milieu des suidés aux poitrails ouverts. Un entomologiste au travail.

— Bon ! Le Bourreau, à présent ! proposa Doffre. Attaquons-nous au Bourreau, et à ses motivations secrètes !

— Ses motivations secrètes ? Elles sont aujourd’hui précisément connues par les analystes comportementaux, les psychiatres, les psychologues et les policiers ! Et même par n’importe quel lecteur lambda ! Idem pour son rituel, la manière dont il… contraignait ces pauvres femmes à accomplir l’impensable… L’encre a tellement coulé depuis…

— Alors pour vous, le Bourreau ne cache plus de secrets ? Avez-vous étudié sérieusement son histoire ?

— Oui… plus que de raison.

— Certainement pas autant que moi. Voilà plus d’un quart de siècle que je m’acharne sur son cas, comme…

Il rétracta ses doigts devant son visage.

— … une maladie, qui me gangrène. Avez-vous, par exemple, compris pourquoi il n’avait pas commis le huitième massacre, censé clore la série ? Pourquoi s’être donné la mort la veille de la date fatidique ?

— Passé de suicidaire, frustrations, tendances schizophréniques. Il se sentait prisonnier de son délire, incapable d’assouvir ses pulsions, même dans les actes de réification ou de mise à mort, devenus insuffisants. En s’ôtant la vie, il s’est délivré.

— Verbiage de bouquins ! Connaissez-vous un autre tueur en série qui ait essayé de se suicider ?

— John Wayne Glover et David Birnie, par exemple.

— Vous citez là les exceptions…

— Le Bourreau en était une.

Doffre expira bruyamment par les narines, comme subitement exaspéré.

— Parlez-moi donc de la signification de ces nombres, qu’il tatouait à l’encre noire sur les crânes des enfants épargnés. 101703… 101005… 98784…

— Vous savez parfaitement que personne n’a jamais compris. Il a emporté ce mystère dans sa tombe…

David marqua une pause, avant de poursuivre :

— Dans la voiture… vous m’aviez dit que notre séjour tournerait autour du mystère des nombres… Auriez-vous été meilleur que les mathématiciens qui se sont penchés sur le problème ?

— Oh non, malheureusement ! Mais… le mystère de ces chiffres n’est pourtant pas complètement enterré. Car ces enfants tatoués, ils existent, aujourd’hui. Ils portent sur eux les stigmates du criminel. Ils ont assisté à l’exécution de leurs parents. Certes, ils n’avaient que deux ou trois ans, mais ce tatouage, c’est comme si… comment dire… le Bourreau vivait encore, par leur intermédiaire. Le nom de Frédéric Brassart vous dit-il quelque chose ?

— Brassart ? L’ouvrier qui a assassiné sa femme et son fils d’une balle dans la tête, avant de se supprimer ?

— Exactement. C’était l’un des sept. Le fils des Potier, la troisième famille massacrée.

— Qu’est-ce que vous racontez ?

— La pure vérité…

David se recula.

— Mais… Mais ces mômes avaient été placés dans des orphelinats, des familles, certains ont été adoptés ! Comment les avez-vous pistés ? Comment avoir la certitude de leur identité ?

— Quand on s’acharne, et que l’on a les contacts qu’il faut, on finit par trouver… Prenez la fille Böhme, pour ne citer quelle. Elle ignore complètement qui elle est… Moi, je sais… Un lourd, très lourd secret à porter, croyez-moi…

David fit un geste pour marquer son incrédulité.

— Ça paraît fou. J’avoue que j’ai du mal…

— Vous ne me faites pas confiance ? Une réaction toute naturelle, ma foi… Mais vous voyez bien que vous êtes loin de connaître toute la vérité. Maintenant, David, entrons dans le vif du sujet… Vous allez me raconter… non, pas me raconter, mais me faire vivre le dernier massacre du Bourreau. Le double-meurtre de Patricia et Patrick Böhme, en 1979. Il y a presque vingt-sept ans… Glissez-vous dans la peau du Bourreau, des Böhme, faites la caméra, soyez précis, très précis dans votre récit… Surprenez-moi à nouveau, comme l’a fait votre livre.

David s’installa sur un siège de cuir noir. Les sept enfants… Brassart, devenu un meurtrier. Les stigmates du criminel, gravés sur leurs crânes et dans leurs esprits…

— David ?

— Oui, pardon… C’est… C’est un test ?

Doffre tira sur une longue chaînette. La pièce sombra dans les ténèbres. On ne percevait plus que le tic-tac de l’horloge, avec, par-devant, la respiration creuse du vieil homme. Et ces abdomens de mouches, phosphorescents, démoniaques.

— Pas un test, mais plutôt… une mise dans l’ambiance.

— J’ai carte blanche ?

— Carte blanche… Du réalisme, de la précision. Voilà tout ce que je demande…

David eut une pensée pour Cathy, impatiente sous la couette.

Puis ses pupilles se dilatèrent, pareilles à celles des félins. Plus rien n’existait. Hormis le feu roulant de son imagination.

— L’orage craque juste au-dessus de moi, la pluie me trempe jusqu’à l’os. Une pluie froide d’hiver, qui court le long de mon torse et me gonfle d’envie. Ce que je ressens cette nuit, devant la fenêtre de ce pavillon, est unique, inexprimable, comme à chaque fois avant l’acte. Mon sexe me fait mal… Il me la faut, il me la faut ! Des semaines à t’observer. Bientôt, c’est moi que tu vas supplier ! Tu vas gémir ! Je vous possède pour la nuit, toi et ton mari. Et cette fois, ce sera encore mieux que les précédentes. Atteindre la perfection.

David s’orienta à tâtons vers la fenêtre. Il avait les mains moites, sa lucidité s’exacerbait. La scène s’esquissait dans son cerveau, tissée de sang et de hurlements. Ces tonnes de livres dévorés… Ces reportages sur les tueurs en série… Scènes de crime, rituels, carnages… Ses cauchemars récurrents, cette terreur irrespirable.

— Les Böhme sont d’origine allemande. Une famille tranquille, qui vit au bord du Rhin, à proximité d’un village appelé Schœnau, me semble-t-il… L’homme, la femme, l’enfant dorment. Le Bourreau sait que cette maison, en lisière de forêt, n’est pas sous alarme. Des restes de nourriture, des canettes, à proximité, ont prouvé qu’il étudiait ses victimes pendant plusieurs semaines, voire des mois. Il aimait se les approprier du regard, connaître leurs forces et leurs faiblesses, s’imaginer des scénarios. Le Bourreau n’enfile pas de gants, pas besoin. Il s’est raclé les doigts avec du papier de verre, presque jusqu’au sang, pour effacer ses sillons digitaux. Il pénètre en brisant une vitre à l’arrière, étouffant le bruit avec de l’adhésif. Patrick Böhme est svelte et bel homme. Son épouse, Patricia, blonde, mignonne, travaille dans un office du tourisme, à quelques kilomètres de là. Sundhouse, je crois.

— Ne croyez pas. Soyez sûr !

— Les… les Böhme ont une fillette. Un critère décisif dans le choix du Bourreau…

— Quel âge, l’enfant ?

— À peu près deux ans.

Les images qui enflent, les sens gonflés de bruits, d’odeurs. Senteurs de sève et de pommes de pin, mêlées à la puanteur bien présente des antiseptiques. La maison des Böhme, vingt-sept ans plus tôt… La forêt… L’orage…

Le Bourreau monte l’escalier le plus doucement possible. Sur son dos, un sac. À l’intérieur, une bougie, une balance de

Roberval, une plume de Maât, des instruments tranchants. Ciseaux, scalpels, tenailles. Des menottes, des cordes. Un Smith &We…

— Quel type de corde ? La précision des chiffres, s’il vous plaît ! Corde blanche, neuf millimètres. Un Smith & Wesson calibre quarante-quatre, six coups.

Des froissements de cuir témoignaient de l’agitation de Doffre.

— Je… Excusez-moi…

— Continuez, et tâchez d’être meilleur !

« Corde neuf millimètres ? Comment savoir ? » Brève déconcentration, avant d’être de nouveau happé par le récit.

— Je… Je me dirige vers la chambre de l’enfant, je la sors délicatement de son lit. Je ne veux pas la réveiller. Elle inspire, palpite, mais sombre à nouveau lorsque je la plaque contre mon torse. C’est la septième fois que j’agis de la sorte. J’embarque aussi la couverture. On y est. Leur lit. Je vais te transpercer ! On me croise et on m’ignore ? Pas assez intéressant pour toi ? Trop laid ? Mon strabisme te dérange, hein, c’est ça ? À partir de maintenant, je deviens celui qui décide. L’homme le plus important de ta vie. Tu m’appartiens ! Je vais te détruire… Te détruire psychologiquement avant de te broyer physiquement…

David rouvrit les yeux. Éclipse de la pupille sur l’œil. Mâchoires douloureuses. Le tic-tac. Le souffle de Doffre. Son fauteuil qui grince. Des craquements de plancher, incessants. Malgré le froid, de la sueur, grasse et piquante.

— Il sort le revolver de son sac et assène un coup violent sur la tempe de l’homme, avant d’éjecter la femme du lit et de la gifler de toute sa hargne. Les rapports d’autopsie ont révélé, sur l’ensemble des victimes, la présence d’hématomes et de fractures. Il les assommait quasiment, de la seule force de sa main. N’oublions pas que le Bourreau pratiquait la musculation et que…

— L’action uniquement ! brailla Doffre, l’haleine courte. Ensuite ! Ne t’égare pas ! Enchaîne ! Enchaîne !

— D’accord. Il allume la lumière, traîne l’homme par les cheveux et le menotte au pied avant droit du lit. Il attache les poignets de la femme par…

— Les prénoms ! Utilise les prénoms ! Et fais-les bouger ! Ils vivent, se déplacent ! Ton récit est trop statique ! Pense au paratonnerre ! Décharge-toi !

Doffre était de plus en plus agité. Les deux mains à plat sur la fenêtre, David poursuivit l’acrobatie verbale, tentant de contrôler la justesse de ses idées. Mais les ouragans ne se maîtrisent pas.

— Il attache, avec la corde blanche neuf millimètres, les poignets de Patricia par-devant. II… « Si tu hurles, je tue la gosse. Tu essaies de fuir, je tue la gosse. Idem pour toi, connard. On va jouer ! D’accord ? D’accord pour jouer ? Patricia ! Tu vois, je connais ton prénom ! Patricia, fais taire la gosse ! Fais-la taire tout de suite ! » Patricia gémit, des cheveux rentrent dans sa bouche, ses yeux la brûlent. Elle est plaquée contre un mur, blessée, recroquevillée, amoindrie. La destruction psychologique débute. Elle sait qu’elle va mourir. Non, elle ne sait pas ! Elle ne sait pas ! Impossible ! Elle ne peut pas mourir ! Du sang coule sur le front de Patrick, jusqu’à son menton. Il supplie, supplie encore. Il promet de l’argent. Il ne dira rien. « Pitié ! Pitié ! » Patricia se lève, terrorisée. Chaque pas lui arrache des pleurs. Son enfant ! Elle a envie de hurler, hurler à se rompre les cordes vocales. Mais il faut calmer la fillette. C’est un caractère fort, même dans ces moments terribles elle essaie de gérer. « Calme-toi ! Calme-toi mon cœur ! » Elle bascule doucement. « Là, là, calme, calme… C’est bien. Tu reviens ici, près de moi. Prends ton temps, ma puce. Prends tout ton temps. » « Ne nous faites pas de mal ! Ne nous faites pas de mal, s’il vous plaît ! » Le Bourreau ne l’écoute pas. Il ouvre son sac, en sort sa balance de Roberval. Les deux plateaux de cuivre, le balancier, les tiges mobiles, les différentes masses. Un, cinq, dix grammes. Lentement, très lentement, il assemble les éléments, sur le sol, face à Patrick. Puis il sort la plume de Maât et ses différents instruments de torture, qu’il étale devant lui. Patricia s’app…

— Stop ! Stop ! Stop !

La lumière. Doffre claqua son poing sur la table.

— « Il monte sa balance, il sort sa plume, ses outils, gna gna gna… » Et que ressent-il, à ce moment-là ? Il s’agit de son rituel, de l’explosion de ses sens ! La salive qui afflue, le cœur qui lui déchire la poitrine, l’adrénaline, ses poils qui se hérissent ! Et ses victimes ? Comment réagissent-elles ? Tu es pressé d’en finir ou quoi ?

— C’est que…

Doffre reprit son souffle.

— Tu as le sens du récit, c’est évident, mais j’espère que tu seras largement meilleur dans le roman ! Comment veux-tu que je m’évade si tu me récites un baratin qui a déjà été raconté des centaines de fois, et que je connais par cœur ? Saisis l’âme, l’instant, la peur de ces personnages ! Sois différent ! C’est si compliqué ? Je t’ai choisi toi ! Toi, David Miller ! Sois à la hauteur !

— Je le serai. Mais ne me forcez pas la main. Obliger quelqu’un à puiser au fond de sa conscience, pour mieux le connaître… C’était bien le but caché de cet exercice, non ? Je ne suis pas quelqu’un qu’on manipule psychiquement, monsieur Doffre.

— C’est pourtant ce que j’ai fait, avec mes petites questions, quand tu es entré.

— Disons qu’il s’agit plus d’un tour de passe-passe que d’autre chose.

Arthur fit claquer ses ongles sur le bras de son fauteuil.

— Tu croyais que ce séjour serait une partie de plaisir ? N’oublie pas que je paie chaque seconde de ta présence ici. Et chèrement. Donne-moi juste un mois, un mois de ta vie, à cent pour cent. Et tu n’embaumeras peut-être plus jamais ces cadavres qui te font si mal au cœur. Tu n’auras plus de cauchemars…

— Mes cauchemars ne regardent que moi. Et vous qui êtes soucieux du détail, sachez que je n’embaume pas. Je pratique des soins de conservation. C’est complètement différent.

Doffre désigna du menton une pile de pochettes colorées et de feuilles, à sa droite.

— Prends ce dossier. Tu as du travail. Dix pages de qualité, pour après-demain, au matin.

David ne bougea pas.

— Je pensais à cette machine à écrire, justement… Nous n’aurons qu’un exemplaire papier, n’est-ce pas ? Pas de disquette, pas de CD-rom ? Et de retour en France, comment procédera-t-on, si le texte doit être publié ? Il faut nécessairement une version informatique !

— Ne t’inquiète pas pour ça. Un coup de scanner à reconnaissance de caractères, et ton texte sera dans la bécane. Je le transmettrai aux bonnes personnes, fais-moi confiance. Mais je te l’ai dit, il faut qu’il soit bon… Très bon… Et maintenant, prends ce dossier, s’il te plaît…

David hésita, puis s’empara du paquet de feuilles.

— Ce trésor de renseignements est pour toi. Imprègne-toi de chaque nuance, de la moindre subtilité.

Le jeune homme se pencha en avant. L’ombre du crâne qui s’étire sous l’ampoule. Des lèvres qui s’écartent, des horreurs qui claquent au visage, dès les premières pages.

Dans le dossier, les massacres, photographiés. Gros plans des plaies, des incisions. Du sang, à outrance. David perdit ses moyens.

— Le… Mais… On dirait… les photos authentiques des scènes de crime ! Les… Les rapports d’expertise, d’autopsie ! Même celui du Bourreau, de Tony Bourne !

Il releva la tête, la baissa à nouveau, feuilleta… une multitude de documents d’époque.

— Des… Oui, ce sont bien des séances de psychanalyse ! Celles… Celles du Bourreau, couchées sur papier ! Et… Mais comment…

La soudaine mollesse de ses jambes le força à s’asseoir.

— Votre signature ! Vous, Arthur Doffre ! Vous étiez… psychologue ! Son psy ! C’est pour ça que vous connaissez à ce point son histoire ! Tous ces détails ! Tony Bourne avait consulté chez vous avant de commettre ses crimes !

— Non, pas avant… Pendant… souffla Doffre. Pendant qu’il était en activité…

— Quoi ? Pendant ?

— Jusqu’à mon accident, où ma vie s’est arrêtée. Je ne possède plus les enregistrements audio, conservés par la police. Les flics m’ont tout pris. Ne restent que ces fiches, que j’ai réussi à arracher de leurs griffes, ainsi que ces… différents éléments, négociés très chers. Tu as entre les mains l’un des dossiers les plus confidentiels et les plus brûlants de ces trente dernières années…

David palpait sa cicatrice, le minuscule boomerang.

— Son psychologue, répéta-t-il. Son psychologue… Mais…

Sa pensée ne se fixa qu’après dix bonnes secondes.

— On n’y a jamais fait allusion ! Les médias, la justice. Tous ces bouquins. Nulle part, absolument nulle part, on ne trouve votre nom ! Ce n’est pas possible.

— Si, c’est possible, et j’en suis la preuve vivante.

David entendit grincer ses dents. Quel fantôme se dressait face à lui ?

— Cela te paraît inconcevable, n’est-ce pas ? Mais il faut resituer les éléments dans le climat social et politique de l’époque, expliqua Doffre d’un ton à nouveau posé. Fin des années soixante-dix. La peine de mort, au cœur des débats. Des conférences se multiplient en Europe, sous l’égide d’Amnesty International. Valéry Giscard d’Estaing exprime sa profonde aversion pour la sanction capitale, mais, d’un autre côté, le peuple gronde, réclame justice contre les assassins. Buffet et Bontems qui égorgent des otages en 71 et Ranucci qui assassine une fillette en 74 font pencher très largement la balance vers le pour. La condamnation à perpétuité, en 77, de Patrick Henri, meurtrier d’un enfant, fait s’envoler l’indignation. Des groupes de pression se créent, dans lesquels on retrouve des membres des plus hautes instances de la sphère politique. Procureurs, ministres, et même le garde des Sceaux. Giscard est partagé entre sa ligne politique et ces influences qui lui ordonnent de suivre l’opinion publique…

Doffre se tamponna le crâne avec un mouchoir.

— Le Bourreau ne va pas arranger les affaires de l’État. Début 79. Sept doubles-meurtres en moins de deux ans, et il court toujours. La police est huée, méprisée, les politiciens s’affolent. « Que ces incapables l’attrapent ! Qu’ils nous apportent sa dépouille ! » Voilà les slogans que l’on entend dans les rues des grandes villes de France. « À mort ! À mort ! » Le trois juillet, Tony Bourne est retrouvé pendu à son domicile. L’autopsie confirmera le suicide. Avec ce qu’ils découvrent chez lui, à la vue de ses doigts rabotés, et après comparaison des traces de pas et des cheveux retrouvés chez les victimes, les policiers comprennent rapidement qu’il s’agit du Bourreau. Ils consultent son compte en banque, découvrent des chèques à l’ordre de mon cabinet, et je les vois débarquer, peu après, alors que je n’exerce plus depuis quatre mois, à cause de mon accident. Ils m’emmènent dans la plus grande discrétion, m’interrogent, font disparaître tout ce qui concernait l’assassin. Dossier, enregistrements. Le Bourreau n’a jamais consulté de psychologue. On me conseille de déménager, « pour ma sécurité », et on me verse chaque mois une somme misérable, censée assurer ma tranquillité jusqu’à la fin de mes jours… Tu parles ! J’ai dû payer trois fois plus en droits de succession, à la mort de mes parents, et je donne chaque année à l’État plus que tu ne pourrais l’imaginer ! Hériter, ça coûte très cher…

— Mais… Mais pourquoi ?

Son interlocuteur rabattit sa main sur ses genoux, d’un mouvement las.

— Tu ne comprends donc pas ? Le Bourreau devait rester, aux yeux des Français, le monstre qu’il avait toujours été ! Quand les flics l’ont retrouvé pendu, le sentiment d’injustice était plus fort encore. Jamais les sondages n’avaient tant prôné la peine de mort ! Le peuple voulait le voir mourir devant ses yeux, mais il était déjà mort ! Il était inimaginable, pour le gouvernement en place, et à l’approche des présidentielles, de présenter le Bourreau comme un malade qui cherchait à se soigner. Car aller à l’encontre du peuple, c’était perdre les élections ! C’est aussi simple que cela !

David se leva brusquement, une main plaquée sur le tas de feuilles.

— C’est une histoire de dingues ! Plus de vingt-sept années de mensonges, de tromperies… Vous n’aviez donc pas de conscience ?

— Si j’en avais eu une, je ne serais plus ici pour t’en parler. La DST m’aurait descendu, ou le peuple lui-même. Les pressions étaient énormes, les enjeux gigantesques. Ils m’ont surveillé David, de longues années… Et n’oublie pas que tout le temps de ces séances, j’ignorais que Tony Bourne et le Bourreau ne faisaient qu’un. Comment aurais-je pu le savoir ? Il s’est amusé avec moi, et je n’ai rien soupçonné. Les gens n’auraient pas pu comprendre… Ils m’auraient lynché…

David s effondra sur sa chaise.

— Et vous m’avouez ça, à moi… Vous vous rendez compte de ce que vous me racontez ?

— J’y ai longuement réfléchi, crois-moi. Mais je ne pouvais concevoir que tu écrives sur le Bourreau sans palper la mœlle de son âme. Il doit pénétrer en toi autant qu’il a été, et qu’il est encore, en moi. Sinon ton roman deviendra un ramassis de suppositions et de mensonges, comme tout ce qui existe aujourd’hui…

Il pointa l’index.

— Tout cela restera, bien entendu, entre toi et moi… Tu t’es suffisamment renseigné, si j’en crois ton précédent roman, pour savoir qu’« Ils » détestent qu’on remue les affaires classées…

— Vous… Vous m’avez piégé… Vous cherchez à libérer votre conscience, par tous les moyens… Avec ce programme scientifique… Avec le livre, que vous me demandez… Vous le traquez encore, parce que vous n’avez pu le confondre à l’époque…

David laissa tomber son regard sur la photographie de Bourne, pendu au bout de sa corde neuf millimètres.

— Saisis cette chance que je te donne, enchaîna Doffre. Partager un secret d’État, comprendre la façon dont notre cher pays trompe l’opinion pour de simples enjeux politiques. À partir de maintenant, tu vas pénétrer dans le cerveau d’un tueur en série. N’est-ce pas ce que tu recherches, au fond de toi ? Ce moyen d’approcher au plus près les frontières interdites ? La mort ? Le mal ? Quelque chose t’habite, David. Quelque chose dont tu ignores la force. C’est pour cette raison que tu es ici, avec moi.

Le Bourreau, Doffre, la personnalité de l’un venue habiter l’autre, par le biais de séances de psychanalyse. Un transfert de consciences… L’homme au costume immaculé actionna le moteur de son fauteuil roulant, direction la sortie, puis s’arrêta brusquement.

— Ah ! J’oubliais.

Il fouilla dans la poche intérieure de sa veste et en sortit une enveloppe qu’il jeta sur le bureau.

— Des photos de moi, plus jeune, ainsi qu’un premier bon au porteur. As-tu réfléchi à mon personnage ?

Pas de réponse. David se tenait le front dans les mains.

— David ?

— Un personnage ? Euh… Oui… Il faudrait que… je regarde vos photos, mais vous serez le flic que vous avez… commandé. Un… Un commissaire assoiffé de traque, hors norme, hors-la- loi, incisif… Tout ce que vous voulez… Vous…

Doffre l’interrompit d’un rire franc.

— David, David, David, décidément ! Ai-je fait le bon choix en t’embauchant ?

— Je… Je ne comprends pas bien…

— Ce n’est certainement pas dans la peau d’un flic que je veux me retrouver ! Les flics sont si décevants.

Sel amer sur la langue. David bégaya :

— Le Bourreau… Vous voul… voulez être le Bourreau 125.

Doffre ferma les yeux et pencha la tête vers l’arrière, dans une lente expiration.

— Pouvait-il en être autrement ? C’est le seul moyen pour que son fantôme sorte enfin de moi. Car ce fantôme existe, David. Crois-moi, il existe vraiment… Et tu dois l’exorciser…

Après un court silence, le maître des lieux ajouta :

— Au fait, j’ai constaté à quel point ta fille et Grin’ch avaient… comment dire… sympathisé, tout à l’heure. Mais, comme je l’ai déjà dit, tu veilleras à ce qu’elle ne s’attache pas trop à ce cochon. Personne ne va venir le récupérer, mais… nous devrons le pendre, dehors, avec les autres… Exigence des entomologistes… Et c’est toi qui t’en chargeras.

Et la porte claqua, enfermant David au cœur de la nécropole de mouches.

II.

Cathy émergeait avec mollesse de la brume des songes. Un premier réflexe avait failli la précipiter vers la fenêtre, à l’affût du facteur et des lettres de Miss Hyde… Mais elle s’était rendormie, profondément. Lorsqu’elle ouvrit de nouveau les paupières, tout lui revint en mémoire. L’isolement, la nécropole suspendue. Ces dépouilles offertes à l’appétit du temps et aux hordes ailées. Mais, curieusement, elle se sentait bien et n’éprouvait plus aucune tension, ni dans les muscles, ni dans la tête. Elle traîna au creux de la couette jusqu’à neuf heures, à caresser la joue de sa fille endormie. Une belle petite blonde aux yeux noirs. Le plus parfait des mélanges, arrivé par la magie de la médecine moderne.

La lumière du jour, qui filtrait à travers un drap blanc que Cathy avait transformé en rideau, flattait les poutres et les lambris d’un jaune chaleureux. Ce matin-là, loin du monde des pots d’échappement, des factures et des tourterelles ensanglantées, le chalet respirait presque la joie de vivre.

Vacances… Un mot qu’elle n’imaginait même plus dans le dictionnaire.

La jeune femme se glissa hors du lit, enfila un épais peignoir de coton et chaussa ses mules fourrées. Clara manqua de se réveiller, avant de se recroqueviller contre sa peluche Nemo. Quant à David, vu l’heure, il devait déjà être rasé, habillé, et imbibé de caféine.

Elle jeta un œil dans le couloir puis revint promener ses doigts sur le dessus de l’armoire, à la recherche de la boîte de comprimés blancs. Elle saisit l’emballage d’Exacyl, plaqué contre le mur, puis avala un cachet, l’oreille attentive aux moindres grincements du plancher.

Elle se dirigea vers la cuisine. Ce qu’elle se sentait légère, à présent ! Elle ne parvenait pas à savoir si elle devait ce bien- être au miracle de l’avortement, ou à ce sommeil réparateur qui l’avait emportée avec la violence d’une marée d’équinoxe. Oui, en définitive, ce serait génial, ici. Rien à prouver, rien à justifier. Plus de lettres, plus d’emails de la folle…

D’agréables odeurs de croissants chauds, de chocolat fondu et de beurre tiède planaient dans la cuisine ouverte, séparée du séjour par un mur à mi-hauteur où étaient disposés des brocs en faïence. Dans la cheminée, les flammes grimpaient haut et fort, libérant une chaleur bienveillante.

Adeline était déjà apprêtée, maquillée, le chignon impeccable.

— David m’a dit que vous étiez plutôt lait et cacao.

— Toute ma famille était orientée café. Mais moi, la sportive, je n’y avais pas droit. Alors, en grandissant, mes habitudes sont restées. Je n’ai jamais bu de café de ma vie… Et puis, ce ne serait pas bon. J’évite les excitants, vu ma nervosité naturelle.

— J’avais remarqué ! Et quel sport pratiquiez-vous ? Avec un physique comme le vôtre, je vous verrais bien joueuse de tennis.

Cathy s’approcha de la table, les mains enfoncées dans les poches.

— C’est un compliment ?

— Plutôt, oui.

Sourire timide.

— Vous êtes loin du compte. J’étais boxeuse. Boxe française, poids léger, les 56-60 kilos. J’ai tout arrêté avant de ressembler à un champ labouré.

Adeline siffla.

— Comme quoi, il ne faut jamais se fier aux apparences.

Elle laissa flotter un silence qui mit Cathy mal à l’aise.

— Bref ! Pour les viennoiseries, c’est du congelé ! reprit-elle. À moins que vous n’ayez une boulangerie sympa à me suggérer ?

— Au Croissant paumé, improvisa Cathy sans cacher sa bonne humeur. Huit avenue du Trou perdu !

Adeline lui répondit par un sourire, puis versa le lait chaud dans un grand bol, avant d’y ajouter du chocolat fondu.

— Merci bien, répondit Cathy. Désolée mais… je ne me suis pas habillée, la petite dort encore et je ne voulais pas la réveiller.

— Pas de soucis. Après tout, vous êtes en vacances.

— Vous avez vu David ?

— À peine. Il a juste mis le nez hors du labo pour venir chercher un bol de café, il y a une demi-heure. Il n’est pas allé se coucher ?

— Si ! Bien sûr que si ! Enfin… Je suppose ! J’ai dormi d’une traite. Assez surprenant, d’ailleurs, moi qui suis une lève-tôt.

— La magie de l’endroit, probablement. Coupés du monde, loin du fracas des moteurs…

Cathy fut distraite par un craquement de bois, dans la cheminée.

— Désolée, au fait, pour les bûches. J’aurais aimé vous aider.

Adeline haussa les épaules, apportant une pleine corbeille de viennoiseries encore chaudes.

— Ne vous inquiétez pas, vous aurez l’occasion de vous rattraper. Le bois, ce n’est pas ce qui manque ici.

Elle s’installa à table, le dos bien droit, sa tasse aux lèvres.

— Je n’ai pas vu de traces de lynx, dans la neige. C’est rassurant, on pourra peut-être se promener dans le coin ? Arthur m’a dit qu’il y avait un torrent, vers le sud, du côté des montagnes, et que les tourbières au nord sont très impressionnantes.

Cathy acquiesça.

— Avant la naissance de Clara, je marchais énormément avec David. Question endurance, je m’en sors pas mal. Mais moi et le sens de l’orientation, ça fait deux. Il m’est déjà arrivé de me perdre dans les jardins de Versailles !

Adeline lui adressa un sourire amical.

— Pas bien grave, j’ai appris à me débrouiller. Nous nous compléterons, car l’endurance, pour moi… Si ça vous intéresse, je compte me rendre au village le plus proche, à une heure de voiture, que vous avez dû traverser à l’aller. Enfin, quand le sol sera moins verglacé. Parce que je ne sais pas pour vous, mais ici, impossible de téléphoner !

— Idem pour nous. J’avais dit que j’appellerais ma mère à notre arrivée. Elle risque de s’inquiéter. Et… Christian, le chauffeur, il a quand même repris la route, malgré le verglas ?

— On dirait. Il n’y a plus qu’un seul 4x4 devant…

— Et si on va au village, Arthur vous laissera partir ? Je veux dire, vu qu’il est handicapé, il doit avoir…

— Besoin d’une assistance permanente ? Au contraire. Il tient à rester le plus indépendant possible. Il ne supporte pas que je touche à son fauteuil roulant, par exemple. Il ne m’appelle que… pour les choses délicates. Il a l’air un peu froid, comme ça, mais en fait c’est quelqu’un de charmant.

Une clochette tinta au fond du couloir. Adeline défit son chignon et ébouriffa ses cheveux.

— Arthur déteste les coiffures trop ordonnées, confia-t-elle en se levant. C’est son côté maniaque… Au fait, j’ai ensaché les restes d’hier, à côté de la poubelle… Pour le porcelet, le petit grincheux… Arthur m’a laissé comprendre que vous vous en occuperiez… Parce que moi, les cochons, c’est pas trop mon truc…

— Pas de problème ! Je me charge de Grinch. Clara l’adore déjà ! Elle n’a pas arrêté d’en parler, quand je l’ai couchée, hier soir. Ils ont un coquard au même œil, j’ai trouvé cette coïncidence assez extraordinaire…

Cathy prit un croissant dans la corbeille.

— Adeline !

— Oui ?

— Excusez-moi pour hier. Je n’étais pas vraiment au meilleur de ma forme. Et cette histoire de nécropole suspendue m’a un peu retournée…

— Nous étions tous déstabilisés… En tout cas, je suis ravie que nous puissions enfin discuter en adultes…

Elle s’éloigna. Cathy avala son croissant, puis un deuxième dans la foulée. Drôlement bon, le chocolat à l’ancienne ! Elle plongea son doigt au fond de la casserole presque vide. Puis, le bol à la main, elle se rendit dans l’arrière-cuisine. Deux réfrigérateurs, deux congélateurs, des conserves, de l’alcool, des packs de lait, des biscuits, des sucreries. De quoi soutenir un siège ! Ça n’allait pas arranger le régime qu’elle avait décidé de commencer…

Après avoir fait un rapide détour par l’enclos pour donner les déchets à Grin’ch, elle se faufila dans le laboratoire. Les vapeurs d’antiseptiques étaient moins fortes que la veille. David se tenait avachi face à la machine à écrire, la tête entre les mains. À ses côtés, des boules de papier chiffonné, une plaque de chocolat entamée et un bol vide. En fait, une vraie caricature de lui-même. Café, chocolat, écriture…

— Oh la sale tête ! s’écria-t-elle en l’enlaçant tendrement. Mauvaise nuit ? Encore les mêmes cauchemars ?

David referma rapidement le dossier Bourreau et embrassa son épouse dans le cou.

— Je n’y arriverai jamais… C’est impossible.

Cathy s’installa sur ses genoux et lui pinça le menton.

— Toi, tu es en gros manque de mamours… Allez, raconte !

— Je ne sais pas trop… Cette putain de machine, pour commencer. Regarde cette épave ! Je suis obligé de taper un doigt à la fois !

Cathy rajusta ses lunettes, repoussa le chariot, introduisit une feuille vierge et commenta :

Marque allemande, rien de plus robuste. Tu sais, au lycée on n’apprenait pas sur des Rheinmetall, mais sur des Remington dans un état encore pire ! À l’époque, je croyais que notre prof était un vieux sadique. Il s’appelait Eckmeyer, je m’en souviens encore. Il refusait catégoriquement qu’on utilise les ordinateurs. Mais, avec le recul, j’ai compris qu’il nous avait rendu un service énorme. Qui peut le plus, peut le moins…

Elle se mit à taper à un rythme soutenu : « Portez ce vieux whisky au juge blond qui fume. »

— Toutes les lettres de l’alphabet en un alexandrin. Un très bon test pour voir ce que vaut une machine. Celle-là a un excellent caractère, les tiges mordent parfaitement le papier, le son est chantant. Une pure merveille. Où est le problème ?

— Vas-y, moque-toi de moi, Money Penny ! grogna David en lui volant ses lunettes.

— Alors ?

— C’est Doffre…

— Ce vieux rabougri ?

— II… Comment dire ? Il m’a mis une pression, tu peux pas imaginer. Résultat, je suis stressé, tout se bouscule dans ma tête et je n’arrive pas à démarrer.

Cathy caressa sa cicatrice en boomerang.

— Quoi ? Tu plaisantes ? Tu me l’as raconté dans la voiture, ton début. Une famille, dans un chalet, aux prises avec le Bourreau. Il dégomme tout le monde sauf une femme qui réussit à s’échapper et à se réfugier dans une auberge. Et là, course poursuite dans la Forêt-Noire. J’ai pas vraiment relevé, parce que j’étais malade, mais je trouve l’idée pas mal.

— Pas mal, mais un peu légère.

— Je trouve pas. Imagine la victime qui s’enfuit dans l’inconnu, complètement paumée, affolée, en sang. Au bout d’un moment tu la fais tomber sur un autre chalet, au milieu de nulle part ! Elle pénètre à l’intérieur et là, elle se rend compte qu’il s’agit de l’antre du Bourreau ! Photos de cadavres, mèches de cheveux… Trop tard pour fuir, le monstre revient déjà ! Alors… Elle se cache sous le lit, un placard, ou un truc dans le genre… Tu pourrais même introduire quelques lynx, ou pourquoi pas des carcasses de porcs, pour corser l’intrigue ! Et puis l’hiver, le froid… Sympa comme idée, non ?

— Yes ! C’est ce que je vais faire ! Je vais m’inspirer de ce qui nous entoure pour bâtir la tanière du Bourreau ! L’arbre qui transperce le salon, les porcs, à l’extérieur, que je remplace par ses trophées de chasse… Puis elle, qui croit être sauvée, et qui tombe dans son repaire ! En plus, Doffre sera content. Il veut être le héros du bouquin ? Ainsi soit-il. Je vais lui servir chaque matin des descriptions ignobles de la baraque où on passe nos journées. Il va pas être déçu !

Il leva le regard au plafond, l’air songeur.

— De toute façon, j’ai pas le temps de faire un plan détaillé. Je vais écrire au feeling, j’espère que ça va marcher.

— Mais bien sûr que ça va marcher ! En tout cas, si tu es à la bourre ou si tu as besoin de quatre mains, je peux t’aider pour taper.

— Tu veux me piquer la vedette ?

Il lui mordilla l’oreille.

— Arrête ! Pas ici ! Tu sais, il va encore falloir attendre. J’ai mes règles…

David grimaça.

— C’est pas vrai !

— Tu seras bien capable de résister une semaine de plus, non ?

— Il faudra bien… En tout cas, ça me fait du bien de te savoir à mes côtés.

— Moi aussi, j’ai besoin de toi. Et plus que tu ne le crois… Je t’aime. Passé, présent, futur…

— Par-dessus et par-dessous… Ma chérie… Une idée qui m’a traversé l’esprit, pour le roman… Tu sais, pour l’aspect psychologique de mes personnages…

— Décidément… il n’y a vraiment que ton livre qui compte.

— … Suppose que le policier qui est sur les traces du Bourreau déterre un secret vieux d’il y a, disons, vingt-cinq ans. Une révélation qui, à l’époque, aurait pu tout bouleverser mais qui, aujourd’hui, n’a plus la moindre espèce d’importance… Ce secret, on lui conseille de le garder pour lui, afin de protéger ses proches. Mais lui, il a besoin d’en parler, ça lui pèse sur le cœur… Comment doit-il réagir, à ton avis ?

— Il doit avant tout penser à ses proches, les préserver, coûte que coûte. Moi, à sa place, je le garderais. Et je vivrais avec.

— Tu le garderais ?

— Oui, c’est certain.

Une larme fleurit sous sa paupière. David la cueillit du bout de l’ongle.

— Je t’aime, ma puce. La sensible qui se cache derrière la guerrière… Tu sais, moi aussi c’est ce que je ferais dans une situation pareille. Le mutisme, pour vous protéger.

Cathy desserra légèrement les lèvres.

— II… Il faut encore que je te demande quelque chose… balbutia David. C’est… C’est à propos de Grin’ch… Il ne faut plus trop t’en occuper… Les entomo…

Les cris de Clara, dans leur chambre, brisèrent leurs confidences.

— Ah ! s’exclama Cathy en se frottant les yeux. Miss Clara au rapport ! Tu y vas ? Je vais préparer le biberon, OK ?

— Je… OK.

Avant de partir, Cathy désigna des clichés en noir et blanc.

— Doffre était bel homme… De loin, on pourrait presque vous trouver une certaine ressemblance, à tous les deux. Le regard, peut-être. Oui… Vous avez quelque chose en commun dans le regard…

Elle lui souffla un baiser.

— Je t’aime, mon chéri.

Elle disparut. Un courant glacial la mordit quand elle pénétra dans le salon. Ses traits se raidirent. Elle tourna la tête. La porte d’entrée, grande ouverte. Elle s’y précipita, les deux mains protégeant sa gorge nue.

— Adeline ? appela-t-elle, sur le pas-de-porte.

Pas de réponse. Dehors, branches squelettiques, poudreuse éclatante, profondeurs obscures des bois. Sur l’un des piquets à extrémité rouge, un oiseau noir. Il la fixait avec insistance, ouvrant puis fermant le bec sans émettre un son. Cathy frissonna. Elle pensa aux Oiseaux d’Hitchcock. Au moment de refermer, elle aperçut des petites flaques sur le sol. Des traces de pas.

Elle songea immédiatement à Christian, le vieux chauffeur. Impossible. Dehors, un seul 4x4, celui d’Adeline et Arthur.

Un inconnu venait d’entrer.

— II… Il y a quelqu’un ?

Froissements de plastique. Raclements de métal. Claquements de pas. Dans l’arrière-cuisine.

— Répondez !

Les bruits cessèrent. Cathy recula, sur ses gardes, en appui sur ses jambes.

— David ! David ! hurla-t-elle.

Brusquement, une masse noire se précipita dans sa direction.

Des bols éclatèrent sur le sol.

Une face barbue, transpercée de deux améthystes, vira sur la droite et disparut dans la neige.

David accourut, suivi par Adeline et Doffre.

— Qui a déverrouillé cette porte ? cria le vieil homme, rouge de colère.

— C’est moi, quand je suis allée chercher du bois, répondit Adeline, sur la défensive. J’ai fait quelque chose de mal ?

— II… Il y avait un type ! grogna Cathy. Un homme deux fois comme moi, qui fouillait dans l’arrière-cuisine ! II… Il était coiffé d’une peau de castor !

Doffre roula jusqu’à la porte, la claqua et en tourna les trois verrous.

— Je crains que vous n’ayez plus effrayé Franz qu’il ne vous a effrayée. Il a une fâcheuse tendance à pénétrer ici, à la première occasion venue.

Les trois autres se regardèrent sans comprendre.

— Franz ?

Arthur continua :

— C’est un pauvre type qui vit depuis une vingtaine d’années dans une cabane, à un kilomètre environ, derrière l’abri à bûches. Il n’est pas méchant. Il passe son temps à couper du bois et il apporte même parfois le fruit de sa chasse. Attendons-nous donc à récolter un ou deux présents devant notre porte, qu’il vaudra mieux accepter afin de ne pas le froisser.

— Ça vous aurait étranglé de nous prévenir ? s’emporta Cathy, encore sous le coup de son émotion.

Arthur, surpris de sa réaction, s’approcha d’elle et lui prit la main.

— Je comptais le faire, bien évidemment ! Je n’ai simplement pas eu le temps. Je suis profondément désolé de ce petit incident.

Elle retira ses doigts d’un mouvement sec.

— Décidément, vous êtes désolé de beaucoup de choses !

La jeune femme, en rage, fonça vers la salle de bains.

— Une vraie furie, ton épouse ! constata finalement Arthur.

— Ne vous inquiétez pas, c’est juste qu’elle a eu peur.

— Évidemment, je me mets à sa place… Une forêt où il est censé n’y avoir personne… Franz est l’un de ses… habitants de l’ombre…

— Pourquoi, il y en a d’autres ?

Doffre tira du bout des doigts sur un pli de son pantalon, éludant la question.

— Notre Bourreau adorait les femmes de caractère, sportives de préférence. Tu en connais, bien évidemment, la raison ?

— Parce qu’elles étaient plus combatives. Ce qui ne faisait que prolonger leur calvaire… Il faut d’ailleurs que j’en tienne compte dans le roman.

— Je l’espère bien.

Fermant à moitié les yeux, Doffre caressa la jambe d’Adeline, debout à ses côtés. Puis il tourna son regard vers la fenêtre.

— Ramène-moi le Bourreau, David… Ramène-le-moi, le plus vite possible…

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