38.

L’œil collé sur le trou de la serrure, Emma ordonna à David de se plaquer contre la fenêtre du fond, les mains bien en évidence au-dessus de la tête.

Troisième apparition de la journée. La première fois, elle lui avait déposé un verre d’eau et une assiette de pommes de terre et de saucisses, avant de disparaître aussitôt, refermant la porte à double tour. La deuxième, un seau et du papier toilette. Elle avait procédé de la même façon avec Cathy, qui s’était jetée à ses pieds, la suppliant de lui rendre Clara. À ce moment-là, David avait eu peine à contenir sa rage. Viendrait bien un moment où la cinglée commettrait une erreur. Alors, il lui sauterait à la gorge, et il serrerait…

Pour l’heure, il obtempéra. Bras en l’air, direction la fenêtre. Emma entra, le Weatherby épaulé. Elle poussa doucement du pied un plateau sur lequel étaient posés le dossier Bourreau, deux tasses de café, du pain grillé tartiné de confiture de myrtilles et une seringue, pleine d’un liquide transparent qui tétanisa David.

À l’extérieur, il faisait déjà nuit.

— Je les ai grillées comme vous les aimez, dit Emma en croquant dans une tranche de pain. Et j’ai ajouté une mince pellicule de beurre sous la confiture. C’est bien comme ça que vous les préférez ? Allez-y ! Faites comme moi ! Mangez ! Je sais que vous en mourez d’envie !

David avait plutôt envie de vomir. Elle le répugnait.

— J’avalerais n’importe quoi, reprit-elle en se léchant les doigts avant d’engloutir son café. Je ne sais pas comment je réussis à tenir sans cigarettes. Pour compenser, je n’arrête pas de boire du café, jour et nuit. Une vraie cafetière… Pareil que vous ! Du coup, je me sens nerveuse en permanence. Limite agressive. Mais il faut me comprendre, je fume depuis l’âge de seize ans.

Devant l’absence de réaction de David, elle désigna le dossier Bourreau. Parler seule lui convenait, pour peu qu’on l’écoutât.

— Arthur insiste pour que vous le lisiez en totalité, parce qu’il paraît que vous avez raté l’essentiel. Je sais pas de quoi ça parle, mais j’ai vu qu’il y avait des photos immondes à l’intérieur. Si je ne vous connaissais pas, Arthur et vous, je vous aurais pris pour de sacrés sadiques !

Elle sourit. De toute évidence, elle avait oublié que la manière dont elle avait mutilé Grin’ch l’élevait au rang de sadique en chef.

— C’est d’ailleurs ce que j’ai pensé de vous, quand Arthur m’a offert De la part des morts. Je vous imaginais complètement différent ! Barbu, la cinquantaine, un peu torturé sur les bords… À la Jack Frost, quoi !

Elle avait incliné le regard, soudain toute timide.

— Alors, je me suis dit qu’il fallait que je connaisse l’homme, découvrir le monstre qui pouvait écrire des horreurs pareilles… J’ai su que vous seriez au salon Pol’art Noir, et…

Elle se mit à rougir.

— … j’y suis allée. Je sais, j’aurais dû venir vous parler, mais… mais je n’ai pas osé…

David la fixait sans desserrer les lèvres.

— Je me suis contentée de vous observer, longuement… Le samedi et le dimanche. Je vous ai même photographié, sans que vous vous en rendiez compte… J’avais vraiment honte… Et puis j’étais en colère… En colère de ne pas avoir franchi le pas…

Après un silence, elle ajouta :

— Ça aurait peut-être tout changé…

David s’en voulait de ne pas avoir repéré plus tôt à quel point elle était cinglée.

— Qu’est-ce que vous voulez, Emma ? demanda-t-il froidement. Où est Adeline ? Pourquoi nous retenir prisonniers ? Notre fille ! Rendez-nous notre enfant !

Emma posa le plateau sur le lit, sans lâcher le fusil.

La seringue roula légèrement.

David songea à sauter sur Emma. Juste le matelas à franchir. Elle n’aurait pas le temps de réagir. Il bloqua sa respiration, fléchit imperceptiblement les jambes. Deux mètres. Seulement deux mètres.

Il allait le faire.

— Clara joue avec Arthur… dit Emma. Il est très tendre avec les enfants.

Il s’arrêta net dans son élan.

— D’ailleurs si vous vous comportez correctement, elle retrouvera sa mère très bientôt. Mais si vous essayez de… de me jouer un mauvais tour ou de me… Enfin, vous voyez…

Elle parut gênée.

— … Arthur pourrait lui faire du mal… J’ai juste à… à crier un coup. …Il a une sacrée force dans les doigts, Arthur. Quand j’étais petite, il nous amenait des noix, et il les brisait comme ça, rien qu’en fermant le poing !

Elle mima le geste de la main gauche, la mâchoire serrée.

— Qu’attendez-vous de moi ? fit David.

— Juste… discuter un peu. Est-ce déjà trop vous demander ?

Un craquement, dans le couloir. Elle se retourna brusquement, jeta un œil vers la porte et s’y précipita, l’ouvrant au maximum, puis la refermant, dans un geste qu’elle répéta dix fois. Même mouvement millimétré, même série de petits pas, même temporisation. « Trouble obsessionnel compulsif », songea David. La scène dura une bonne minute.

— Je ne supporte pas de me trouver trop longtemps dans une pièce où la porte est fermée, avoua-t-elle d’une voix craintive. Vous… Vous devez me prendre pour une cinglée…

Elle s’était mise à trembler. David se sentait incapable d’agir.

— Non, Emma. Je ne vous prends pas pour une folle.

— Arthur m’a expliqué que c’est à cause de mon enfance. Des choses qui se seraient passées… Moi, la psychologie, ça m’échappe, tout ce que je sais, c’est que je déteste les portes et les volets. J’aurais trop peur d’être enfermée…

— Et moi, Emma ? Qu’est-ce que vous croyez que je ressens ? Je suis enfermé !

Elle baissa les yeux.

— Je sais David, j’en suis désolée. Mais vous ne m’avez pas laissé le choix… Vous me rendiez malheureuse. Et vous vouliez partir… Me quitter, si lâchement !

David s’approcha d’elle. Elle se cabra.

— N’essayez pas ! ordonna-t-elle en réarmant sa visée.

II agita ses mains devant lui, pour essayer, de la calmer.

— Emma… Vous n’avez pas le droit de me retenir ici contre mon gré. Ce n’est pas comme ça que je vais vous aimer…

Elle haussa les épaules.

— Je sais que vous adorez Clara, que vous ne voulez pas la blesser en quittant votre femme. Mais moi aussi, je l’adore ! Et elle m’aime bien ! Si vous aviez vu comme on s’est amusées tout à l’heure ! Elle oubliera très vite votre… sa mère !

— Mais enfin, Emma…

— Je comprends aussi que vous n’osiez pas tout me dire, l’interrompit-elle, que c’est difficile… Mais… J’ai vu comment vous m’avez regardée, quand je suis arrivée dans le chalet. Ce mélange de surprise et de fascination. Puis votre incursion nocturne dans ma chambre, alors que tout était fermé…

— Mais… C’est vous qui aviez laissé la porte ouverte ! Vous venez de dire que vous ne supportiez pas l’enfermement !

La remarque ne sembla pas la perturber outre mesure.

— Oui, oui… Vous vous êtes glissé près de moi… Votre chaleur, votre tendresse… Puis, vous m’avez embrassée… Ça, vous savez vous y prendre.

— Je ne vous ai jamais embrassée, Emma !

— Ça m’a fait tout drôle, vous savez ? J’attendais ce moment depuis si longtemps… David Miller, rien que pour moi… Pour moi… celui qui m’écrivait ces messages magnifiques. Ces mots, je les connais par cœur…

David eut un regard de dégoût, qu’elle ne remarqua pas.

— Puis c’est moi que vous avez voulu choisir, pour aller chez Franz, avant que… cette sale rouquine prenne ma place…

Vous voyez, je n’oublie pas ! Je me souviens aussi de cette terrible journée où vous êtes parti à la recherche de ma voiture. Je crois que je ne vous ai jamais tant aimé qu’au moment où je vous ai vu revenir, couvert de neige. Votre regard, je me rappelle encore votre regard…

Elle retint son souffle.

— Vous pouvez bien me le dire, maintenant…

Il secoua la tête, incapable de retenir plus longtemps les paroles qui lui brûlaient les lèvres.

— Mais vous êtes complètement folle. Folle et obsédée !

Il comprit trop tard qu’il n’aurait jamais dû prononcer ces mots. Quand il aperçut le sourire qui se forma sur ses lèvres, il sut qu’elle était parfaitement capable de le torturer. Ou même de le tuer. Le tuer pour qu’il l’aime enfin.

— Les cigarettes me manquent, vous n’imaginez pas à quel point ! Arthur devait m’en rapporter dans sa malle, mais il a oublié. Lui qui n’oublie jamais. On dirait… je sais pas… qu’il l’a fait exprès…

Elle se tripota le bout des lèvres, très rapidement.

— Je vous ai pourtant prévenu que ça me rendait nerveuse ! Et vous, vous m’insultez !

Le volcan entrait en éruption.

— Arthur m’avait dit que vous tenteriez de me blesser… Que… la coquille était solide… Mais je m’y suis préparée, David… Je commence à m’habituer à votre ton méprisant… Et je tiendrai le coup, le temps qu’il faudra…

Elle ouvrit la bouche et fit « Haaaa ! » très doucement. Puis elle recommença, à peine plus fort. « Haaaaaaaa ! »

— Emma, arrêtez ! Je vous en prie !

— Vous savez ce qui se passera, si je crie vraiment ?

Elle posa calmement le fusil devant David, croisa les bras, puis se tourna et aboya en direction de la chambre de Cathy.

— Vous aussi, vous savez ? Vous savez, n’est-ce pas ? Elle partit d’un rire diabolique.

— C’est si fragile, la nuque d’un enfant… Crac ! Elle hocha la tête, défigurée par la haine.

— Alors, ce fusil, David, vous ne le prenez pas ? Allez-y ! Allez, sale morveux !

David fit deux pas en arrière, lui intimant de se calmer.

— Prenez-le ! Espèce de porc !

Il était incapable de faire un geste.

— On croyait peut-être qu’on allait me baiser si facilement ! Elle finit par désigner la seringue.

— Je suppose que vous savez comment on procède !

— Emma, je vous en prie. Non…

— Attention David… Je vais crier…

David s’empara de la seringue et l’approcha de son bras droit.

— Emma… Je… Je regrette. Je veux discuter avec vous. Je…

— Évidemment… Maintenant que vous m’avez insultée ! Vous auriez pu facilement éviter tout cela. Mais je pense que vous retiendrez la leçon. Vous êtes intelligent, vous apprenez vite.

— Je ne recomm…

— Haaa ! Haaaaaa !

Il planta l’aiguille dans son avant-bras, sans injecter.

— Dites-moi au moins de quoi il s’agit !

De l’autre côté du couloir, Cathy suppliait en hurlant.

S’immoler ou faire exécuter sa fille…

Le liquide disparut dans son organisme.

L’effet fut immédiat. Le brouillard. David voulut s’abandonner à l’appel du sommeil mais la délivrance n’arriva pas. Juste cet ignoble écran grisâtre. Il se sentait mou et vulnérable. Il s’effondra sur le lit, les yeux grands ouverts.

Il resta conscient tout le temps où Emma le caressa. Une haleine infecte lui fouetta les narines. Elle l’embrassait sur les lèvres.

Malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à faire un seul mouvement.

Elle lui chuchotait à l’oreille.

— Je sais que tu m’aimes quand tu me regardes de cette façon… Regarde-moi, regarde-moi encore… Tu vas m’aimer David… Je sais que tu vas m’aimer…

Il lui sembla l’entendre répéter ces mots, cent, mille fois, là, tout près. Il sentit les doigts d’Emma se rétracter sur ses omoplates.

Un muscle chaud pénétra entre ses lèvres écartées et vint s’enrouler autour de sa langue. Il eut l’impression que le baiser répugnant dura des heures.

Puis, quand elle descendit en direction de son pantalon, il bascula la tête et fixa désespérément la porte fermée, de l’autre côté du corridor.

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